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Entrevue avec Catherine Breillat

11 juillet 2024

Rachel Goulet

Catherine Breillat lors de son passage à Montréal dans le cadre de la 52e édition du Festival du nouveau cinéma. Crédit photo : FNC Adil Boukind

Récipiendaire d’une Louve d’honneur au Festival du Nouveau Cinéma de Montréal à l’automne 2023, la cinéaste française Catherine Breillat était de passage pour donner une classe de maître dans le cadre du Festival. Rachel Goulet l’a rencontrée pour l’occasion.

Rachel Goulet: L’été dernier est une adaptation du film danois Queen of Hearts. Pourquoi avoir voulu en faire votre propre version ?
Catherine Breillat
: Je ne faisais rien depuis dix ans sans m’en apercevoir. Et puis Saïd Ben Saïd, que j’avais rencontré au Festival de Belfort trois ans plus tôt, m’a contactée. Il avait acheté les droits de remake d’un film danois, et il pensait que je le referrais mieux. Il m’envoie le film, et tout le dispositif scénaristique du mensonge, j’ai trouvé ça génial. Le déni et le mensonge sont au cœur de mon cinéma, aussi. Cependant, je ne voulais pas d’une femme prédatrice. Je ne voulais pas non plus faire de scènes sexuelles crues quand ça n’est pas le sujet. J’ai dit à Saïd que ça m’intéressait vraiment, parce que j’ai tout de suite compris que je pouvais me l’accaparer et adapter ce scénario à ma façon. Même en utilisant les mêmes scènes ou dialogues, beaucoup de choses dans mon film ne sont absolument pas dans les scènes danoises, parce qu’il est beaucoup moins premier degré. Ça, c’est une de mes particularités: je dis souvent à mes acteurs que, chaque fois qu’on dit une phrase, il faut savoir si c’est un mensonge qu’on se fait à soi-même ou qu’on fait à l’autre. Le film n’a plus le même sens, il est beaucoup moins moraliste.

R.G.: Dans votre manière de raconter, vous évitez avec succès ce jugement-là envers vos personnages pour le laisser aux soins du spectateur.
C.B.:
Je déteste la pensée unique du bien. La dictature du bien, elle me terrifie. Humain, ça veut dire faillible. Dans la fiction, les mauvais sentiments, les bons, les fautes qui ne sont pas des crimes, c’est tout simplement l’âme humaine. Maintenant, on est dans la purification de la façon dont les hommes et les femmes doivent se conduire entre eux, dans ce que doivent être les histoires d’amour, dans ce qu’est le désir… C’est simpliste! Moi non plus, je ne suis pas parfaite, dans ma vie, je n’ai pas fait tout bien! Dans la fiction, on doit pouvoir tout se permettre. Il faut montrer comment on est, comment les choses peuvent arriver. C’est pour ça que je ne respecte rien, aucun précepte. Je veux montrer pour montrer, des humains avec leurs défauts et leurs faiblesses, comme vous et moi.

R.G.: Le fait de mettre en scène un personnage dont le métier est de travailler avec les enfants victimes de violences est audacieux dans le cas d’un tel récit d’abus de mineur. Que cherchez-vous à représenter ainsi ?
C.B.:Quand on y réfléchit, c’est de l’empathie. Personne n’est un saint: on a du désir, de la jalousie, on est irrationnels… Trop de morale et de bons sentiments, ça finit par être complètement faux. Les crimes sont impardonnables. Pas les fautes. Anne commet une faute, c’est sûr. En même temps, est-ce qu’on est bien sûrs qu’on ne l’aurait pas commise? On aurait au moins eu la tentation de la commettre. Et puis, en France, la justice est basée sur le mensonge. Les avocats de la défense mentent vertigineusement, et il n’y a qu’eux que les journalistes interrogent. Les filles qui entendent ces mensonges, qui entendent leur agresseur se faire décrire comme un saint, ça fait beaucoup de mal. Anne est du bon côté de la barrière, elle défend les victimes, mais ses confrères, elle les a vus en œuvre défendre les coupables. Il faut qu’elle sache tout, alors elle le dit durement, puisqu’il faut qu’elle l’obtienne de cette jeune fille. Elle est très professionnelle. La justice, c’est comme ça: traumatisant pour les victimes et très injuste.

R.G.: Vous avez écrit ce film avec Pascal Bonitzer. Comment s’est déroulé le processus d’écriture avec votre co-scénariste ?
C.B.:
Pascal a écrit peu de choses, mais ce qu’il a écrit, j’en avais besoin; j’avais besoin de son expérience. C’était la scène du dialogue entre le père et le fils. Moi, je suis très loin des adolescents, et comme je n’invente jamais rien, j’ai eu besoin de son expérience à lui, et ça a beaucoup amélioré la scène que j’avais écrite. Après, il a écrit d’autres scènes qui étaient plus moralistes, donc évidemment, je n’ai pas tout gardé parce que le moralisme ne me parle pas, mais ce qu’il a écrit, c’était essentiel pour la crédibilité du film.

R.G.: Quels sont les défis que vous avez surmontés dans la réalisation pour que vos acteurs restent justes ?
C.B.:
Au cinéma, il faut constamment se demander comment faire pour que ça n’ait pas l’air d’une saynète au théâtre. Souvent, il faut commencer par un mouvement qui va déclencher la parole. C’est mon côté expressionniste aussi. Surtout quand on fait des scènes de sexe à l’écran, c’est très important, il faut de l’art. C’est quand même une confiance entre le metteur en scène et les acteurs. J’ai tout chorégraphié, absolument tout, et les acteurs devaient apprendre ces chorégraphies-là par cœur. Je n’allais pas leur faire subir le moment où je cherche encore la scène. Après seulement, quand tout est établi, c’est là que j’appelle les acteurs.

R.G.: Qu’envisagez-vous pour la suite ?
C.B.: J’ai décidé de mourir sur scène, moi. Je suis faite pour ça. Et puis, ça me rajeunit. Vous savez, j’avais très peur, parce que faire un film, c’est comme faire les Olympiques après s’être entraîné pendant dix ans: on n’a jamais la certitude de gagner. Une fois sur le plateau, je sais tout. C’est mon langage. C’est avant que c’est pénible. Sur le plateau, j’invente constamment, alors que la nuit, je me torture, parce que je ne sais pas comment je vais tourner le lendemain. Je n’ai pas la science infuse d’avance. C’est le plateau qui m’inspire. J’ai d’autres projets en route, avec d’autres producteurs, parce qu’il faut du temps pour faire un film et moi, j’ai trop de mal à attendre.

Ce texte est initialement paru dans le numéro 337 de la revue (hiver 2024)

Orlando, ma biographie politique

1er juillet 2024

La vie, et rien d’autre

Claire Valade

ORLANDO, MA BIOGRAPHIE POLITIQUE est un documentaire à nul autre pareil pour de multiples raisons. C’est le premier long métrage du philosophe et auteur trans espagnol Paul B. Preciado, qui trace ses premiers pas au cinéma en préférant le documentaire à la fiction, en y injectant non pas une simple dose de fantaisie inspirée par le cinéma de fiction, mais bien une foule de brillants éclats de créativité et d’imagination qui donnent au film un élan, un souffle et une énergie bien particuliers et complètement uniques pour une œuvre de ce type.

À cheval sur le docufiction, le documentaire, la reconstitution, le portrait, le témoignage, l’autofiction et l’essai, le film s’intéresse à un sujet dont Preciado est un expert, celui des études du genre et des politiques sexuelles et du corps. Proposer de parler de lui-même (il annonce d’emblée par le second tiers de son titre que l’œuvre est biographique) et de sa propre expérience d’homme trans lui sert de prétexte pour ouvrir la porte à une vingtaine d’autres personnes trans et non binaires, et ainsi explorer ensemble les multiples expressions de ce que cet état représente de même que les multitudes de façons dont la vie en société, y compris les politiques d’état civil, sont conditionnées pour réprimer leur existence ou, possiblement pire encore, simplement l’ignorer.

Les questions de genre, de ce que la médecine occidentale actuelle qualifie de dysphorie de genre ou sexuelle, sont des enjeux contemporains cruciaux pour la société d’aujourd’hui qui génèrent trop souvent des réactions ou des débats polarisants et creux. Régulièrement oublié dans toutes les controverses suscitées entre la droite et la gauche politique demeure le fait que ce sont des enjeux réellement vitaux pour les personnes LGBTQ+ qui en sont directement touchées. Preciado est loin d’être allergique au débat ou à la controverse, mais sans délaisser pour autant les revendications et une certaine forme de militantisme (après tout, le troisième tiers de son titre annonce bel et bien que son film sera une déclaration politique), il choisit plutôt d’exercer son regard lucide sur toutes ces questions par une approche à la fois ludique, humaine et jouissive. C’est la première surprise du film et la plus inspirante.

Pour ce faire, Preciado choisit d’adopter, plutôt que d’adapter, le roman Orlando: A Biography de Virginia Woolf (et voilà l’énigme du premier tiers de son titre résolue). Adopter parce que le cinéaste en herbe fait sienne l’histoire de ce jeune homme noble qui, non seulement survit aux siècles qui défilent, mais finit par se transformer en femme. Qui plus est, Preciado fait aussi cadeau de cette vie extraordinaire à ses autres protagonistes-témoins qui revêtent la fraise aristocratique d’Orlando et s’annoncent tour à tour incarnations modernes du personnage de Woolf. Suivant le déroulement du roman, Preciado accole les diverses étapes de la vie de ses propres Orlando à celles de l’évolution de l’Orlando de Woolf, y intégrant entre autres ses réflexions sur les lacunes de la médecine, de la psychologie et de la politique actuelles en matière de transidentité et de sexualité au-delà du système binaire occidental traditionnel, mais aussi sur tout le parcours de vie d’une personne trans contemporaine. Malgré la gravité des angoisses et même des traumatismes portés par ses Orlando, les scènes sont drôles, joyeuses, et ses Orlando, épanoui·e·s, candides et totalement, absolument ouvert·e·s et transparent·e·s.

Il flotte sur ce film exceptionnel une sensibilité chaleureuse qui découle des toutes premières scènes, filmées dans un sous-bois, au cœur d’une nature agréable, lumineuse. Les Orlando qui s’y promènent semblent traversé·e·s par un profond sentiment de sérénité et de joie, lequel se transmet ensuite comme une chaîne de bienveillance infinie à l’ensemble du récit et des personnages. Preciado a réussi quelque chose de rare avec ce film : créer une œuvre pamphlétaire non pas par les cris et la provocation, mais par les sourires et la sérénité. En démontrant que la vie, en son essence profonde, est un changement constant de soi, il démontre aussi que les personnes trans ne sont pas si dissemblables de tout le monde au fond; elles font partie de ce grand changement, de ce grand bouleversement de soi à une échelle peut-être différente des personnes cisgenres, mais une échelle qui demeure parfaitement humaine. Orlando, ma biographie politique est une œuvre portée par la grâce.

Ce texte est initialement paru dans le numéro 338 de la revue (printemps 2024)

No 339 – Ce ne peut être qu’une maison

18 juin 2024

C’EST L’HEURE BLEUE. L’heure où le temps bascule entre le jour et la nuit. Dans la pénombre incertaine, les couleurs prennent une autre teinte; les formes, un nouveau visage. Une bicyclette est abandonnée, en urgence, dans l’entrée. Ce ne peut être qu’un enfant; ce ne peut être que l’été. La rue semble vide, mais une lumière demeure. Une lumière de l’intérieur qui appelle à la chaleur, au confort, à l’intimité. Ce ne peut être qu’une maison.

La maison présente en couverture, c’est celle d’Adam (1). C’est une maison banale, comme tant d’autres. Un bungalow nord-américain, dans une banlieue pas si nantie, mais tout de même privilégiée. Dans sa banalité, la maison d’Adam transmet son essence. C’est le lieu de l’enfance, où l’on grandit et se construit, parfois dans la connivence, parfois dans la rivalité. C’est le lieu des premiers rêves, du réconfort et de la sécurité; le lieu où l’on reviendra toujours, ne serait-ce qu’en pensées; celui qui nous habitera longtemps, plus longtemps que nous l’avons habité, puisqu’il aura contribué à construire notre identité.

L’identité… n’est-ce pas un concept des plus fourbes ? Elle nous offre un fort sentiment de sécurité tout en nous poussant constamment au bord du précipice. Synonyme d’unité et de spécificité, elle est pourtant confrontée à un monde et une temporalité qui ne sont que changements. Sous ses rêves de solidité, elle s’apparente à une maison intérieure, un chez-soi fictif, que nous bâtissons sur des fondations pérennes et que nous continuons de monter, bloc après bloc, tout au long de notre vie. Loin des pailles et du bois, elle prône les briques et le béton. Et, donc, impossible d’imaginer qu’elle puisse s’envoler ou s’effondrer: le choc et la douleur seraient trop grands; l’effort de reconstruction, trop majeur. Mais les intempéries et les agressions viendront, nécessairement. Les possibilités de changement, de transformation et de métamorphose pleuvront. Ainsi, gagnons-nous vraiment à nous évertuer à construire cette maison en pierres ? En cherchant l’immuable, ne nous condamnons-nous pas à concevoir le changement comme une perte, une rupture, un dérangement détruisant du même coup une partie de nous-mêmes? En cherchant la cohésion, ne nous contraignons-nous pas à clôturer notre maison, engendrant des laissés-pour-compte et des duels entre ce qui est admis et n’est pas admis dans cette boîte identitaire ?

Que nous le veuillons ou non, que nous nous en rendions compte ou non, les boîtes qui nous habitent et nous entourent sont multiples, des boîtes qui, par leur identité, nous aident à définir la nôtre. Avec ses styles et ses approches, le cinéma offre aussi ses propres boîtes : le cinéma d’auteur, le cinéma commercial; le drame, la comédie, la science-fiction; le cinéma d’ici, le cinéma d’ailleurs, le québécois, le canadien, l’international, etc. Ces boîtes s’accumulent dans nos greniers personnels, pénétrant nos propres boîtes — le cinéma qu’on aime, celui que l’on n’aime pas — mais viennent aussi avec leur propre identité : une identité que nous définissons nous-mêmes, souvent socialement et collectivement. Si certaines boîtes peuvent sembler simples à définir, c’est évidemment celles qui touchent à la sphère du politique, qui engendrent leur lot de décisions sensibles. Ainsi, comment définissons-nous aujourd’hui « le cinéma québécois »? Un cinéma qui s’exprime, au moins partiellement, en joual ? Un cinéma tourné au Québec ? Un cinéma tourné n’importe où, mais au moins financé avec de l’argent du Québec ? Financé majoritairement avec de l’argent du Québec ? Un cinéma qui s’exprime dans n’importe quelle langue, filmé dans n’importe quel pays et réalisé par une personne résidant au Québec, si le film n’est pas produit financièrement par un autre pays? Un cinéma réalisé par une personne s’identifiant comme québécoise ?

Questionner ces catégorisations peut peut-être sembler futile, mais c’est nier qu’elles portent des identités qui, elles, nous habitent, nous construisent. Nous sommes encore loin de la paille qui pourrait s’envoler au moindre coup de vent. Mais nos maisons, de briques et de béton, illuminées dans la pénombre, peuvent sûrement accueillir chaleureusement nos corps qui, eux, comme Adam, changent, grandissent, se transforment et se métamorphosent.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Note
(1) Adam est le personnage principal d’Adam change lentement, premier long métrage de Joël Vaudreuil qui fait l’objet du dossier de ce numéro.

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