En couverture

No 337 – L’heure des adieux

24 janvier 2024

Je ferai cette annonce sans ambages : ceci sera mon dernier mot de la rédaction pour Séquences. Après quatre années et 17 numéros à titre de rédacteur en chef, je tire tristement ma révérence. La raison? Il y en a plusieurs — certaines n’ont pas à être étalées ici —, mais essentiellement, je n’arrive plus à concilier les responsabilités qui incombent à ce poste important avec celles liées à la salle de cinéma que j’ai fondée à Québec l’an dernier avec Ariane-Caron Lachance, le Cinéma Beaumont. Le succès de notre projet, bien qu’il ne nous surprenne pas, a néanmoins dépassé nos attentes, et il m’est impossible aujourd’hui de porter ce projet important pour la vie cinéphile de ma ville et consacrer le même temps et sérieux à la revue. Depuis quelque temps, je sentais que c’était ma vie personnelle qui écopait de mon horaire de plus en plus chargé. Je laisse donc ma place dans le but de mieux concentrer mes énergies. 

J’ai accepté de succéder à Élie Castiel en 2019 à l’invitation d’André Caron, à une époque où notre salle de cinéma n’était encore qu’un vague rêve à peine formulé. Diriger une revue de cinéma était une occasion trop belle pour la laisser passer, la consécration d’une dizaine d’années passées à faire de la critique cinématographique pour diverses publications (24 images, Spirale et Séquences, bien sûr), ainsi que de la radio et de la télévision comme chroniqueur et animateur. Jamais ne m’avait-on confié autant de responsabilités depuis la fin de mes études en littérature, cinéma et journalisme, et je crois rétrospectivement m’être assez bien tiré d’affaires, en brassant la structure de la revue, en ajoutant plusieurs nouvelles plumes à notre équipe et en travaillant d’arrache-pied afin de rendre chaque numéro attrayant à l’œil — Séquences est une revue imprimée après tout —, notamment grâce à des couvertures illustrées par des artistes québécois et internationaux de grand talent. La réception à la maison de chaque numéro fraîchement imprimé, l’odeur fraîche de l’encre, était chaque fois un grand moment de fierté pour moi. 

Je continue de croire à la nécessité de la critique et à l’existence de Séquences, qui existe — il faut le souligner — depuis 1955. Cette revue est née d’une volonté d’accompagner les cinéclubs catholiques montréalais et de former intellectuellement les jeunes cinéphiles d’alors. Cette mission demeure, en excluant évidemment volet religieux : celle d’être accessible et de s’adresser tant aux amateurs qu’aux cinéphiles les plus pointus. À mon arrivée en poste, j’ai voulu accentuer ce ton plus direct de la revue, qui nous a toujours distingués de nos « compétiteurs ». J’espère que ma ou mon remplaçant, qui intégrera la revue  au moment où elle célébrera ses 70 ans, saura à la fois respecter l’âme de la publication et lui donner une saveur et une énergie unique. 

Je tiens à remercier mes deux principaux collègues avec lesquels j’ai collaboré à la conception de ces numéros, soit Claire Valade à la correction des textes et Simon Fortin au design graphique. Ce sont les échanges avec eux et leur professionnalisme contagieux qui me manqueront le plus. Je tiens également à remercier Yves Beauregard, directeur de la revue depuis 1994, de m’avoir fait confiance. 

Je ne disparaîtrai pas complètement pour autant! J’ai l’intention de continuer à contribuer à la revue comme critique. Vous pourrez également me lire occasionnellement sur le site web et dans les numéros papier de Nouveau projet. Et si jamais vous passez dans le fabuleux quartier Saint-Roch de Québec, je vous invite à venir me saluer dans notre cinéma qui me tient énormément à cœur. Une chose est sûre : jamais ma passion pour le cinéma n’a été autant dévorante qu’en ce moment. 

Merci à vous,

JASON BÉLIVEAU — RÉDACTEUR EN CHEF

Bungalow

7 avril 2023

Ma pauvreté a causé mes largesses

Jason Béliveau

Un grand capitaliste a dit un jour : c’est en possédant que l’on s’appartient. Les milléniaux, génération de laissés-pour-compte à l’autel du libéralisme économique, ne sont pas en reste de ce grand rêve de l’accès à la propriété. Ils mettront leur vie à crédit afin de devenir les détenteurs/détenus d’une parcelle de terrain qu’ils considéreront ironiquement comme leur mais qui les emprisonnera. Mais aucun logis ne peut résister au souffle du grand méchant loup. D’autant plus lorsque ledit logis est mal isolé.

Bungalow de Lawrence Côté-Collins est ce qu’on appelle en anglais un cautionnary tale. Si Le petit chaperon rouge mettait en garde contre le danger de parler à des inconnus, aussi bienveillants puissent-ils paraître, ce film grinçant, sorti un peu de nulle part, prévient les jeunes tourtereaux d’aujourd’hui des malheurs que peut entraîner l’achat d’une première maison. Il s’agit d’une fable moderne à la lentille grossissante jusqu’à la déformation, mais qui ne perd jamais de vue ses enjeux humains. Rarement le mauvais goût aura été aussi exquis.

Nos « héros » sont Sarah (Sonia Cordeau) et Jonathan (Guillaume Cyr), couple ordinaire d’une classe tout ce qu’il y a de plus moyenne. Elle travaille dans une boutique de vêtements, style Le Pentagone, et fait de ses ongles d’impressionnantes œuvres d’art. Il galère dans une usine et, dans ses temps libres, construit des cottes de mailles et joue aux cartes Magic. Sans grands moyens, ils parviennent à s’offrir une bicoque digne d’un film d’horreur des années 1940, petit nid croche qu’ils espèrent bâtir à leur convenance. Mais rapidement, sous les couches stratifiées de saleté, une pléthore de vices cachés fait surface : les murs suintent d’humidité, la tuyauterie est en plomb et une fournaise à l’huile au sous-sol lâche sans cesse des plaintes gutturales à glacer le sang. Les travaux pressent et l’anxiété percole. Après une première tentative désastreuse de rénovation par un ami incompétent de Jonathan, Sarah engage une femme à tout faire (Ève Landry), tentatrice experte qui viendra compliquer la dynamique déjà chambranlante du couple. Comment garder la tête hors de l’eau lorsqu’on n’a pas les moyens de ses rêves?

« Watch out, les p’tites rénos ! »
Dans son court texte Why We Crave Horror Movies (Pourquoi avons-nous soif de films d’horreur) (1), Stephen King avance que l’expérience extérieure de l’horrifique rétablit chez le spectateur un sentiment de normalité. Il est réconfortant de savoir que nos vies sont au fond bien tranquilles comparées à celle d’une femme pourchassée par un maniaque à la tronçonneuse. Il va ensuite plus loin en affirmant que nous retirons même du plaisir à voir les autres souffrir, que le film d’horreur ouvre momentanément un espace où tout est permis. Bungalow est en ce sens un pur film d’horreur. Il y a un plaisir morbide à voir ce couple se démener dans une situation désastreuse au possible, qui rappelle dans un registre plus corrosif The Money Pit de Richard Benjamin, qui mettait en vedette Tom Hanks et Shelley Long, et l’épisode « Hurricane Neddy » (saison 8) des Simpsons où les habitants de Springfield construisent de bon cœur, mais sans aptitude, une nouvelle maison pour Flanders.

Remarquée en 2016 avec le faux documentaire Écartée, Lawrence Côté-Collins comprend cette ambiguïté centrale à son film : nous souhaitons le meilleur pour Sarah et Jonathan, mais une partie de nous se délecte à voir jusqu’où ira la catastrophe. Bungalow a la dégaine d’une pièce de théâtre d’été possédée par Satan, un savant sketch de Claude Meunier pris en otage par Robert Morin à la façon de Quiconque meurt, meurt à douleur. Côté-Collins se réclame du cinéma de Morin (il a été son mentor et fait une brève apparition dans le film); il est même possible d’avancer qu’elle fait pour sa génération ce que Morin avait fait pour la sienne avec Le problème d’infiltration. Si l’univers de Louis (Christian Bégin) s’écroulait sous le poids de son statut de parvenu dans le film de Morin, celui de Sarah et Jonathan peine à s’échafauder. Mais les comparaisons avec l’enfant terrible de Yes Sir! Madame… peuvent s’arrêter ici car, malgré le talent indéniable de Morin, jamais il n’aurait pu traiter des tourments propres aux milléniaux avec autant d’acuité et d’humour.

C’est d’ailleurs le scénario de Côté-Collins et d’Alexandre Auger (coscénariste de Prank et des Barbares de La Malbaie de Vincent Biron, et du court métrage Landgraves de Jean-François Leblanc) qui rend l’ensemble, malgré quelques largesses de ton, hautement crédible. Truffé de répliques savoureuses à fort potentiel de citations dans vos prochains partys, il fait de chaque pièce de la maison un défi à conquérir (la salle de bain verte, la chambre principale jaune, la cuisine rouge) et propose plusieurs scènes déjà classiques à nos yeux (celle de l’émission de télévision de rénovation, pour n’en nommer qu’une) où l’ordinaire est à la fois tourné en dérision et célébré. À cet effet, le travail du directeur artistique Stéphane Grisé rend magnifiquement le kitsch des banlieues 2.0, où les éclairages à DEL multicolores côtoient les imprimés de paroles inspirantes en vinyle. Au cinéma, le laid se travaille tout autant que le beau.

Mais sans des comédiens capables, la satire perdrait en précision. Cordeau et Cyr jouent juste, sans verser dans la caricature. Autour d’eux, Ève Landry, Martin Larocque en tenancier de bar philosophe (qui livre un incroyable monologue sur le capitalisme et la surconsommation) et Geneviève Schmidt en meilleure amie prophétesse de malheur complètent une distribution impeccable. Le cinéma québécois actuel n’est plus celui de la grisaille des drames naturalistes auquel les 20 dernières années nous ont habitués. Le film grand public côtoie maintenant le cinéma de genre, le film d’horreur inspiré et les récits d’apprentissage sensibles. Néanmoins, Bungalow demeure dans notre paysage une anomalie plus que bienvenue, une comédie trash jamais gratuite ou facile. Nous ne serions pas du tout surpris si ce film devenait aussi culte que des ovnis comme Daytona (Orkestra Amerika, 2004) ou Carnaval (Alexandre Lavigne, 2019).

Notes
(1) Stephen King, « Why We Crave Horror Movies », University of Massachusetts Lowell, [en ligne], https://faculty.uml.edu/bmarshall/lowell/whywecravehorrormovies.pdf (page consultée le 7 mars 2023).

28e Festival Cinemania – Films vus

9 novembre 2022

DANIEL RACINE

À mi-parcours de cette nouvelle édition du Festival Cinemania, fort est de constater qu’il y a d’excellents scénaristes et de fabuleux interprètes. Si tous les fils de l’histoire doivent être savamment maîtrisés par ceux et celles qui les inventent, cela prend des actrices et des acteurs capables de les incarner, d’en comprendre toutes les nuances pour créer devant nos yeux des personnages crédibles auxquels nous pouvons facilement et rapidement nous attacher. Et au bout, un ou une cinéaste habile à rassembler ces forces vives et d’en faire un tout cohérent, teinté de ses propres couleurs. Voici donc un survol parmi tous les films vus, dont certains sortiront dans les prochains mois, d’œuvres portées par ces combinaisons gagnantes entre les différents métiers de cet art si lumineux.

Corsage (Marie Kreutzer, Autriche/Allemagne/Luxembourg/France)
L’idée de remettre au goût du jour la célèbre impératrice d’Autriche et de la Hongrie avait de quoi piquer la curiosité. Car tout le monde a en tête la scintillante trilogie des Sissi réalisée par Ernst Marischka et mettant en vedette la jeune Romy Schneider (série de films qui la rendront célèbre). Avec Corsage, comme son titre indique si bien l’étouffante réalité de ce poste, la réalisatrice Marie Kreutzer a choisi une approche contemporaine pour dénoncer la position muette de femme issue de la monarchie.  C’est la luxembourgeoise Vicky Krieps qui donne vie à Élisabeth Amélie Eugénie de Wittelsbach dites « Sissi », avec toute la grâce et la force dont elle est capable. Un peu comme Kristen Stewart dans son interprétation de Lady Di dans le Spencer de Pablo Larraín, la « Sissi » (surnom que nous entendrons mentionner qu’une seule fois) de Krieps se sent coincée et à l’étroit dans son rôle représentatif, et Marie Kreutzer montre à quel point sa protagoniste était précurseuse et sensible aux arts et aux négligés. Un inspirant portrait d’une figure historique qui méritait d’être dépoussiérée.

La nuit du 12 (Dominik Moll, France/Belgique)
Dominik Moll est surtout reconnu pour ses drames policiers qui se passent hors des grands centres, brouillant ainsi nos repères, lui permettant d’avoir toujours une carte scénaristique l’avantageant dans son jeu. Depuis son populaire Harry, un ami qui vous veut du bien, Moll ne réussissait pas à nous épater autant, nous offrant des films honnêtes comme Seules les bêtes et Lemming. Avec La nuit du 12, le cinéaste nous propose peut-être son meilleur film, où tous les éléments se mettent en place au bon moment, nous plongeant au cœur d’une enquête qui aurait pu sembler facile à résoudre. Et pourtant, les deux principaux policiers que nous suivons, joués par le cérébral Bastien Bouillon et l’émotif Bouli Lanners, voient le coupable de la mort tragique d’une jeune femme leurs échapper parmi les fausses pistes. Précis sans être clinique, la fluidité du scénario est exemplaire et les interprétations de l’ensemble du corps de jeu font mouche. La nuit du 12 est un solide film de genre, humble et sans flafla inutile.

Les amandiers (Valeria Bruni-Tedeschi, France/Italie)
Oui, il y a beaucoup (trop!) de récits initiatiques (les fameux coming of age) depuis quelques années, ces films étant devenus un genre en soi. Ce qui distingue Les amandiers, c’est que la cinéaste et comédienne Valeria Bruni-Tedeschi nous permet de partager et surtout de vivre les joies et les angoisses d’une cohorte d’étudiants de théâtre. Et il s’agit d’une école bien précise, l’école du théâtre des Amandiers de Nanterre, fondée par Patrice Chéreau (aussi réalisateur, entre autres de La reine Margot et de Ceux qui m’aiment prendront le train) et Pierre Romans durant les années 1980. Une farandole de nouveaux visages (dont Nadia Tereszkiewicz, la babysitter de Monia Chokri), tous criant de vérité, nous interpellent, se bousculent entre eux, se rassemblent et finissent par partager des moments forts de leur période d’apprentissage. Bruni-Tedeschi dirige cet ensemble avec une écoute active et une finesse, dans son dosage des émotions vives, offrant à l’occasion des excès tout de suite compensés par de sublimes moments auxquels nous pouvons tous et toutes nous identifier. Et Louis Garrel trouve dans le rôle de Patrice Chéreau, l’un de ses plus beaux protagonistes, entre l’exaltation et une profonde tristesse refoulée.

Peter Von Kant (François Ozon, France)
En découvrant le Peter Von Kant de François Ozon, nous retrouvons le bonheur de côtoyer le fantôme de Rainer Werner Fassbinder. Le réalisateur de Huit femmes semble animé des mêmes désirs qu’à l’époque de Gouttes d’eau sur pierres brûlantes (son autre adaptation de Fassbinder, avec le regretté Bernard Giraudeau), soit ceux de rendre hommage au cinéaste et dramaturge allemand, mais aussi celui de s’amuser avec des personnages typés et parfois grotesques. Dans le rôle-titre, Denis Ménochet nous montre une nouvelle palette de couleurs très éclatante dans son registre de jeu, son Von Kant étant tout simplement plus grand que nature. L’humour est incisif, juste assez mordant, et l’ensemble est un ravissement pour tout cinéphile averti, avec une Isabelle Adjani trop rare et surtout, la belle surprise, la présence de Hanna Schygulla qui avait collaboré sur une vingtaine de films de Fassbinder, dont Le mariage de Maria Braun et Lili Marleen.

Pour la programmation complète festivalcinemania.com. Bonne fin de festival!

La semaine de la critique de la Berlinale 2022, une épopée cinématographique

1er mars 2022

La semaine de la critique de Berlin nous présente des œuvres étranges et déroutantes, aux propositions cinématographiques expérimentales. Les réalisateurs n’hésitent pas à mettre au rebut les techniques classiques pour se confronter, et plus encore, nous confronter, à de nouvelles façons de raconter des histoires. Replaçant au centre de leurs créations le pouvoir des images, les cinéastes s’abrogent de toute linéarité narrative et ouvrent la porte au flux infini des couleurs, des sons, de ces moments de vies capturé par leurs caméras.  Avec Notes for a Déja Vu, le collectif mexicain Los Ingrávidos nous propose une accumulation d’images d’archives, métaphore des souvenirs qui s’amoncellent dans nos mémoires. La voix off répète inlassablement « memories are gone but images are here ». Alors que les souvenirs s’effacent, les images, gravées sur la pellicule, demeurent, à l’abri des affres du temps. La caméra devient une boîte à fantômes encapsulant les âmes à travers son objectif.

Love is a Dog From Hell de Khavn de la Cruz

Les grands mythes de la littérature sont également remis au goût du jour, de manière plus trash, plus colorés, plus sexuels aussi. De Nosferatu à Orphée, en passant par des adaptations de Shakespeare ou encore de Bukowski, c’est une réflexion sur l’art en général qui nous est proposée ici. Intitulée « Mythunderstanding », la catégorie rassemblant le film Love is a Dog From Hell de Khavn de la Cruz et Sycorax de Lois Patiño et Matías Piñeiro, nous montre que le cinéma lui-même est créateur de mythes. Les images se mêlent et s’entremêlent, les couleurs se déchaînent, la musique exulte et accompagne l’errance de nos personnages. Tous ces films ont la particularité de nous offrir un voyage à travers l’espace et le temps, à la recherche d’une quintessence, d’un art fait de sensation et d’émotions. Parfois hermétiques et obscures, certaines œuvres peinent à nous embarquer dans leurs univers délirants, mais elles soulignent toutefois l’horizon immense, aux régions encore inconnues, que forme le cinéma. S’il faut s’accrocher pour se laisser entraîner, les propositions sont tellement étonnantes que nous nous prêtons au jeu, cherchant à comprendre messages cachés et références implicites.

La semaine de la critique de Berlin nous sert sur un plateau des films engagés, disséquant les images pour en extraire la substantifique moelle, celle qui fait de l’art une entité toujours en mouvement, toujours expérimentant, celle qui fait du cinéma le septième art et non pas un simple divertissement.  

CAMILLE SAINSON

Séquences à la Berlinale 2022 – Jour 8

18 février 2022

Les prix ayant été remis hier soir la Berlinale appartiennent désormais aux cinéphiles. Oh! Bonheur… Voici quelques perles, glanées ça et là.

Somewhere Over the Chemtrails d’Adam Koloman Rybanský

Dans la section Panorama, Somewhere Over the Chemtrails du Tchèque Adam Koloman Rybanský explique le cheminement du racisme et des théories de conspiration au sein d’un petit village de la République Tchèque. Lors des fêtes de Pâques, un des villageois est sérieusement blessé par un minivan. Bronya (Michal Istenik), le chef des pompiers volontaires, est convaincu qu’il s’agit d’une attaque terroriste perpétrée par un « Arabe ». Son collègue Standa (Miroslav Krobot), déjà secoué par les chemtrails (traces visibles dans le ciel, laissées par le passage d’avions, considérées par certains conspirationnistes comme de l’épandage de produits chimiques et biologiques effectués dans le cadre d’opérations secrètes), cherche à protéger sa femme sur le point d’accoucher de leur premier bébé. La peur terroriste va forcer cette petite communauté perdue dans la campagne à se terrer chez elle et exacerbe le racisme déjà présent. Bronya, convaincu qu’il faut secouer le village contre la présence des étrangers, va cependant se heurter à la décence de Standa. Un film bien exécuté sur les aléas du racisme, parsemé de pointes d’humour.

Dans la section Berlinale Spécial, Against the Ice du Danois Peter Flinth, un film d’aventure et d’exploration. En 1910, le capitaine Ejnar Mikkelsen (Nikolaj Coster-Waldau) et le mécanicien inexpérimenté Iver Iversen (Joe Cole), embarquent pour une mission d’exploration du Groenland en vue de découvrir ce qui était arrivé à une précédente équipe, disparue sans laisser de traces. L’enjeu est de taille puisque les Américains, suivant les théories de l’explorateur Robert Peary, clament que le territoire est séparé en deux et en revendiquent la moitié. Les deux hommes, abandonnés par l’équipage de leur bateau resté dans une baie de l’île de Shannon, passeront 865 jours seuls sur la banquise. Le film est basé sur le livre Perdu dans l’Arctique écrit par Mikkelsen lui-même. Un magnifique récit de courage et d’aventure, superbement joué et réalisé. Les images sont somptueuses, mais c’est surtout le jeu des deux acteurs qui force l’admiration. Une perle venue des glaces.

Good luck to You, Leo Grande de Sophie Hyde

Notre film préféré de toute la Berlinale, Good luck to You, Leo Grande de l’Australienne Sophie Hyde, présenté dans la section Berlinale Spécial, est un bijou d’humour, de tendresse et de courage de la part des acteurs. Nancy Stokes (sublime Emma Thompson), une enseignante à la retraite, n’a jamais connu le plaisir en 30 ans de mariage. Maintenant veuve, elle engage Leo Grande (Daryl McCormack), un jeune et superbe prostitué, dans l’espoir que ce dernier lui apprenne le plaisir.  Mais Nancy a un agenda bien précis qui va être chamboulé par le charmant Leo. Un huis-clos dans une chambre d’hôtel de luxe où inhibitions physiques et psychologiques explosent au sein d’échanges pétillants d’humour. Emma Thompson a affirmé avoir dû réaliser pour le film un processus d’acceptation de son corps quelle n’avait jamais fait dans sa vie. Un film sur le plaisir féminin, la honte du corps, l’intimité et le courage d’être soi. Une merveille.

ANNE-CHRISTINE LORANGER

Séquences à la Berlinale 2022 – Jour 7

17 février 2022

Les prix de la 72ième Berlinale

Ours d’or — Alcarràs de Carla Simón

Ours d’argent — Grand Prix du Jury : The Novelist’s Film de Hong Sangsoo

Ours d’argent — Prix du Jury : Robe of Gems de Natalia López Gallardo

Ours d’argent — Meilleure direction : Avec amour et acharnement de Claire Denis

Ours d’argent — Meilleure performance d’acteur : Meltem Kaptan dans Rabiye Kurnaz vs George W. Bush d’Andreas Dresen

Ours d’argent — Meilleure performance d’acteur dans un second rôle : Laura Basuki dans Nana de Kamila Andini

Ours d’argent — Meilleur scénario :  Laura Stiler pour Rabiye Kurnaz vs George W. Bush d’Andreas Dresen

Ours d’argent — Contribution exceptionnelle au cinéma : Rithy Panh et Sarit Mang pour Everything Will Be OK de Rithy Panh

Everything Will Be OK de Rithy Panh

Everything Will Be OK
Rithy Panh, cinéaste franco-cambodgien, a consacré la plus grande partie de son œuvre aux massacres perpétrés dans son pays sous la dictature de Pol Pot, lesquels ont décimé toute sa famille. En 2020,  il nous avait donné le douloureux documentaire Irradiés (Prix du meilleur documentaire, Berlinale 2020). Il nous revient en Compétition avec Everything Will Be OK,une dystopie située entre le film d’animation et le documentaire. Dans un futur indéterminé, les animaux décident de réduire les humains en esclavage. Alors que sur des écrans paraissent les pires moments de l’histoire du XXe siècle, des statuettes en terre glaise montrent des animaux en train de vacciner des rangées d’humains masqués, sangliers, gorilles, cerfs et lions prennent le pouvoir, les symboles de la civilisation humaine tombent. Toutes les stratégies de la dictature sont présentées dans un puissant texte en hors-champs, qui sert de justificatif à cette révolution animale. Un sanglier-dictateur contemple des fresques rupestres, annonçant que « bientôt, l’idée même du temps sera interdite. Oui, j’effacerai les visages aussi. Ceux que tu aimais. » C’est étonnant, troublant, parfois désarçonnant, mais jamais ennuyant.

The Novelist’s Film de Hong Sangsoo

The Novelist’s Film
Le cinéaste sud-coréen Hong Sangsoo, bien connu à la Berlinale où ses films ont reçu de nombreux prix, revient cette année avec The Novelist’s Film en Compétition. Cinéaste de l’incertitude, il nous avait habitués à des films non linéaires faits de temporalités multiples et de motivations parfois mystérieuses. Ce n’est pas du tout le cas ici avec The Novelist’s Film. Quoique lefilm, comme tous les films de Hong Sangsoo, soit basé sur la rencontre et les échanges filmés de côté avec une caméra fixe, le récit y est linéaire, basé sur des rencontres de hasard. On retrouve une romancière très connue (Lee Hyeyoung) qui a entrepris un long voyage pour visiter une librairie tenue par une collègue plus jeune (Seo Younghwa), avec laquelle elle avait perdu le contact. Par après, la romancière monte seule dans une tour et tombe sur un réalisateur (Ha Seong-Guk) et sa femme (Cho Yoon-Hee), qui la reconnaissent et lui démontre leur admiration pour son œuvre littéraire. Le trio va se promener dans un parc où ils rencontrent une actrice (Kim Minhee). La romancière essaie de convaincre l’actrice de faire un film avec elle.Hong Sangsoo était allé très loin dans le style qu’on lui connaissait avec The Woman Who Ran (2020) et Introduction (2021), deux films acclamés. Ce nouveau style, linéaire et bavard, non qu’il ne soit bien, nous laisse sur notre faim.

Section Encounters
La section Encounters, instaurée par Carlo Chatrian en 2019, présente des films qui ouvrent des voies en matière de cinéma et leur décerne des prix, histoire de faire avancer le médium. Lors de sa première édition, le public était tombé amoureux de Gunda, un film muet basé uniquement sur une truie dans une ferme et sa troupe de petits. Denis Côté y avait gagné le prix de la meilleure direction avec Hygiène sociale en 2021. Un petit coup d’œil permet d’y faire de belles découvertes, tel À vendredi, Robinson de Mitra Farahani, film sur les messages échangés le vendredi entre les poètes Jean-Luc Godard et Ebrahim Golestan, chacun échoué sur son île durant la pandémie.  Dans un tout autre genre, The City and the City de Christos Passali et Syllas Tzoumerkas relate en six chapitres le drame des juifs grecs de Thessalonique durant la Seconde Guerre mondiale, en reconstruisant les scènes dans la ville actuelle, les alternant avec des documents d’archives.

Encounters a remplacé les sections Natives et Cinéma culinaire, dont on s’ennuie un peu. Force est cependant d’admettre la sagesse des nouveaux directeurs, qui ont voulu placer la Berlinale sous le sceau du cinéma indépendant et engagé, et font ce qu’il faut pour que de nouvelles voix puissent y être reconnues.

ANNE-CHRISTINE LORANGER

Séquences à la Berlinale 2022 – Jour 6

16 février 2022

Signe des temps ou nostalgie de temps plus simples? La Berlinale a offert en Compétition trois bons films portant sur la vie paysanne.

Alcarràs de Carla Simón

Commençons avec Alcarràs de Carla Simón, un bijou portant sur une famille paysanne en Catalogne, dans le sud de l’Espagne. La famille Solé fait la récolte des pêches dans leur verger situé dans le petit village d’Alcarràs, comme l’a fait leur famille depuis trois générations. Mais leur mode de vie rural, bien enraciné dans la terre catalane, est mis en péril par leur propriétaire, qui veut remplacer le verger par des panneaux solaires.

À l’heure où l’énergie verte est devenue un must, voici un film qui mets les tenants des énergies renouvelables en collision avec ceux qui défendent la vie du terroir. Carla Simon dépeint une famille paysanne typique, des grands-parents aux petits-enfants, y incluant un beauf et une tante qui, tous, dépendent de la terre pour leur gagne-pain, leur vie, leurs jeux et leurs souvenirs. La terre est ici filmée comme un personnage à part entière, avec sa poussière et ses fruits, ses animaux et ses bruits. Carla Simon capte savamment les jeux nerveux des enfants, le travail de récolte, l’importance du potager, du savoir ancestral et des vieux récits. La cinématographie y est nerveuse, mais subtile, et les interprètes criant de vérité. Une perfection du genre.

Drii Winter (A Piece of Sky)de Michael Koch se déroule dans un petit village niché dans les hautes Alpes suisses. Anna (Michèle Brand), une fille du village qui a eu une fille d’une précédente relation, est tombée amoureuse de Marco (Simon Weiser), un jeune travailleur de ferme venu d’un autre canton. Alors qu’ils viennent de se marier, Marco apprend qu’il a une tumeur au cerveau qui désinhibe ses impulsions. Malgré une opération, sa santé se détériore de plus en plus. Cette histoire tournée avec sobriété et raffinement cinématographique touche son public à cause du personnage dévoué d’Anna. On peut reprocher au film certaines longueurs mais il est à l’image des personnes qui l’habitent : humble et résistant.

Return to Dust de Li Ruijun

De la Suisse, on passe à la Chine rurale avec Return to Dust de Li Ruijun, premier film chinois à la Berlinale depuis So Long, My Son de Wang Xiaoshuai en 2019. C’est le quatrième long-métrage de ce réalisateur de 39 ans, qui nous avait donné des films acclamés comme Walking Past the Future (2017) River Road (2014) et Fly with the Crane (2012). Ses films, souvent ancrés dans le réalisme social et interprétés par des non-professionnels locaux, dont ses propres parents et proches, relatent la vie rurale traditionnelle autour de Gaotai, sa ville natale dans la province reculée du Gansu, en Chine centrale. La famille de Ma, un paysan taciturne peu considéré par les siens, décide de le marier avec Guiying, une jeune femme handicapée et timorée dû aux mauvais traitements qu’elle a subi toute sa vie. Ce mariage écrit dans la misère voit pourtant fleurir Ma et Guiying, qui se découvrent des buts communs dans le travail de la terre et la construction d’une maison à eux. Li Ruijin a passé un an avec ses interprètes dans son village pour les filmer dans leur travail aux champs, tout au cours de l’année. Si Hai Qing dans le rôle de Guiying est une actrice de Beijing, Ma (Wu renlin) son personnage principal est un véritable paysan. Un film splendidement filmé, touchant et tendre au sein d’une vie rude. Un beau, très beau cadeau de cinéma.

ANNE-CHRISTINE LORANGER

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