En couverture

No 340 – Un instant décisif

27 septembre 2024

ARRÊT SUR IMAGE. Un instant est figé, capturé. C’est Matt et Mara qui s’entrelacent, les deux personnages principaux du film éponyme Matt and Mara du cinéaste canadien Kazik Radwanski (1). Il et elle s’entrelacent. Ou il l’enlace. Comment savoir ? L’instant ne le dit pas. Les corps sont serrés; les têtes sont collées. Mais quelque chose cloche : le regard de Mara, son poing à demi fermé. Elle semble hésiter, ne pas être convaincue qu’elle devrait être là, dans ses bras. Y est-elle vraiment ? Là ? Elle semble ailleurs, avec elle-même ou dans un autre temps, peut-être.

Je ne peux m’empêcher de scruter l’image. De la regarder encore et encore. De la décrire, et tenter de la comprendre. J’ai toujours été subjuguée par les images, comme ensorcelée. Incapable de rationaliser comment et pourquoi une seule image peut dire et contenir autant. C’est sûrement pour cela que je suis allée étudier la photographie pendant trois ans, trop obsédée par leur magie. Cette image de Matt and Mara contient tout le film en un photogramme : l’amour, le doute, la déception, les choix. Un instant qui renferme tout, qui résume tout. Un instant décisif, comme l’a proposé le photographe Henri Cartier-Bresson. Dans une entrevue à Radio France (2), Gueorgui Pinkhassov, photographe de l’agence Magnum et ami de longue date de Cartier-Bresson, raconte que le concept d’instant décisif n’est pas tant, en fin de compte, ce que les gens ont pu en croire. Non, ce n’est pas un cliché impossible, un frein au parfait moment, au quelque dixième de seconde idéal. Ce sont plutôt des dizaines d’arrêts, de prises qui ne relèvent pas toutes de la trempe d’un génie. Ce sont des dizaines de captations spontanées parmi lesquelles il est ensuite possible de sélectionner cet « instant décisif ». Voilà qui brise un peu la magie.

Avec ses images mouvantes, est-ce que le cinéma est, lui, à jamais condamné à ne posséder aucun instant décisif, les images se noyant les unes dans les autres comme un flot incontrôlable et infini ? Pourtant, quand j’entends parler Pinkhassov des planches contact de Cartier-Bresson, je me dis que si le doigt — et la motivation — du photographe y était, les 24 négatifs d’un instant, vus à plat sur le papier photographique, pourraient être les 24 images nécessaires à la construction d’une seconde cinématographique. Et alors, l’instant décisif y serait, y vivrait, même s’il restait invisible.

Quand je vois l’image de Matt and Mara, je repense au film. Et je ne sais plus si cette image y réside. Est- ce que ce moment a eu lieu ? Je ne sais plus, et je préfère ne pas vérifier. Pour moi, ce moment y est même si je pense qu’il n’y est pas. Ce n’est peut-être qu’une mise en scène, qu’un moment planifié et joué pour la caméra. Un tableau déjà arrêté, sans mouvement. Ce n’est peut-être qu’une fiction. Comme tout le film, finalement. Une œuvre. Un mensonge. Jean-Luc Godard a dit : « La photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est 24 fois la vérité par seconde (3) ». Pourquoi mêler le mensonge et la vérité à tout cela ? La question est trop vaste.

Je ne sais pas pourquoi je vous parle de photographie puisque le film parle d’écriture, de littérature. Lorsque j’ai commencé à écrire — de la poésie, des nouvelles —, une autrice m’a dit que j’écrivais comme on prenait des photographies. Et puis, je suis devenue photographe et je me suis mise à écrire des textes pour accompagner mes images. Comme si l’un ne pouvait exister sans l’autre. Pour moi, du moins. Chacun incomplet. C’est peut-être pour cela que le cinéma relève de quelque chose d’encore plus grand, à mes yeux. Il est un tout. Un amalgame de plusieurs arts.

Et si l’instant décisif d’un film était une image, un son, un moment, un sentiment qui nous reste à l’esprit après le visionnement ? Un quelque chose qui encapsule, pour nous, l’entièreté de l’œuvre. Tout cela relève du souvenir. De l’amour. Pas l’amour que Matt a pour Mara ou que Mara a pour Matt. Plutôt de l’amour pour ce qui a peut-être été ou qui aurait pu être. Un amour de l’impossible et l’improbable.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes

(1) La photographie mentionnée est celle qui fait la couverture de ce numéro.

(2) « Cinq photos révélatrices. Épisode 1/5 : Henri Cartier-Bresson et la révolution de l’instant décisif », Ils ont changé le monde (balado), Radio France (26 juillet 2021).

(3) Cette citation est tirée de son film Le petit soldat (1963) et est, depuis, reprise encore et encore comme l’une des grandes citations de Godard.

No 339 – Ce ne peut être qu’une maison

18 juin 2024

C’EST L’HEURE BLEUE. L’heure où le temps bascule entre le jour et la nuit. Dans la pénombre incertaine, les couleurs prennent une autre teinte; les formes, un nouveau visage. Une bicyclette est abandonnée, en urgence, dans l’entrée. Ce ne peut être qu’un enfant; ce ne peut être que l’été. La rue semble vide, mais une lumière demeure. Une lumière de l’intérieur qui appelle à la chaleur, au confort, à l’intimité. Ce ne peut être qu’une maison.

La maison présente en couverture, c’est celle d’Adam (1). C’est une maison banale, comme tant d’autres. Un bungalow nord-américain, dans une banlieue pas si nantie, mais tout de même privilégiée. Dans sa banalité, la maison d’Adam transmet son essence. C’est le lieu de l’enfance, où l’on grandit et se construit, parfois dans la connivence, parfois dans la rivalité. C’est le lieu des premiers rêves, du réconfort et de la sécurité; le lieu où l’on reviendra toujours, ne serait-ce qu’en pensées; celui qui nous habitera longtemps, plus longtemps que nous l’avons habité, puisqu’il aura contribué à construire notre identité.

L’identité… n’est-ce pas un concept des plus fourbes ? Elle nous offre un fort sentiment de sécurité tout en nous poussant constamment au bord du précipice. Synonyme d’unité et de spécificité, elle est pourtant confrontée à un monde et une temporalité qui ne sont que changements. Sous ses rêves de solidité, elle s’apparente à une maison intérieure, un chez-soi fictif, que nous bâtissons sur des fondations pérennes et que nous continuons de monter, bloc après bloc, tout au long de notre vie. Loin des pailles et du bois, elle prône les briques et le béton. Et, donc, impossible d’imaginer qu’elle puisse s’envoler ou s’effondrer: le choc et la douleur seraient trop grands; l’effort de reconstruction, trop majeur. Mais les intempéries et les agressions viendront, nécessairement. Les possibilités de changement, de transformation et de métamorphose pleuvront. Ainsi, gagnons-nous vraiment à nous évertuer à construire cette maison en pierres ? En cherchant l’immuable, ne nous condamnons-nous pas à concevoir le changement comme une perte, une rupture, un dérangement détruisant du même coup une partie de nous-mêmes? En cherchant la cohésion, ne nous contraignons-nous pas à clôturer notre maison, engendrant des laissés-pour-compte et des duels entre ce qui est admis et n’est pas admis dans cette boîte identitaire ?

Que nous le veuillons ou non, que nous nous en rendions compte ou non, les boîtes qui nous habitent et nous entourent sont multiples, des boîtes qui, par leur identité, nous aident à définir la nôtre. Avec ses styles et ses approches, le cinéma offre aussi ses propres boîtes : le cinéma d’auteur, le cinéma commercial; le drame, la comédie, la science-fiction; le cinéma d’ici, le cinéma d’ailleurs, le québécois, le canadien, l’international, etc. Ces boîtes s’accumulent dans nos greniers personnels, pénétrant nos propres boîtes — le cinéma qu’on aime, celui que l’on n’aime pas — mais viennent aussi avec leur propre identité : une identité que nous définissons nous-mêmes, souvent socialement et collectivement. Si certaines boîtes peuvent sembler simples à définir, c’est évidemment celles qui touchent à la sphère du politique, qui engendrent leur lot de décisions sensibles. Ainsi, comment définissons-nous aujourd’hui « le cinéma québécois »? Un cinéma qui s’exprime, au moins partiellement, en joual ? Un cinéma tourné au Québec ? Un cinéma tourné n’importe où, mais au moins financé avec de l’argent du Québec ? Financé majoritairement avec de l’argent du Québec ? Un cinéma qui s’exprime dans n’importe quelle langue, filmé dans n’importe quel pays et réalisé par une personne résidant au Québec, si le film n’est pas produit financièrement par un autre pays? Un cinéma réalisé par une personne s’identifiant comme québécoise ?

Questionner ces catégorisations peut peut-être sembler futile, mais c’est nier qu’elles portent des identités qui, elles, nous habitent, nous construisent. Nous sommes encore loin de la paille qui pourrait s’envoler au moindre coup de vent. Mais nos maisons, de briques et de béton, illuminées dans la pénombre, peuvent sûrement accueillir chaleureusement nos corps qui, eux, comme Adam, changent, grandissent, se transforment et se métamorphosent.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Note
(1) Adam est le personnage principal d’Adam change lentement, premier long métrage de Joël Vaudreuil qui fait l’objet du dossier de ce numéro.

No 338 – N’ayez crainte : je ne crierai pas à la mort du 7e art

8 avril 2024

AU MOMENT OÙ J’ÉCRIS CES MOTS, voilà déjà deux semaines que Sora, le nouveau générateur d’images vidéo de haute qualité et de longue durée (une minute) a été lancé par OpenAI. Une révolution survenant à un rythme effréné et suivant une courbe de croissance exponentielle. Lorsque ces mots seront publiés, l’intelligence de Sora aura grandement évolué et d’autres générateurs auront peut-être même déjà vu le jour. Nous vivons une période de profonde métamorphose de l’image, de la photographie et, très bientôt, du cinéma. Mais n’ayez crainte : je ne crierai pas à la mort du 7e art.

En 1945, André Bazin, théoricien et critique de cinéma, a dit que l’arrivée de la photographie, avec son caractère de «reproduction mécanique», avait libéré les arts plastiques de leur «obsession du réalisme», leur « obsession de la ressemblance (1) ». L’essence de cette reproduction mécanique du monde réel est ainsi cette promesse que quelque chose a été (2), une promesse qui, « quelles que soient les objections de notre esprit critique », nous « [oblige à] croire à l’existence de l’objet représenté, effectivement re-présenté (3) ». À cette promesse de réalité s’est ajoutée pour plusieurs la notion de vérité, causant un tollé en 1982 lorsque le magazine National Geographic a publié une photographie modifiée des pyramides de Gizeh, montrant celles- ci plus rapprochées l’une de l’autre qu’en réalité. Ce fut, pour certains, le début de l’ère post-photographique ou tout simplement la mort de la photographie.

Tant de bouleversements basés sur une promesse. Si l’intelligence artificielle arrive, à son tour, avec sa promesse, j’imagine que celle-ci serait « tout est irréel ». Comme la photographie a un jour libéré les arts plastiques de leur obsession du réalisme, est-ce que l’IA libérera les arts de reproduction mécanique de leur contrat ? Les manipulations d’images sont, bien évidemment, chose courante depuis l’arrivée du numérique et même depuis les débuts de la photographie argentique. Ce que nous vivons plutôt, c’est une démocratisation exponentielle des moyens pour y parvenir, voire pour créer et produire sans aucune connexion physique directe avec le monde réel. Une démocratisation qui viendra nécessairement avec son coût et sa révolution.

Sommes-nous au début de l’ère où chaque individu pourra générer le film parfait, pour lui seul ? Des films sans longueurs, divertissants, émouvants, avec des effets spéciaux impeccables, de la lumière et des couleurs indépendantes de toute surprise et intempérie provenant du monde réel ? Est-ce que l’expertise n’aura plus besoin d’être acquise, mais sera plutôt accessible à tous et à toutes à condition de l’acheter et ce, à un prix de plus en plus dérisoire ? Et alors, quels films resteront ? Que restera-t-il à critiquer pour la critique ?

Un film, c’est bien davantage que des choix techniques, bien plus qu’un divertissement sans failles, qu’une illusion pleine d’émotions : c’est un acte de communication. C’est la prise de parole d’une personne qui souhaite partager quelque chose avec le monde. Regarder — et critiquer — une œuvre cinématographique, c’est ainsi chercher à comprendre le discours qui la sous-tend, c’est le vivre, le ressentir et le partager de nouveau, sous d’autres termes, d’autres angles, d’autres perspectives et d’autres sensibilités. Derrière un discours, il restera toujours une voix. Et cette voix, pour être unique et riche, restera — je l’espère — toujours d’abord marquée par une expérience humaine spécifique du monde. Cette expérience est — j’ose croire — la première chose qui survivra et qui constituera l’essence de l’œuvre d’art que nous continuerons à prendre plaisir à découvrir, scruter, écouter, comprendre.

C’est dans cette perspective de penser les films au-delà de leurs minutes à l’écran, de les penser comme des processus, que je suis heureuse d’inaugurer une nouvelle section à la revue : le cahier d’étude. Cette section, que j’espère poursuivre dans de prochains numéros et qui trouve son extension sur la page couverture, propose une série d’images tirées de la période de recherche d’un film — ici Soleils Atikamekw. Je voudrais sincèrement remercier la cinéaste Chloé Leriche, le photographe Glauco Bermudez et notre designer graphique Simon Fortin pour le temps, la confiance et la collaboration inestimables.

Bonne lecture, bonne découverte, bon cinéma.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes
(1) André Bazin. « Ontologie de l’image photographique », in : Qu’est-ce que le cinéma ? Paris : Les Éditions du Cerf, 1981 [1945], p. 12.
(2) Cette théorie a été proposée et développée par Roland Barthes dans son livre La chambre claire — Note sur la photographie. Paris : Cahiers du cinéma; Gallimard; Seuil, 2013 [1980].
(3) André Bazin, ouvrage déjà cité, p. 13.

No 337 – L’heure des adieux

24 janvier 2024

Je ferai cette annonce sans ambages : ceci sera mon dernier mot de la rédaction pour Séquences. Après quatre années et 17 numéros à titre de rédacteur en chef, je tire tristement ma révérence. La raison? Il y en a plusieurs — certaines n’ont pas à être étalées ici —, mais essentiellement, je n’arrive plus à concilier les responsabilités qui incombent à ce poste important avec celles liées à la salle de cinéma que j’ai fondée à Québec l’an dernier avec Ariane-Caron Lachance, le Cinéma Beaumont. Le succès de notre projet, bien qu’il ne nous surprenne pas, a néanmoins dépassé nos attentes, et il m’est impossible aujourd’hui de porter ce projet important pour la vie cinéphile de ma ville et consacrer le même temps et sérieux à la revue. Depuis quelque temps, je sentais que c’était ma vie personnelle qui écopait de mon horaire de plus en plus chargé. Je laisse donc ma place dans le but de mieux concentrer mes énergies. 

J’ai accepté de succéder à Élie Castiel en 2019 à l’invitation d’André Caron, à une époque où notre salle de cinéma n’était encore qu’un vague rêve à peine formulé. Diriger une revue de cinéma était une occasion trop belle pour la laisser passer, la consécration d’une dizaine d’années passées à faire de la critique cinématographique pour diverses publications (24 images, Spirale et Séquences, bien sûr), ainsi que de la radio et de la télévision comme chroniqueur et animateur. Jamais ne m’avait-on confié autant de responsabilités depuis la fin de mes études en littérature, cinéma et journalisme, et je crois rétrospectivement m’être assez bien tiré d’affaires, en brassant la structure de la revue, en ajoutant plusieurs nouvelles plumes à notre équipe et en travaillant d’arrache-pied afin de rendre chaque numéro attrayant à l’œil — Séquences est une revue imprimée après tout —, notamment grâce à des couvertures illustrées par des artistes québécois et internationaux de grand talent. La réception à la maison de chaque numéro fraîchement imprimé, l’odeur fraîche de l’encre, était chaque fois un grand moment de fierté pour moi. 

Je continue de croire à la nécessité de la critique et à l’existence de Séquences, qui existe — il faut le souligner — depuis 1955. Cette revue est née d’une volonté d’accompagner les cinéclubs catholiques montréalais et de former intellectuellement les jeunes cinéphiles d’alors. Cette mission demeure, en excluant évidemment volet religieux : celle d’être accessible et de s’adresser tant aux amateurs qu’aux cinéphiles les plus pointus. À mon arrivée en poste, j’ai voulu accentuer ce ton plus direct de la revue, qui nous a toujours distingués de nos « compétiteurs ». J’espère que ma ou mon remplaçant, qui intégrera la revue  au moment où elle célébrera ses 70 ans, saura à la fois respecter l’âme de la publication et lui donner une saveur et une énergie unique. 

Je tiens à remercier mes deux principaux collègues avec lesquels j’ai collaboré à la conception de ces numéros, soit Claire Valade à la correction des textes et Simon Fortin au design graphique. Ce sont les échanges avec eux et leur professionnalisme contagieux qui me manqueront le plus. Je tiens également à remercier Yves Beauregard, directeur de la revue depuis 1994, de m’avoir fait confiance. 

Je ne disparaîtrai pas complètement pour autant! J’ai l’intention de continuer à contribuer à la revue comme critique. Vous pourrez également me lire occasionnellement sur le site web et dans les numéros papier de Nouveau projet. Et si jamais vous passez dans le fabuleux quartier Saint-Roch de Québec, je vous invite à venir me saluer dans notre cinéma qui me tient énormément à cœur. Une chose est sûre : jamais ma passion pour le cinéma n’a été autant dévorante qu’en ce moment. 

Merci à vous,

JASON BÉLIVEAU — RÉDACTEUR EN CHEF

Bungalow

7 avril 2023

Ma pauvreté a causé mes largesses

Jason Béliveau

Un grand capitaliste a dit un jour : c’est en possédant que l’on s’appartient. Les milléniaux, génération de laissés-pour-compte à l’autel du libéralisme économique, ne sont pas en reste de ce grand rêve de l’accès à la propriété. Ils mettront leur vie à crédit afin de devenir les détenteurs/détenus d’une parcelle de terrain qu’ils considéreront ironiquement comme leur mais qui les emprisonnera. Mais aucun logis ne peut résister au souffle du grand méchant loup. D’autant plus lorsque ledit logis est mal isolé.

Bungalow de Lawrence Côté-Collins est ce qu’on appelle en anglais un cautionnary tale. Si Le petit chaperon rouge mettait en garde contre le danger de parler à des inconnus, aussi bienveillants puissent-ils paraître, ce film grinçant, sorti un peu de nulle part, prévient les jeunes tourtereaux d’aujourd’hui des malheurs que peut entraîner l’achat d’une première maison. Il s’agit d’une fable moderne à la lentille grossissante jusqu’à la déformation, mais qui ne perd jamais de vue ses enjeux humains. Rarement le mauvais goût aura été aussi exquis.

Nos « héros » sont Sarah (Sonia Cordeau) et Jonathan (Guillaume Cyr), couple ordinaire d’une classe tout ce qu’il y a de plus moyenne. Elle travaille dans une boutique de vêtements, style Le Pentagone, et fait de ses ongles d’impressionnantes œuvres d’art. Il galère dans une usine et, dans ses temps libres, construit des cottes de mailles et joue aux cartes Magic. Sans grands moyens, ils parviennent à s’offrir une bicoque digne d’un film d’horreur des années 1940, petit nid croche qu’ils espèrent bâtir à leur convenance. Mais rapidement, sous les couches stratifiées de saleté, une pléthore de vices cachés fait surface : les murs suintent d’humidité, la tuyauterie est en plomb et une fournaise à l’huile au sous-sol lâche sans cesse des plaintes gutturales à glacer le sang. Les travaux pressent et l’anxiété percole. Après une première tentative désastreuse de rénovation par un ami incompétent de Jonathan, Sarah engage une femme à tout faire (Ève Landry), tentatrice experte qui viendra compliquer la dynamique déjà chambranlante du couple. Comment garder la tête hors de l’eau lorsqu’on n’a pas les moyens de ses rêves?

« Watch out, les p’tites rénos ! »
Dans son court texte Why We Crave Horror Movies (Pourquoi avons-nous soif de films d’horreur) (1), Stephen King avance que l’expérience extérieure de l’horrifique rétablit chez le spectateur un sentiment de normalité. Il est réconfortant de savoir que nos vies sont au fond bien tranquilles comparées à celle d’une femme pourchassée par un maniaque à la tronçonneuse. Il va ensuite plus loin en affirmant que nous retirons même du plaisir à voir les autres souffrir, que le film d’horreur ouvre momentanément un espace où tout est permis. Bungalow est en ce sens un pur film d’horreur. Il y a un plaisir morbide à voir ce couple se démener dans une situation désastreuse au possible, qui rappelle dans un registre plus corrosif The Money Pit de Richard Benjamin, qui mettait en vedette Tom Hanks et Shelley Long, et l’épisode « Hurricane Neddy » (saison 8) des Simpsons où les habitants de Springfield construisent de bon cœur, mais sans aptitude, une nouvelle maison pour Flanders.

Remarquée en 2016 avec le faux documentaire Écartée, Lawrence Côté-Collins comprend cette ambiguïté centrale à son film : nous souhaitons le meilleur pour Sarah et Jonathan, mais une partie de nous se délecte à voir jusqu’où ira la catastrophe. Bungalow a la dégaine d’une pièce de théâtre d’été possédée par Satan, un savant sketch de Claude Meunier pris en otage par Robert Morin à la façon de Quiconque meurt, meurt à douleur. Côté-Collins se réclame du cinéma de Morin (il a été son mentor et fait une brève apparition dans le film); il est même possible d’avancer qu’elle fait pour sa génération ce que Morin avait fait pour la sienne avec Le problème d’infiltration. Si l’univers de Louis (Christian Bégin) s’écroulait sous le poids de son statut de parvenu dans le film de Morin, celui de Sarah et Jonathan peine à s’échafauder. Mais les comparaisons avec l’enfant terrible de Yes Sir! Madame… peuvent s’arrêter ici car, malgré le talent indéniable de Morin, jamais il n’aurait pu traiter des tourments propres aux milléniaux avec autant d’acuité et d’humour.

C’est d’ailleurs le scénario de Côté-Collins et d’Alexandre Auger (coscénariste de Prank et des Barbares de La Malbaie de Vincent Biron, et du court métrage Landgraves de Jean-François Leblanc) qui rend l’ensemble, malgré quelques largesses de ton, hautement crédible. Truffé de répliques savoureuses à fort potentiel de citations dans vos prochains partys, il fait de chaque pièce de la maison un défi à conquérir (la salle de bain verte, la chambre principale jaune, la cuisine rouge) et propose plusieurs scènes déjà classiques à nos yeux (celle de l’émission de télévision de rénovation, pour n’en nommer qu’une) où l’ordinaire est à la fois tourné en dérision et célébré. À cet effet, le travail du directeur artistique Stéphane Grisé rend magnifiquement le kitsch des banlieues 2.0, où les éclairages à DEL multicolores côtoient les imprimés de paroles inspirantes en vinyle. Au cinéma, le laid se travaille tout autant que le beau.

Mais sans des comédiens capables, la satire perdrait en précision. Cordeau et Cyr jouent juste, sans verser dans la caricature. Autour d’eux, Ève Landry, Martin Larocque en tenancier de bar philosophe (qui livre un incroyable monologue sur le capitalisme et la surconsommation) et Geneviève Schmidt en meilleure amie prophétesse de malheur complètent une distribution impeccable. Le cinéma québécois actuel n’est plus celui de la grisaille des drames naturalistes auquel les 20 dernières années nous ont habitués. Le film grand public côtoie maintenant le cinéma de genre, le film d’horreur inspiré et les récits d’apprentissage sensibles. Néanmoins, Bungalow demeure dans notre paysage une anomalie plus que bienvenue, une comédie trash jamais gratuite ou facile. Nous ne serions pas du tout surpris si ce film devenait aussi culte que des ovnis comme Daytona (Orkestra Amerika, 2004) ou Carnaval (Alexandre Lavigne, 2019).

Notes
(1) Stephen King, « Why We Crave Horror Movies », University of Massachusetts Lowell, [en ligne], https://faculty.uml.edu/bmarshall/lowell/whywecravehorrormovies.pdf (page consultée le 7 mars 2023).

28e Festival Cinemania – Films vus

9 novembre 2022

DANIEL RACINE

À mi-parcours de cette nouvelle édition du Festival Cinemania, fort est de constater qu’il y a d’excellents scénaristes et de fabuleux interprètes. Si tous les fils de l’histoire doivent être savamment maîtrisés par ceux et celles qui les inventent, cela prend des actrices et des acteurs capables de les incarner, d’en comprendre toutes les nuances pour créer devant nos yeux des personnages crédibles auxquels nous pouvons facilement et rapidement nous attacher. Et au bout, un ou une cinéaste habile à rassembler ces forces vives et d’en faire un tout cohérent, teinté de ses propres couleurs. Voici donc un survol parmi tous les films vus, dont certains sortiront dans les prochains mois, d’œuvres portées par ces combinaisons gagnantes entre les différents métiers de cet art si lumineux.

Corsage (Marie Kreutzer, Autriche/Allemagne/Luxembourg/France)
L’idée de remettre au goût du jour la célèbre impératrice d’Autriche et de la Hongrie avait de quoi piquer la curiosité. Car tout le monde a en tête la scintillante trilogie des Sissi réalisée par Ernst Marischka et mettant en vedette la jeune Romy Schneider (série de films qui la rendront célèbre). Avec Corsage, comme son titre indique si bien l’étouffante réalité de ce poste, la réalisatrice Marie Kreutzer a choisi une approche contemporaine pour dénoncer la position muette de femme issue de la monarchie.  C’est la luxembourgeoise Vicky Krieps qui donne vie à Élisabeth Amélie Eugénie de Wittelsbach dites « Sissi », avec toute la grâce et la force dont elle est capable. Un peu comme Kristen Stewart dans son interprétation de Lady Di dans le Spencer de Pablo Larraín, la « Sissi » (surnom que nous entendrons mentionner qu’une seule fois) de Krieps se sent coincée et à l’étroit dans son rôle représentatif, et Marie Kreutzer montre à quel point sa protagoniste était précurseuse et sensible aux arts et aux négligés. Un inspirant portrait d’une figure historique qui méritait d’être dépoussiérée.

La nuit du 12 (Dominik Moll, France/Belgique)
Dominik Moll est surtout reconnu pour ses drames policiers qui se passent hors des grands centres, brouillant ainsi nos repères, lui permettant d’avoir toujours une carte scénaristique l’avantageant dans son jeu. Depuis son populaire Harry, un ami qui vous veut du bien, Moll ne réussissait pas à nous épater autant, nous offrant des films honnêtes comme Seules les bêtes et Lemming. Avec La nuit du 12, le cinéaste nous propose peut-être son meilleur film, où tous les éléments se mettent en place au bon moment, nous plongeant au cœur d’une enquête qui aurait pu sembler facile à résoudre. Et pourtant, les deux principaux policiers que nous suivons, joués par le cérébral Bastien Bouillon et l’émotif Bouli Lanners, voient le coupable de la mort tragique d’une jeune femme leurs échapper parmi les fausses pistes. Précis sans être clinique, la fluidité du scénario est exemplaire et les interprétations de l’ensemble du corps de jeu font mouche. La nuit du 12 est un solide film de genre, humble et sans flafla inutile.

Les amandiers (Valeria Bruni-Tedeschi, France/Italie)
Oui, il y a beaucoup (trop!) de récits initiatiques (les fameux coming of age) depuis quelques années, ces films étant devenus un genre en soi. Ce qui distingue Les amandiers, c’est que la cinéaste et comédienne Valeria Bruni-Tedeschi nous permet de partager et surtout de vivre les joies et les angoisses d’une cohorte d’étudiants de théâtre. Et il s’agit d’une école bien précise, l’école du théâtre des Amandiers de Nanterre, fondée par Patrice Chéreau (aussi réalisateur, entre autres de La reine Margot et de Ceux qui m’aiment prendront le train) et Pierre Romans durant les années 1980. Une farandole de nouveaux visages (dont Nadia Tereszkiewicz, la babysitter de Monia Chokri), tous criant de vérité, nous interpellent, se bousculent entre eux, se rassemblent et finissent par partager des moments forts de leur période d’apprentissage. Bruni-Tedeschi dirige cet ensemble avec une écoute active et une finesse, dans son dosage des émotions vives, offrant à l’occasion des excès tout de suite compensés par de sublimes moments auxquels nous pouvons tous et toutes nous identifier. Et Louis Garrel trouve dans le rôle de Patrice Chéreau, l’un de ses plus beaux protagonistes, entre l’exaltation et une profonde tristesse refoulée.

Peter Von Kant (François Ozon, France)
En découvrant le Peter Von Kant de François Ozon, nous retrouvons le bonheur de côtoyer le fantôme de Rainer Werner Fassbinder. Le réalisateur de Huit femmes semble animé des mêmes désirs qu’à l’époque de Gouttes d’eau sur pierres brûlantes (son autre adaptation de Fassbinder, avec le regretté Bernard Giraudeau), soit ceux de rendre hommage au cinéaste et dramaturge allemand, mais aussi celui de s’amuser avec des personnages typés et parfois grotesques. Dans le rôle-titre, Denis Ménochet nous montre une nouvelle palette de couleurs très éclatante dans son registre de jeu, son Von Kant étant tout simplement plus grand que nature. L’humour est incisif, juste assez mordant, et l’ensemble est un ravissement pour tout cinéphile averti, avec une Isabelle Adjani trop rare et surtout, la belle surprise, la présence de Hanna Schygulla qui avait collaboré sur une vingtaine de films de Fassbinder, dont Le mariage de Maria Braun et Lili Marleen.

Pour la programmation complète festivalcinemania.com. Bonne fin de festival!

La semaine de la critique de la Berlinale 2022, une épopée cinématographique

1er mars 2022

La semaine de la critique de Berlin nous présente des œuvres étranges et déroutantes, aux propositions cinématographiques expérimentales. Les réalisateurs n’hésitent pas à mettre au rebut les techniques classiques pour se confronter, et plus encore, nous confronter, à de nouvelles façons de raconter des histoires. Replaçant au centre de leurs créations le pouvoir des images, les cinéastes s’abrogent de toute linéarité narrative et ouvrent la porte au flux infini des couleurs, des sons, de ces moments de vies capturé par leurs caméras.  Avec Notes for a Déja Vu, le collectif mexicain Los Ingrávidos nous propose une accumulation d’images d’archives, métaphore des souvenirs qui s’amoncellent dans nos mémoires. La voix off répète inlassablement « memories are gone but images are here ». Alors que les souvenirs s’effacent, les images, gravées sur la pellicule, demeurent, à l’abri des affres du temps. La caméra devient une boîte à fantômes encapsulant les âmes à travers son objectif.

Love is a Dog From Hell de Khavn de la Cruz

Les grands mythes de la littérature sont également remis au goût du jour, de manière plus trash, plus colorés, plus sexuels aussi. De Nosferatu à Orphée, en passant par des adaptations de Shakespeare ou encore de Bukowski, c’est une réflexion sur l’art en général qui nous est proposée ici. Intitulée « Mythunderstanding », la catégorie rassemblant le film Love is a Dog From Hell de Khavn de la Cruz et Sycorax de Lois Patiño et Matías Piñeiro, nous montre que le cinéma lui-même est créateur de mythes. Les images se mêlent et s’entremêlent, les couleurs se déchaînent, la musique exulte et accompagne l’errance de nos personnages. Tous ces films ont la particularité de nous offrir un voyage à travers l’espace et le temps, à la recherche d’une quintessence, d’un art fait de sensation et d’émotions. Parfois hermétiques et obscures, certaines œuvres peinent à nous embarquer dans leurs univers délirants, mais elles soulignent toutefois l’horizon immense, aux régions encore inconnues, que forme le cinéma. S’il faut s’accrocher pour se laisser entraîner, les propositions sont tellement étonnantes que nous nous prêtons au jeu, cherchant à comprendre messages cachés et références implicites.

La semaine de la critique de Berlin nous sert sur un plateau des films engagés, disséquant les images pour en extraire la substantifique moelle, celle qui fait de l’art une entité toujours en mouvement, toujours expérimentant, celle qui fait du cinéma le septième art et non pas un simple divertissement.  

CAMILLE SAINSON

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