En couverture

Séquences à la Berlinale 2022 – Jour 5

15 février 2022

S’il est un (tout petit) avantage à deux années de pandémie, c’est qu’elle a donné lieu à une excellente sélection de films en Compétition. Les autres sections ont eu un lot appréciable de films en français, qui promettent de nombreux régals à venir dans les salles montréalaises.

À propos de Joan de Laurent Larivière

L’un de ces régals dans la section Berlinale Special est À propos de Joan de Laurent Larivière, un beau petit film bien construit, mettant en vedette Isabelle Huppert, actrice-caméléon par excellence, dans le rôle d’une éditrice de renom qui, lors d’un voyage vers la maison familiale dans le sud de la France, refait le chemin de sa tumultueuse jeunesse. Cela pourrait être bête et lourd, c’est au contraire vif et pétillant, riche en émotions et inusité, comme de plonger dans une piscine de mousseux. Isabelle Huppert, récipiendaire cette année d’un Ours d’or en hommage à sa carrière, n’a pu y assister, ayant été déclaré positive à la COVID une journée avant son départ. Souhaitons-lui et souhaitons-nous un prompt rétablissement. Parce que le cinéma français, surtout indépendant, sans Isabelle Huppert, franchement…

Un autre joli film, charmant et léger sans être superficiel, est A E I O U — Alphabet rapide de l’amour, l’un des films allemands en Compétition. On pense rarement au film romantique en pensant au cinéma allemand. C’est pourquoi cette romance entre une actrice sur le déclin et un jeune homme touche et émeut. Anna (Sophies Rois) a soixante ans, elle a eu une grande carrière, mais elle peine à trouver de l’emploi. C’est pourquoi elle accepte un boulot de coach de langage avec Adrian, un jeune homme qui a des problèmes à s’exprimer et qui doit jouer au théâtre pour passer son année scolaire. Mais Anna reconnaît en Adrian le jeune homme qui lui a volé son sac quelques semaines plus tôt dans la rue. L’actrice autrichienne Sophie Rois, bien connue autant pour son travail en télévision et au cinéma, est troublante et délicieuse dans ce rôle qui semble taillé pour elle. Car autant elle nous irrite en semi-diva frustrée d’être laissée pour compte, autant elle illumine l’écran dans sa relation avec Adrian (Milan Herms), un jeune acteur à surveiller, lumineux et intelligent. Le travail de caméra est habile et délicat, surtout dans une scène exquise où Adrian amène à Anna des perruches qu’il laisse s’envoler dans la pièce. On aurait cependant aimé un peu plus de Udo Kier, qui joue le voisin et le confident d’Anna. Parce qu’Udo Kier, de toute façon, on en a jamais assez!

Un été comme ça de Denis Côté

Du charme on passe au trouble avec Un été comme ça de Denis Côté. Durant l’été à la campagne, trois jeunes femmes accros au sexe débarquent dans une superbe résidence au bord d’un lac, pour y effectuer un travail thérapeutique, guidées par des professionnels dont le but avoué n’est pas de les guérir, mais de transformer leurs rapports à elles-mêmes. C’est l’occasion de révélations, de collaborations et de masturbations. Récits orgiaques et bondage sont au rendez-vous. Si le film est parfois décousu et inégal, parfois surréaliste et parfois choquant, reste qu’il est peut-être l’un des films les plus authentiquement féministes des dernières années. Côté dévoile autant la part d’ombre de ses personnages que leur côté lumineux, espérant que « la part de lumière puisse contenir la part d’ombre ». Le féminin n’est ici ni « propre », ni « victime », ni « harpie ». Il est ce qu’il est, complexe et parfois confus. Tout comme ce film.

ANNE-CHRISTINE LORANGER

Séquences à la Berlinale 2022 – Jour 4

14 février 2022

Le soleil commence doucement à chauffer Potsdamer Platz, donnant aux cinéphiles masqués un avant-goût de printemps. Programmation écourtée oblige et les terrasses se réchauffant, déjà on commence à oursiner, c’est-à-dire à décerner les prix. Le couple Vincent Lindon-Juliette Binoche dans Avec amour et acharnement de Claire Denis ne sera pas possible cette année vu qu’on ne donne qu’un prix pour le meilleur jeu d’acteur. Peut-être Meltem Kaptan pour Rabiye vs George W. Bush? Et Claire Denis comme Meilleure réalisation? Comme meilleur film, Return to Dust du Chinois Li Ruijin ou alors Nana, le film indonésien? Peu importe, pourvu qu’on échange, qu’on rit, qu’on se dispute, qu’on pinaille, qu’on vive, quoi! Qu’on vive de, pour et à travers le cinéma.

Les passagers de la nuit de Mikhaël Hers

Parlant de relations et de liens, tout le monde s’accorde pour adorer Les passagers de la nuit de Mikhaël Hers, mettant en vedette Charlotte Gainsbourg et Emmanuelle Béart, à contre-rôle toutes les deux. Alors que Paris hurle sa joie socialiste au soir de l’élection de Mitterrand en 1981, une famille emménage dans un grand appartement situé dans une des nouvelles tours d’habitation du XVIe arrondissement à Paris. Trois ans plus tard, le père a emménagé avec sa maîtresse et Élisabeth (Charlotte Gainsbourg) une mère hyper-sensible et fragile qui n’a jamais travaillé, se retrouve à chercher un travail pour élever ses deux ados, Mathias (Quito Rayon-Richter) et Judith (Ophélia Kolb). Si Judith trouve sa vocation dans l’activisme politique, Mathias, rêveur, aimerait bien écrire. Élisabeth, angoissée, insomniaque, trouve un réconfort dans l’émission de radio Les passagers de la nuit, animé par Wanda (Emmanuelle Béart). Séduite par les témoignages qu’elle y entend, Élisabeth écrit à Wanda et décroche un boulot dans l’émission. C’est là qu’elle rencontre Talulah (Noée Abita), une toute jeune fille de 18 ans qui est venue témoigner de sa vie dans l’émission. Talulah a fui sa famille depuis deux ans et vit dans la rue. Élisabeth offre un refuge à Talulah, dont Mathias tombe amoureux.  

Cette œuvre de Mikhaël Hers en est une de sensibilité et de tendresse, centrée sur la recherche du lien, qu’il soit amoureux ou familial. On ne peut s’empêcher d’être nostalgique à la vue de discussions familiales sans que personne ne pianote furieusement sur son téléphone. Béart et Gainsbourg incarnent des pôles féminins totalement contradictoires, mais complémentaire, la première annonçant les « femmes de tête » des années 90 et la seconde timide, vulnérable, quoique décidée à s’en sortir. La reconstitution des années 80, tant visuelle que sonore, en réjouira beaucoup. Un film qui coule dans les veines comme de l’eau d’érable, aussi vive et délicieuse. 

Le faussaire deMaggie Peren

Une belle découverte que la jeune réalisatrice allemande Maggie Peren qui, avec Der Passfälscher (Le faussaire), entre tout de go sur la grande scène internationale. Cette histoire de guerre originale (car pleine d’ironie et d’humour) est celle, véridique, de Cioma Schönhaus, un jeune Juif allemand qui, profitant de son physique aryen et de son talent graphique, forgera pas moins de 300 fausses pièces d’identité et sauvera la vie des centaines de personnes. Le jeune Louis Hoffman incarne son personnage avec une verve qui défonce l’écran. Le film est animé d’un souffle et d’une vie qui vous reste longtemps après la fin des crédits. Si le montage nerveux opère parfois des bonds un peu audacieux pour suivre le fil, l’histoire reste crédible malgré l’audace du récit. Nous avons vu le film au Friedrichstadt-Palast, l’une des plus grandes salles de Berlin avec 1500 sièges, pleine à 50% vu la pandémie, mais tout de même! Il y a un grand bonheur à partager un beau moment de cinéma avec 700 personnes. Le cinéma en salle vaut tous les Netflix de l’univers.

ANNE-CHRISTINE LORANGER

Séquences à la Berlinale 2022 – Jour 3

Il faisait beau sur Potsdammer Platz en ce troisième jour de ce festival vacciné, masqué et enrubanné de tests Covid. Le smartphone y est l’instrument de survie puisque les tests quotidiens et les billets électroniques de films, de conférences de presse et d’entrevues s’y entassent pêle-mêle dans les boîtes de messages au milieu des pourriels, des pubs en ligne et des confirmations de rendez-vous. Une bibliothèque de Babel à la main, on louvoie bravement entre les interdits et les défenses de passage aux coins de chaque rue. Une Berlinale à nulle autre pareille, certainement. Qu’en restera-t-il dans les mémoires, cela reste à savoir.

Nana: Before, Now and Then de Kamila Andini

Joyau de la jungle
La journée a commencé avec Nana: Before, Now and Then en Compétition, très beau film indonésien de Kamila Andini, réalisatrice balinaise propulsée sur la scène internationale en 2009 par son premier film The Mirror Never Lies. Yuni, son troisième film fut présenté sur la plate-forme du festival de Toronto en 2019. Cette jeune réalisatrice talentueuse offre avec Nana un film très achevé, d’une texture cinématographique raffinée, subtile et d’une grande beauté. Dans l’Indonésie des années 1960, la belle Nana (Happy Salma), qui a perdu son mari et sa famille durant le conflit qui secoua le pays 15 ans plus tôt, s’est remariée avec un homme riche. Malgré l’amour qui la lie à ses enfants, Nana ne peut s’empêcher de penser à son mari disparu sans trace et à son père assassiné, et n’arrive pas à trouver sa place dans son nouveau milieu, tandis que les trompettes du coup d’État du Général Suharto résonnent. Les rêves de son passé hantent ses nuits tandis que Soni, la nouvelle maîtresse de son époux, perturbe ses jours. Mais Soni (Laura Basuki), contre toute attente, ne prouvera pas être une rivale, mais une alliée et une amie. À coups de pinceau léger, Andini déploie une fresque familiale d’une belle subtilité et d’une admirable richesse de composition visuelle. La caméra détaille chaque regard de la superbe actrice et écrivaine Happy Salma, qu’on veut absolument revoir. Un joyau venu des jungles.

La maman face au Président
L’après-guerre allemand fit appel aux travailleurs turcs pour reconstruire l’Allemagne. De ces gästarbeiters (travailleurs invités) beaucoup s’installèrent sans toujours obtenir la citoyenneté. Les enfants nés en Allemagne de parents étrangers doivent encore aujourd’hui faire une demande de citoyenneté à leurs 18 ans. Cette  subtilité administrative explique le cas si complexe de Murat Kurnaz dont l’histoire est raconté dans Rabiye Kurnaz vs George W. Bush d’Andreas Dresen, présenté en Compétion. Murat, jeune homme élevé dans une famille turque de Bremen en Allemagne développe, suite aux attentats du 9 septembre 2001, un intense intérêt pour l’Islam, fréquente la mosquée, et part pour le Pakistan où il est arrêté sur des on-dits par les Américains et envoyé à Guantanamo. N’ayant pas fait sa demande de citoyenneté allemande, le gouvernement allemand refuse de s’occuper de son cas. Sa mère, Rabiyé Kurnaz, qui jusque là avait été une mère de famille turque ordinaire, fera tout pour rapatrier son fils de Guantanamo, jusqu’à intenter un procès au Président des États-Unis. Dresen trace jour après jour la galère de la famille Kurnaz, de leur avocat Bernard Docke et particulièrement de sa mère Rabiyé qui se retrouva sous les feux des projecteurs pendant des années. Le cas de Murat illustre très bien la peur et les préjugés des gouvernements face au terrorisme et les incroyables murailles administratives entre l’Allemagne, les États-Unis et la Turquie face aux prisonniers de Guantanamo, qu’ils se renvoient comme une patate chaude. Cela pourra être étouffant d’ennui, c’est au contraire un film riche d’humour, d’émotion et de tendresse. L’actrice allemande Meltem Kaptan offre une admirable performance, touchante et pleine de vie. Deux heures de montagnes russes administratives où on ne s’ennuie pas une seconde. Faut le faire!

Call Jane de Phyllis Nagy

Call Jane!!!
États-Unis, 1960. Après que le comité médical (entièrement masculin) d’un hôpital lui ait refusé un avortement destiné à sauver sa vie, Joy Griffin (Elizabeth Banks) prend les choses en mains : elle « appelle Jane ». Jane, c’est un groupe de femmes qui tiennent une opération d’avortement illégale, fondée par Virginia (Sigouney Weaver), une activiste qui n’a pas froid aux yeux. Mais les tarifs sont chers : le médecin exige 600$ par intervention. C’est beaucoup trop pour les femmes pauvres, surtout les Noires qui sont celles qui en ont le plus besoin. Joy commencera à aider le groupe, au point d’assister le médecin. Mais les besoins sont pressants et Joy décide de prendre les choses en main.

Phyllis Nagy, qui avait écrit le scénario du très beau Carol (2015), offre avec ce premier long-métrage de puissants portraits féminins. Elizabeth Banks est brillante en bourgeoise fatiguée de sa condition féminine et Sigourney Weaver joue son rôle d’activiste avec brio. Phyllis Nagy a filmé les scènes d’avortement avec efficacité et intelligence, sans pathos superflu, fixant l’attention sur les visages et la relation patient-médecin plutôt que d’aller dans le gore. Surtout, elle capture la puissance de la collaboration entre femmes. À l’heure où les Républicains sont en train d’effriter le droit à l’avortement dans plus de 20 états aux États-Unis, voici un film plus que nécessaire.

Nonobstant ces bons films, le meilleur moment de la journée a été la conférence de presse de Good Luck to you, Leo Gande avec l’inoubliable Emma Thompson, qui a offert aux photographes une performance déchaînée durant le photo-call et des réponses d’une brillante intelligence durant la conférence de presse. Il faut dire qu’elle joue dans ce film une femme enseignante retraitée qui appelle un jeune escorte masculin pour apprendre de lui le plaisir sexuel. Humour et intelligence au rendez-vous (on en reparle dans quelques jours)!

ANNE-CHRISTINE LORANGER

Séquences à la Berlinale 2022 – Jour 2

12 février 2022

Robe of Gems de Natalia López Gallardo

Matin Mexicain
Petit matin de pluie que notre parapluie rose gardait en respect, en route pour Robe of Gems de la mexicaine Natalia López Gallardo. Si le film est une robe de gemmes, c’est une robe en lambeaux et parsemée de gemmes brillantes, certes, mais dépareillées. Au point où nous nous sommes demandé si la réalisatrice elle-même savait où son histoire voulait en venir. Et puis, on se rend compte que le film ne cherche pas tant à raconter un récit linéaire qu’à évoquer une topographie de la violence et de la souffrance qui sévissent au Mexique. Une famille mexicaine aisée reprend possession de la villa rurale de leur mère dans la campagne mexicaine. Ils reprennent contact avec Mari, l’ancienne domestique de la famille, dont la sœur a disparu six mois plus tôt. Mais tous les personnages de cette fresque complexe souffrent de perte et d’abandon, depuis les enfants jusqu’à la chef de police du village, dont le fils fait partie d’une bande de narcos qui kidnappent des gens. Dans une série de tableaux fort bien filmés, la réalisatrice dépeint le quotidien d’un pays marqué par le machisme et la violence lié au trafic d’armes et de drogues. Le plus criant est un travelling à hauteur de ceinture (ou de celui du regard d’un enfant) à travers un poste de police où les familles des personnes disparues cherchent à retracer leurs proches. La robe de gemmes est peut-être celle de ces milliers de personnes qui, comme Mari, tente de survivre à l’insurmontable.

La ligne du jour
De la campagne mexicaine, nous voyageons vers les sommets enneigés de la Suisse avec La ligne d’Ursula Meier qui nous avait donné l’excellent L’enfant d’en haut en 2012 (Prix Alfred-Bauer de la Berlinale 2012). Encore une fois il s’agit d’un drame familial où les rôles de parents et d’enfants sont interchangeables entre les adultes et leur progéniture. Après avoir violemment frappé sa mère lors d’une dispute, Margaret (excellente Stéphanie Blanchoud) une auteure-compositeure-interprète constamment impliquée dans des bagarres, est condamnée pendant trois mois à ne pas pouvoir approcher la résidence familiale à l’intérieur de 100 mètres, sous peine de se retrouver en prison. En vue de protéger Margaret, trop impulsive, sa jeune sœur Marion (Elli Spagnolo) peint une ligne bleue dans un rayon de 100 mètres tout autour de la maison, que Margaret ne doit pas franchir. Les interactions entre les sœurs et leur mère narcissique et égoïste (Valérie Bruni-Tedeschi) s’effectuent autour et à travers cette ligne qui délimite aussi des univers où chacun doit définir les mots famille, sécurité, soutien et parents. Il manque une toute petite touche pour faire de ce film un grand film. Pour l’instant, c’est un beau film qui fait du bien. C’est déjà beaucoup!

Avec amour et acharnement de Claire Denis

La dispute du jour
C’est Wagner, à l’opéra, qui détient la palme de la meilleure et plus longue scène de ménage dans la Walkyrie. Au cinéma, Mike Nichols garde sa médaille d’or avec Who’s Afraid of Virginia Woolf? (1966). On pourrait cependant donner la médaille d’argent à Claire Denis pour Avec amour et acharnement qui réunit à l’écran Juliette Binoche et Vincent Lindon incarnant un couple heureux qu’un ancien amour va venir troubler. Alors que Sara (Binoche) et Jean (Lindon) reviennent de vacances, leur passé viendra tous deux les hanter. Sara revoit pour la première fois François (Grégoire Colin), son ancien amour qui était aussi le meilleur ami de Jean. Jean, quant à lui, éprouve des difficultés de communication avec son fils métis qui a des problèmes à l’école, avec sa mère et aussi avec son passé de joueur de rugby blessé qui a échoué en prison. Puis, François offre à Jean de venir travailler pour lui. Ce sera l’occasion pour Sara de revoir celui qu’elle avait tant aimé.

Claire Denis nous tient ici par la main et nous force à assister à la lente détérioration d’un couple, pas à pas. C’est à la fois désagréable et troublant d’observer en très gros plan des gens qui mentent en croyant être sincères, qui se fuient prétendant se toucher et qui se murent de l’autre tout en cherchant à ne pas blesser. Le travail de Juliette Binoche ici est remarquable, posant à Jean des questions innocentes avec le léger sourire aimable et figé de la femme avec un agenda caché qui, soudainement, a des éclairs de sincérité. Vincent Lindon incarne fort bien un homme amoureux qui ne veut pas perdre celle qu’il aime, mais aussi un homme abîmé qui sent le besoin de refaire sa vie et de se prouver à lui-même. Reste qu’aucune querelle de couple n’est plaisante. Mais cela peut être fascinant. Et révélateur.

Crier la beauté du monde
Le chêne est l’arbre qui, et de loin, abrite l’écosystème le plus développé et le plus complexe de l’hémisphère nord. Au sein de leur film muet baptisé Le chêne, Laurent Charbonnier et Michel Seydoux nous détaillent cet écosystème dans un sublime luxe d’image ravissante, touchante, amusantes ou simplement sublimes de beauté, en plus de nous faire découvrir la vie animale et végétale qui se niche autour d’un chêne. On y voit plus de 40 espèces animales qui croient, se reproduisent et parfois meurent au cours des saisons, sur une riche trame sonore. Un film muet qui crie la merveille du monde. 1h25 de bonheur.

ANNE-CHRISTINE LORANGER

Séquences à la Berlinale 2022 – Jour 1

11 février 2022

Peter Von Kant de François ozon

Avec 1600 membres de la presse présents (au lieu des 5000 habituels), et alors que les membres du EFM (European Film Market)  sont condamnés à visionner les films en ligne, la Berlinale nous semblait un peu vide ce matin à notre arrivée sur Potsdamer Platz, la célèbre place berlinoise construite sur les ruines du Mur. Point de foule de journalistes et distributeurs se massant pour pénétrer dans les salles et foin des joyeux tumultes de retrouvailles et d’échanges qui précèdent habituellement les conférences de presse. Alors qu’avant le badge de presse suffisait pour entrer, on doit réserver ses billets en ligne pour toutes les projections et toutes les conférences remplies à 50%. Places attitrées, ne vous en déplaise. Si cela a l’avantage d’offrir un siège supplémentaire pour disposer ses petites affaires, n’empêche que tout cet espace donne une impression de tristesse. Souhaitons que la nature humaine, qui a horreur du vide, sache le combler avec de belles expériences de cinéma. Le jury international semblait bien prêt à le faire, les Karim Ainouz (Brésil, Algérie), Said Ben Said (France, Tunisie), Anna Zohra Berrached (Allemagne), Tsitsi Dangarembga (Zimbabwe), Ryûsuke Hamaguchi (Japon) et Connie Nelsen (Danemark), présidés par nul autre que le cinéaste M. Night Shyamalan (USA), ont allègrement répondu aux journalistes et partagé avec joie leur premier grand moment de cinéma (grâce à une question de Séquences, hum!)

Parlant de cinéma, le film d’ouverture Peter von Kant de Francois Ozon, présenté en Compétition, nous a une nouvelle fois permis d’apprécier la diversité du talent de ce cinéaste inclassable, qui touche à tous les styles en se trompant rarement. Le film réinvente Les larmes amères de Petra von Kant de Rainer Werner Fassbinder, qui percuta les écrans pour la première fois en 1972… lors de la Berlinale! Ozon transforme cependant le huis clos entre femmes de Fassbinder. En lieu et place de Petra, une dessinatrice de mode lesbienne, de sa cousine Sidonie, de son amante Karin ainsi que de Marlène son assistante dans un luxueux appartement de Cologne, Ozon met en place des personnages masculins et excorie son message politique. La filiforme Petra devient ainsi Peter (Denis Menochet), un cinéaste de talent, bedonnant et abusif, Marlène, l’assistante souffre-douleur qui ne prononce pas un mot de tout le film est maintenant Karl (Stéphane Crépon), un jeune dont la minceur contraste avec le pesant Peter. Sidonie (Isabelle Adjani) est une actrice rendue célèbre vingt plus tôt par Peter. Et Karin devient Amir, un splendide jeune homme dont Peter tombe éperdument amoureux. Jeux de pouvoir, rapports de force, règlements de compte, sensualité de l’image et richesse des coloris, beaucoup de ce qui faisait la force du film de Fassbinder est présent dans le film d’Ozon. Outre le message politique, il y manque cependant la lenteur de la caméra de Fassbinder, qui semblait flotter à travers les personnages et donnait une touche d’autant plus lancinante aux échanges brutaux entre les femmes que ses images constituaient un régal pour les yeux. Reste que le Peter de Denis Ménochet, qui a le physique de Fassbinder lui-même, est déchirant dans sa passion pour Amir qui lui fera verser, lui aussi, des larmes amères. Quand à la Sidonie interprétée par une Isabelle Adjani sérieusement amincie et dont le visage un peu figé (botox!) garde tout de même la qualité d’expression de son magnifique regard, elle est cette diva qui a souffert aux mains d’un réalisateur et qui règle ses comptes avec lui, en toute amitié malsaine. Elle est théâtrale et subtile, innocente et secrètement farouche. Un bon rôle pour elle.

Rimini, le film de l’Autrichien Ulrich Seidl, porte sur un chanteur de charme sur le retour (Michael Thomas), qui divertit les seniors en visite d’hiver dans les hôtels quasi vides et enneigés de Rimini en Italie.  Les temps sont durs pour le chanteur vieillissant et il doit louer sa maison à des fans tout en se logeant dans des hôtels vides. Il s’envoit également en l’air avec les soixantenaires payantes du coin. Le film revient à un ancien sujet de Seidl dans sa série Paradis : Amour où il explorait la vie de cinquantenaires qui se rendent dans des lieux de vacances au Sénégal pour trouver des hommes africains prêts à leur faire l’amour contre rétribution financière. Seidl revient au sexe payant dans des lieux de villégiature, mais cette fois-ci il nous montre la vie solitaire et somme toute assez triste d’une ancienne vedette de seconde catégorie, auquel il ne reste que peu de choses dans la vie, sinon ses costumes de scène, l’amour de ses vieilles fans et l’alcool. Mais soudain, sa fille fait son apparition et exige l’héritage de sa mère.

Viens je t’emmène d’Alain Guiraudie

La section Panorama nous a offert hier Viens je t’emmène d’Alain Guiraudie, une comédie dramatique filmée à Clermont-Ferrand (France) portant sur Mérédic (Jean-Charles Clichet), un jeune homme tombé amoureux d’une prostituée mariée et qui se retrouve à héberger Salim (Illiès Kadri), un jeune sans-abri origine arabe qui a fui sa famille de Lyon. Tout cela alors que Clermont-Ferrant vient de vivre sa première attaque terroriste. La présence de plus plus insistante de Salim s’effectue au grand dam de certains voisins de son immeuble et avec l’approbation de certains autres. Guiraudie s’amuse à déconstruire les clichés et à confronter bonnes intentions, bêtise malsaine et peur du Jihad. Il confronte son public et le force à examiner ses préjugés à travers une oeuvre touchante et originale.

ANNE-CHRISTINE LORANGER

No 329 – Travelling avant sur le Château Frontenac, en contre-jour

11 janvier 2022

Laissez-moi vous parler de Québec. Ces temps-ci, la région de la Capitale-Nationale fait la manchette, mais pour des raisons qui sont très éloignées du cinéma (ceci étant dit, je verrais bien dans quelques années un film sur le troisième lien dans l’esprit de Réjeanne Padovani de Denys Arcand).

Une petite mise en contexte s’impose, qui vous fera comprendre qu’il est ici question — à peine, à peine — de chauvinisme pleinement assumé. Bien que la majorité de son équipe habite Montréal, Séquences est une revue dont les bureaux sont situés dans l’une des plus vénérables et anciennes institutions de Québec. Pour ma part, j’habite les divers quartiers de son arrondissement La Cité-Limoilou depuis une quinzaine d’années.

Québec est une ville carte postale, c’est bien connu, mais elle est étrangement peu présente sur les grands écrans. Elle demeure néanmoins le décor d’un grand classique du cinéma, I Confess d’Alfred Hitchcock (1953), accueilli tièdement à sa sortie en salle aux États-Unis, encensé quelques mois plus tard en France, notamment par Jacques Rivette dans Les cahiers du cinéma. Le synopsis, tout simple, est diablement efficace : le père Logan (Montgomery Clift) choisit de taire l’identité d’un tueur, étant lié à celui-ci par le secret de la confession. Par subterfuge, l’assassin portait une soutane la nuit du crime. Logan devient ainsi le principal suspect de l’affaire. Mais cet homme de Dieu, d’apparence noble, est loin d’être sans reproche.

Nous sommes en terrain connu : le film est un exemple parfait du concept de transfert de culpabilité qui consume le cinéaste (Strangers on Train et The Wrong Man étant deux autres exemples probants). Son utilisation de l’architecture particulière du Vieux-Québec est conséquente, les rues étroites et tortueuses du quartier formant un dédale escherien où toute ligne de fuite se bute à un mur. Aucune issue n’est possible pour le père Logan. Nous baignons en plein cauchemar expressionniste. Pour l’habitant.e de Québec, un jeu s’ajoute à celui qu’Alfred orchestre pour notre plaisir de cinéphile : celui qui consiste tracer une carte fidèle des lieux défilant à l’écran, alors que, bien entendu, l’espace filmique est ici constitué d’un amalgame de décors bigarrés et éloignés les uns des autres.

Hitchcock a plus tard répudié I Confess pour son manque d’humour. Bien qu’il soit effectivement l’un des films les plus arides du maître du suspense, il concentre magnifiquement ses obsessions et se termine sur une scène iconique à l’intérieur du Château Frontenac. Cette comète a laissé une trace indélébile sur la ville, au point qu’un p’tit gars d’ici, et pas des moindres, en a fait le point de départ d’un premier film qui, j’oserais dire, le surpasse en tout point. Le confessionnal de Robert Lepage a réussi à extirper toute la québécitude du film de la Warner Bros. : l’influence de l’Église sur les ménages d’alors, la complicité du gouvernement duplessiste, la culpabilité typiquement catholique. Ce récit parallèle, campé dans les années 1950 et 1980, au-delà des tours de passe-passe chers à Lepage, forme une réflexion fascinante sur la façon dont les Québécois.e.s se perçoivent dans l’œil de « l’Autre ». Présenté à la Quinzaine des réalisateurs en 1995 (accompagné d’Eldorado de Charles Binamé), succès critique incontestable, déjà qualifié de classique de notre cinéma national à sa sortie en salle, il est la plus grande réussite cinématographique tournée à Québec. 

Cut to un demi-siècle plus tard. Québec continue de se faire timide sur les grands écrans. Sa dernière apparition notable à l’international est dans Catch Me If You Can de Steven Spielberg (2002), où la place Royale se substitue à Montrichard en France le temps d’une scène inoubliable opposant Tom Hanks et Leonardo DiCaprio. Plus récemment, on est venu y tourner des miniséries sud-coréenne (Goblin) et américaine (Barkskins). Même dans le cadre de productions québécoises, elle se fait rare. Depuis Les Plouffede Gilles Carle en 1981, production pharaonique d’une incontestable qualité, on pourrait noter Tout ce que tu possèdes de Bernard Émond (2012), tourné dans le quartier Saint-Jean-Baptiste, et quelques scènes des films de la série 1981 de Ricardo Trogi, originaire du coin.

Plus récemment, le cinéaste de Québec Samuel Matteau a réussi, avec son premier long métrage Ailleurs (2017), à extirper notre ville de ses poncifs et d’en faire une entité étrange et mystérieuse, nourrie par son histoire et son architecture unique. Rien que pour ce pari relevé, le film mérite d’être vu. Mais autrement, Québec est encore à réfléchir cinématographiquement. Les possibilités sont infinies.

JASON BÉLIVEAU — RÉDACTEUR EN CHEF

Red Rocket

17 décembre 2021

On drague, on branche, toi-même tu sais pourquoi

Maxime Labrecque

Bye Bye Bye. Vernis pop, clinquant. Mais comme recouvert d’une poussière grasse. La chanson du groupe NSYNC donne le ton à ce film improbable et pourtant si réel, où l’écho optimiste d’un boys band d’antan ne fait que rappeler la gloire du « ça a été ». Après le sublime The Florida Project, Sean Baker décide de rester dans les États du Sud mais en troquant la Floride pour le Texas. Chez Baker, les lieux façonnent les personnages et instaurent dès les premiers instants un imaginaire fort, comme cette unique maison délabrée entourée de raffineries où débarque Mikey. Malgré l’aura de loser qui l’accompagne partout où il va, Mikey possède un je-ne-sais-quoi de magnétique, un sex appeal tape-à-l’œil fané qui provoque, chez celles et ceux qu’il subjugue, une certaine fascination. Beau parleur, éternel adolescent dont la gloire est depuis longtemps ensevelie sous une couche de mensonges et de mauvaises décisions, il ne peut — ou ne veut — s’ajuster au monde adulte, rêvant de glitter et de lube et d’une jeune rouquine qui vend des beignes. Narcissiste, individualiste, hyperactif. Une caricature ? On voudrait le croire, mais cette figure polarisante qu’on aime et qu’on déteste est, en fin de compte, criante de vérité; un archétype nourri aux clichés dès la plus tendre enfance, aux opinions arrêtées, au comportement provoquant d’innombrables dommages collatéraux.

Voilà que le titre semble prendre ici tout son sens. D’aucuns pourraient y voir une métaphore de la personnalité incandescente, de l’énergie hyperactive de Mikey Saber, ex-vedette de films pour adultes incarnée ici par l’infatigable Simon Rex. Soit. Mais les plus fins, ou tout simplement les plus bilingues d’entre nous, qui maîtrisent peut-être — non sans une certaine fierté — quelques expressions de slang, savent vraiment ce dont il s’agit. Oh ! oui, ils savent. Ceux-là mêmes qui ont déjà un sourire en coin en ayant lu le titre sans même en connaître le propos. Car oui, ce red rocket désigne, purement et simplement, une érection canine. Nul besoin de verser dans la surinterprétation. Une bête réaction physique basée sur le désir qui, bien souvent pour le pire, outrepasse, contourne la raison. Tout est dit. Mais une question demeure : aurait-on assisté au grand retour de la prothèse pénienne de Mark Wahlberg près de 25 ans après Boogie Nights ? En fait, probablement pas. Car, en fouillant ici et là, on découvre assez facilement que Simon Rex est le parfait exemple d’une réalité qui dépasse la fiction. D’abord acteur de films pour adultes, il devient par la suite mannequin puis VJ à MTV et rappeur sous le pseudonyme Dirt Nasty (évidemment). Bien qu’il ait incarné des rôles très secondaires dans quelques films comme Scary Movie 3, Rex tient, dans Red Rocket, son premier grand rôle au cinéma où il étale toute son authenticité, son énergie brute et son sourire niais à vélo.

Mikey entretient un flirt risqué avec Strawberry, 17 ans, qui culmine dans une finale nimbée de teintes rose et jaune, symbole d’un avenir meilleur telle cette fuite à Disney World à la fin de The Florida Project. Mais cette finale bonbon est-elle bien réelle ou n’est-ce qu’un bref moment de grâce avant une débâcle qu’on imagine inévitable ? Ou est-ce une manière de renvoyer ce fantasme résolument cliché au visage de tous ces hommes en crise, si prévisibles et petits, qui gonflent leur ego à l’aide des pires artifices ? Au-delà du décor et de Mikey, c’est la richesse des personnages secondaires — qui incarnent le seuil entre naturalisme et caricature — qui fait la force du film. Lexi (Bree Elrod) et sa mère qui fument comme les raffineries qui les entourent, la dealeuse vétérane et sa fille qui ne se laisse pas impressionner, le voisin mytho qui provoque un carambolage; des personnages d’une banalité déconcertante et, pourtant, plus grands que nature, vrais et crus, sortis d’un vox pop sur une chaîne locale de la Fox. Il y a là un potentiel narratif inépuisable que Baker exploite avec une efficacité redoutable.

Chose certaine, Sean Baker trouverait sa place dans un hypothétique pique-nique avec les frères Safdie, Andrea Arnold et Harmony Korine.

Festif.

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