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Clusters de Léa Valérie Létourneau et André Turpin

9 mai 2025

Immortaliser l’esprit de lieux

Alain P. Jacques

Clan Kain, Cluster 4, 2020 de Léa Valérie Létourneau et André Turpin. Photo prise par Alain P. Jacques dans l’espace du Centre PHI. Avec l’aimable autorisation du Centre PHI.

PRÉSENTÉE EN SEPTEMBRE 2024 au Centre PHI à Montréal, l’exposition Clusters regroupe sept photographies créées conjointement entre 2020 et 2023 par Léa Valérie Létourneau et André Turpin, des artistes reconnus qui œuvrent habituellement au cinéma. Traduit par « amas, agrégat, accumulation (1) », le titre de l’exposition fait référence à des endroits secrets, imprégnés de vécu et submergés d’objets singuliers qui ont grandement fasciné les artistes. « Ces lieux servent d’archives à la petite histoire et les artéfacts sont les derniers témoins qui encapsulent les souvenirs et les émotions d’autrefois », précise le texte affiché à l’entrée de la salle où sont suspendus les grands formats.

Au moment du repérage pour diverses productions, Léa Valérie Létourneau, directrice artistique, décoratrice et scénographe depuis plus de dix ans, déniche des lieux surprenants qu’elle archive en les photographiant. Parmi ses trouvailles, des coups de cœur qu’elle présente au réputé directeur photo Turpin qui, impressionné par le foisonnement baroque qu’ils renferment, décide de contribuer au projet.

Comme fil conducteur, Létourneau et Turpin choisissent de mettre en valeur des espaces particuliers transformés par le temps et ses occupants, afin de fixer leur empreinte visuelle et presque olfactive avant leur disparition. Cela explique sans doute le parfum d’intemporalité et de nostalgie qui se dégage de la majorité des images. Tantôt un cendrier sur un bureau (Clan Kain, Cluster 4, 2020), sinon, plus loin, la lumière d’un cellulaire (Sous-sol à Sainte-Julie, Cluster 6, 2021) deviendront furtivement nos repères pour situer l’époque. À l’exception de la dernière œuvre où l’intervention des concepteur·trice·s est plus évidente, le parti pris des artistes de limiter le déplacement des « reliques » au maximum respecte une fidélité presque documentaire qui servira de base à la fiction.

En effet, la posture et le costume des comédien·ne·s placé·e·s dans chaque sanctuaire obéissent à une minutieuse mise en scène inspirée des histoires personnelles des gens modestes qui l’ont fréquenté. De facture cinématographique, chaque tableau s’apparente donc à un photogramme tiré d’un film dont le synopsis reste à éclaircir. En ce sens, les œuvres s’inscrivent dans la mouvance, observée depuis quelques décennies, d’une photographie narrative qui se libère d’une représentation factuelle du réel en explorant la richesse et la diversité des outils numériques. Ainsi, le travail du duo rappelle davantage les créations de l’artiste contemporain Gregory Crewdson que celles de Robert Doisneau. De plus, plastiquement, elles se rapprochent de la peinture hyperréaliste plutôt que du photojournalisme.

Le scénariste-réalisateur de Zigrail (1995) tient à souligner que de « contrôler l’image méticuleusement d’un bout à l’autre (2) » ainsi que de choisir un lieu comme bougie d’allumage d’un récit procède d’une démarche diamétralement opposée à celle adoptée au cinéma. En effet, ce still cinema (3) offre la prémisse d’une histoire que chaque spectateur·trice est libre d’inventer.

Pour apprécier pleinement l’expérience, il faut déprogrammer le réflexe de consommation instantanée des images pour prendre le temps d’observer attentivement le contenu de celles-ci. Les spectateur·trice·s sont alors invité·e·s à s’attarder sur chacune des photos et à interpréter ses diverses composantes comme s’il s’agissait d’indices narratifs donnant un sens à tout ce chaos contrôlé. Donc, au fur et à mesure que l’image est apprivoisée, une scène se construit parallèlement à partir des référents de chacun·e.

Tout cela est rendu possible par la grande liberté de lecture offerte aux spectateur·trice·s qui peuvent ainsi laisser leur regard errer dans les moindres recoins du champ, de l’avant à l’arrière-plan, sans jamais rencontrer de zone floue. Pourtant, les conditions d’éclairage de ces pièces ne semblent pas permettre d’obtenir cette absolue netteté de l’image, cette grande profondeur de champ. Afin d’obtenir une telle limpidité, Turpin a opté pour un ingénieux subterfuge. En effet, chaque cluster résulte de la fusion de plusieurs photos (jusqu’à 75 dans le cas de certaines d’entre elles) conservant le même cadrage, mais possédant une mise au point différente et limitée à quelques pouces. En morcelant ainsi progressivement leur image en multicouches claires et, par conséquent, isolées du reste de l’environnement flouté, Létourneau et Turpin ont reconstitué artificiellement une profondeur de champ infinie grâce à un invisible et laborieux photomontage utilisant la superposition numérique.

Techniquement impeccable, le résultat donne le vertige. La dimension imposante des photographies (72 po x 55 po) et le réalisme du contenu induisent une impression d’immersion propice à la découverte d’éléments nouveaux relançant l’intrigue. Que fait cette gamine en haut de l’escalier sans surveillance ? Et cet homme qui espionne à travers les stores verticaux ? Et ce foie démesuré au milieu du bureau ? Entre l’insolite et le tangible, on se prend au jeu des hypothèses, alors que, insidieusement, à mesure que le casse-tête se précise, apparaît dans le terne des couleurs défraîchies le sombre portrait d’une société étouffée par son abondance et prisonnière de vestiges qui prennent la forme de boîtes éventrées (Marchand de tapis, Cluster 2, 2021), de factures (Bureau de Stephan Skoda, Cluster 1, 2020) ou d’affiches jaunies (Studio amateur, Cluster 5, 2021).

Dans l’intimité d’une pièce de travail ou de loisir, les artistes donnent l’impression d’avoir croqué, à leur insu, des personnages dans leur quotidienneté somme toute ordinaire. Évidemment, la complexité de la prise de vue, excluant une telle captation sur le vif, donne parfois aux protagonistes l’allure figée et polie de statues de cire. Par ailleurs, en plaçant ainsi les observateur·trice·s en témoins invisibles et privilégié·e·s d’un moment privé, les artistes cherchent à stimuler une réflexion sur la précarité des traces qu’on laisse.

S’ajoutant à la surabondance d’informations visuelles, une mise en scène inventive s’amuse avec les mises en abîme (Cluster 5), les jeux de réflexions exploitant miroirs et vitres (Cluster 4) ou le pouvoir de suggestion du hors champ (Cluster 2). Loin d’alourdir l’ensemble, elle ajoute au parcours du regard une dimension ludique supplémentaire.

Si vous avez manqué cette trop brève exposition, il n’y a malheureusement pas de reprise prévue au moment de mettre sous presse. Tout de même, ce projet d’« archéologie contemporaine (4) », comme le surnomme Létourneau à juste titre, se poursuit et compte déjà quelques réalisations en réserve pour une version 2.0 de Clusters. D’ailleurs, si vous désirez aider leurs recherches, vous pouvez proposer des lieux inusités qui ont une âme à l’adresse suivante : clusters.photo@gmail.com.

Notes
(1) Léa Valérie Létourneau citée dans Jean Siag, « Arrêt sur image », La Presse, 21 septembre 2024
(2) André Turpin cité dans Amélie Revert, « “Clusters” : Pour la petite histoire », Le Devoir, 20 septembre 2024
(3) André Turpin cité dans Jean Siag, op. cit.
(4) Léa Valérie Létourneau citée dans Jean Siag, op. cit.

Ce texte est initialement paru dans le numéro 341 de la revue (hiver 2025). 

L’exposition débarque maintenant à La petite Place des Arts de Saint-Mathieu-du-Parc et sera ouverte gratuitement au public du 9 mai au 8 juillet 2025 (https://www.lapetiteplacedesarts.ca/).

No. 342 – Monsieur Showman a-t-il gagné ?

10 avril 2025

SI ON ME DEMANDAIT quel moment de l’Histoire a été, à mon humble avis, l’un des plus importants en ce qui a trait à notre relation à l’image mouvante, je ne prendrais pas plus d’une seconde pour arriver à cette hypothèse : l’avènement de la télévision. Ma proposition peut sembler surprenante lorsqu’on pense à toutes les grandes révolutions de l’image mouvante (l’arrivée du son, de la portabilité, du numérique, etc.) et lorsqu’on pense à la disparition progressive actuelle de ces boîtes à images lumineuses jadis non connectées. Mais, à mes yeux, la télévision a ouvert la porte à un phénomène que nous n’avions jamais contemplé auparavant et qui aura dessiné les grandes lignes de ce que nous allions vivre ensuite : elle a permis aux images sonores en mouvement d’entrer de manière instantanée, et en un flux continu, dans le confort et l’intimité de nos maisons.

Il aura fallu plusieurs avancées avant que la télévision devienne le phénomène de large portée qu’elle est devenue. De son format mécanique à son format électronique jusqu’à l’arrivée des satellites, qui ont permis de transmettre de manière quasi instantanée des images sur d’immenses distances, elle a pu atteindre son apogée — et, selon moi, sa véritable raison d’être — en 1969 au moment de la transmission en direct des premiers pas sur la Lune. Le « One small step for man, one giant leap for mankind » de Neil Armstrong pouvait alors se rapporter tant à cette nouvelle relation de l’être humain à l’espace qu’à sa nouvelle relation à l’image, le monde et le temps. Plus de 500 millions d’individus ont à ce moment vu et vécu, ensemble, à distance, le même moment historique. Si l’événement se voulait enthousiasmant, il annonçait à tous et à toutes, en direct, que le monde connu jusqu’alors n’était dorénavant plus le même. Par sa puissance, il proclamait à toutes les petites familles assises chez elles, dans la chaleur sécuritaire de leur maison, que le monde extérieur continuait, lui, de bouger, d’avancer, de changer et que, sans aucune possibilité d’agir dans l’immédiat, elles ne pouvaient qu’être témoins du monde et de son incontrôlabilité.

Il y a toujours eu de grands événements historiques, évidemment. Mais, en 1969, nous étions à des années-lumière de la façon dont nous les aurions vécus auparavant : par l’écoute ou la lecture des mots immédiats ou différés de la radio ou des journaux, par une annonce dans une foule rassemblée, par la vue d’images tournées, envoyées, montées et montrées des jours, voire des semaines plus tard dans une salle de cinéma. En 1969, ces images et leurs informations sont entrées en temps réel dans nos maisons.

De ce phénomène à notre réalité actuelle connectée, le pas technologique est grand, mais le pas expérientiel l’est beaucoup moins. Les images sont aujourd’hui constamment avec nous, à portée de main, véritablement. L’information pénètre constamment notre intimité, notre quotidien, notre sécurité. Nous percevons l’historique par la quantité de fois qu’une information ou une image est relayée, vue, partagée. Mais maintenant, nous sommes majoritairement seul·e·s lorsque nous en sommes témoins. Loin sont la foule rassemblée, la communauté d’une salle de cinéma ou la petite famille recueillie, ensemble, devant le téléviseur. Nous, nous n’avons plus que le partage.

2025 a débuté sur les chapeaux de roue, un certain président et son équipe semblant convaincu·e·s de faire de chaque jour un jour historique. Je me suis mise à penser à ce phénomène de bombardement des images médiatiques lorsque, en une seule journée, j’ai vu et revu, plus de fois que j’aurais pu compter, les mêmes images du président se répéter sur tous les écrans que je croisais : le téléviseur de ma mère, celui du gym où je souhaitais décompresser, celui du métro où je ne faisais que passer, celui de mon téléphone et tous ses réseaux. L’image était partout, il était impossible d’y échapper. Et à sa vue, je ne pouvais faire fi de la pensée que c’était lui et son équipe qui l’avaient vraisemblablement orchestrée. Monsieur Showman avait gagné. Les mots de Mélissa Canseliet, experte en neurosciences et cyberpsychologie, résonnaient : « Le véritable champ de bataille de Trump est celui de nos esprits (1) ». Nos esprits… Sont-ils si faciles à coloniser, à reprogrammer ? Le savoir, n’est-ce pas aussi une arme pour ne pas laisser faire ? Mais alors, comment apprendre à mieux savoir ? Mieux savoir pour mieux juger et mieux remettre en question. Mieux savoir pour mieux agir face aux informations, mais aussi face au flux incessant et à sa propre solitude, face à ses pouvoirs et à son impact.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes
(1) « L’offensive de Trump sur nos cerveaux ». La Presse, 3 mars 2025. https://www.lapresse.ca/dialogue/opinions/2025-03-04/l-offensive-de-trump-sur-nos-cerveaux.php.

No 341 – Sur la portée d’une telle histoire

13 janvier 2025

NON, CE N’EST PAS UNE DINDE hommage au temps des fêtes que vous pouvez admirer en couverture de ce numéro hivernal de Séquences. C’est plutôt la dinde d’Une langue universelle : la plus spectaculaire, la plus belle, la plus attendue, celle qui voyage de Montréal à Winnipeg pour finalement s’égarer dans ce nouveau monde plein de nouvelles possibilités. Le deuxième long métrage de Matthew Rankin, qui fait la couverture et le dossier de ce numéro, met en scène plusieurs dindes fabuleuses et offre plusieurs moments de glougloutements glorieux. Lorsque j’ai rencontré le cinéaste et sa coscénariste pour l’entrevue publiée dans ce numéro, je tenais à leur demander pourquoi la dinde avait été choisie pour devenir une composante aussi importante du film, d’autant plus que le titre original de l’œuvre, en persan, se traduit à peu près par « Le chant de la dinde ».

À ma petite question, les réponses étaient multiples et toutes passionnantes, allant du clin d’œil à cette magnifique scène du film où le commerçant de dindes chante une chanson d’amour mélancolique derrière son comptoir jusqu’aux noms de cet oiseau qui évoquent, de langue en langue, divers pays et des origines floues, voire transnationales (1), sans compter le fait que la dinde a simplement un je-ne-sais-quoi d’assez rigolo. Parmi les raisons évoquées se trouvait aussi cette histoire concernant Benjamin Franklin et le choix historique de l’oiseau qui servirait d’emblème national aux États-Unis. Rankin raconte, tout en précisant ne pas savoir si l’histoire est vraie ou fausse, que Franklin aurait été en désaccord avec le choix de l’aigle à tête blanche comme emblème des États-Unis puisqu’il considérait cet oiseau pillard comme « amoral ». Il aurait alors plutôt proposé que la dinde sauvage soit l’oiseau national puisque, « avec les dindes, il y a une solidarité, une communauté ».

Dès que l’image du 47e président se faisant assermenter devant un volatile bien charnu ait quitté mon cerveau et que mes ricanements, eux-mêmes semblables à des glougloutements, aient passés, je me suis mise à réfléchir à la portée d’une telle histoire. Est-ce possible qu’un emblème, une image dont le but est de signifier, puisse nous encourager à changer ? Et si nous arrivons réellement à évoluer, est-ce en pleine conscience et en pleine connaissance des valeurs et des idées qu’elle véhicule ? Ou est-ce plutôt en réaction à sa présence sournoise dans nos vies — telle une douce propagande dont nous ne sommes qu’à moitié conscient·e·s ?

Les images ayant pour but de signifier sont partout dans nos vies. Celles qui arborent les murs de nos maisons, comme une vieille photo de famille, sont aussi là afin de signifier, pour nous, d’où l’on vient, quelles sont nos racines, quelles sont nos valeurs au-delà du quotidien. Et si, par hasard, cette photo contenait aussi une histoire — la première fois où grand-maman a vu l’océan —, alors l’image prend encore plus de sens. Elle reste là, immuable sur le mur, sans bruit ni mouvement, pour nous aider à renforcer notre identité et à la ramener sur la bonne voie, si elle osait déroger.

C’est avec bruit et mouvement que le cinéma, lui, signifie. Comme une explosion de feux d’artifices et d’émotions qui engourdit nos sens ou, plutôt, notre esprit critique. Le cinéma est si agile à nous faire aimer, à nous faire pleurer, à nous faire croire. Êtes-vous déjà sorti·e·s du cinéma avec le sentiment d’avoir été transformé·e·s, que votre cœur est rempli d’une nouvelle chaleur, que votre vision d’un sujet n’est dorénavant plus la même ? Étiez-vous devant une opinion ou avez-vous vécu une révélation ? Pourquoi est-ce si difficile de se rappeler, lorsque nous plongeons dans une œuvre et ses histoires, que, derrière un film, il y a d’abord une voix, une perspective ? Le cinéma est une rencontre intime entre un·e cinéaste et nous, spectateur·trice·s. Une rencontre avec ses idées, ses émotions, son vécu, ses questions et ses doutes. Une rencontre avec ses valeurs, que nous ne reconnaissons pas toujours comme telles. Le cinéma a toujours eu un lien étroit avec la propagande, ce n’est pas une nouvelle. Mais à quel point y est-elle ancrée ? Où commence et où s’arrête-t-elle ? Est-ce possible, un cinéma qui y échapperait ? Ou est-ce plutôt à nous, public, de prendre nos distances ? D’apprendre à voir le cinéma comme un art qui nous invite à penser autant qu’à ressentir. Un art qui nous invite à remettre en question. Ce que nous voyons, ce que nous ressentons, ce que nous sommes et ce que nous devenons.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes

(1) Rankin a expliqué que, en français, nous disons « d’Inde », qui renvoie à « De l’Inde », que les anglophones disent « turkey », une référence à la Turquie, et que, en turc, le mot pour « dinde » est « hindi », qui se rapporte à nouveau à l’Inde.

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