13 janvier 2025
NON, CE N’EST PAS UNE DINDE hommage au temps des fêtes que vous pouvez admirer en couverture de ce numéro hivernal de Séquences. C’est plutôt la dinde d’Une langue universelle : la plus spectaculaire, la plus belle, la plus attendue, celle qui voyage de Montréal à Winnipeg pour finalement s’égarer dans ce nouveau monde plein de nouvelles possibilités. Le deuxième long métrage de Matthew Rankin, qui fait la couverture et le dossier de ce numéro, met en scène plusieurs dindes fabuleuses et offre plusieurs moments de glougloutements glorieux. Lorsque j’ai rencontré le cinéaste et sa coscénariste pour l’entrevue publiée dans ce numéro, je tenais à leur demander pourquoi la dinde avait été choisie pour devenir une composante aussi importante du film, d’autant plus que le titre original de l’œuvre, en persan, se traduit à peu près par « Le chant de la dinde ».
À ma petite question, les réponses étaient multiples et toutes passionnantes, allant du clin d’œil à cette magnifique scène du film où le commerçant de dindes chante une chanson d’amour mélancolique derrière son comptoir jusqu’aux noms de cet oiseau qui évoquent, de langue en langue, divers pays et des origines floues, voire transnationales (1), sans compter le fait que la dinde a simplement un je-ne-sais-quoi d’assez rigolo. Parmi les raisons évoquées se trouvait aussi cette histoire concernant Benjamin Franklin et le choix historique de l’oiseau qui servirait d’emblème national aux États-Unis. Rankin raconte, tout en précisant ne pas savoir si l’histoire est vraie ou fausse, que Franklin aurait été en désaccord avec le choix de l’aigle à tête blanche comme emblème des États-Unis puisqu’il considérait cet oiseau pillard comme « amoral ». Il aurait alors plutôt proposé que la dinde sauvage soit l’oiseau national puisque, « avec les dindes, il y a une solidarité, une communauté ».
Dès que l’image du 47e président se faisant assermenter devant un volatile bien charnu ait quitté mon cerveau et que mes ricanements, eux-mêmes semblables à des glougloutements, aient passés, je me suis mise à réfléchir à la portée d’une telle histoire. Est-ce possible qu’un emblème, une image dont le but est de signifier, puisse nous encourager à changer ? Et si nous arrivons réellement à évoluer, est-ce en pleine conscience et en pleine connaissance des valeurs et des idées qu’elle véhicule ? Ou est-ce plutôt en réaction à sa présence sournoise dans nos vies — telle une douce propagande dont nous ne sommes qu’à moitié conscient·e·s ?
Les images ayant pour but de signifier sont partout dans nos vies. Celles qui arborent les murs de nos maisons, comme une vieille photo de famille, sont aussi là afin de signifier, pour nous, d’où l’on vient, quelles sont nos racines, quelles sont nos valeurs au-delà du quotidien. Et si, par hasard, cette photo contenait aussi une histoire — la première fois où grand-maman a vu l’océan —, alors l’image prend encore plus de sens. Elle reste là, immuable sur le mur, sans bruit ni mouvement, pour nous aider à renforcer notre identité et à la ramener sur la bonne voie, si elle osait déroger.
C’est avec bruit et mouvement que le cinéma, lui, signifie. Comme une explosion de feux d’artifices et d’émotions qui engourdit nos sens ou, plutôt, notre esprit critique. Le cinéma est si agile à nous faire aimer, à nous faire pleurer, à nous faire croire. Êtes-vous déjà sorti·e·s du cinéma avec le sentiment d’avoir été transformé·e·s, que votre cœur est rempli d’une nouvelle chaleur, que votre vision d’un sujet n’est dorénavant plus la même ? Étiez-vous devant une opinion ou avez-vous vécu une révélation ? Pourquoi est-ce si difficile de se rappeler, lorsque nous plongeons dans une œuvre et ses histoires, que, derrière un film, il y a d’abord une voix, une perspective ? Le cinéma est une rencontre intime entre un·e cinéaste et nous, spectateur·trice·s. Une rencontre avec ses idées, ses émotions, son vécu, ses questions et ses doutes. Une rencontre avec ses valeurs, que nous ne reconnaissons pas toujours comme telles. Le cinéma a toujours eu un lien étroit avec la propagande, ce n’est pas une nouvelle. Mais à quel point y est-elle ancrée ? Où commence et où s’arrête-t-elle ? Est-ce possible, un cinéma qui y échapperait ? Ou est-ce plutôt à nous, public, de prendre nos distances ? D’apprendre à voir le cinéma comme un art qui nous invite à penser autant qu’à ressentir. Un art qui nous invite à remettre en question. Ce que nous voyons, ce que nous ressentons, ce que nous sommes et ce que nous devenons.
CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF
Notes
(1) Rankin a expliqué que, en français, nous disons « d’Inde », qui renvoie à « De l’Inde », que les anglophones disent « turkey », une référence à la Turquie, et que, en turc, le mot pour « dinde » est « hindi », qui se rapporte à nouveau à l’Inde.
27 septembre 2024
ARRÊT SUR IMAGE. Un instant est figé, capturé. C’est Matt et Mara qui s’entrelacent, les deux personnages principaux du film éponyme Matt and Mara du cinéaste canadien Kazik Radwanski (1). Il et elle s’entrelacent. Ou il l’enlace. Comment savoir ? L’instant ne le dit pas. Les corps sont serrés; les têtes sont collées. Mais quelque chose cloche : le regard de Mara, son poing à demi fermé. Elle semble hésiter, ne pas être convaincue qu’elle devrait être là, dans ses bras. Y est-elle vraiment ? Là ? Elle semble ailleurs, avec elle-même ou dans un autre temps, peut-être.
Je ne peux m’empêcher de scruter l’image. De la regarder encore et encore. De la décrire, et tenter de la comprendre. J’ai toujours été subjuguée par les images, comme ensorcelée. Incapable de rationaliser comment et pourquoi une seule image peut dire et contenir autant. C’est sûrement pour cela que je suis allée étudier la photographie pendant trois ans, trop obsédée par leur magie. Cette image de Matt and Mara contient tout le film en un photogramme : l’amour, le doute, la déception, les choix. Un instant qui renferme tout, qui résume tout. Un instant décisif, comme l’a proposé le photographe Henri Cartier-Bresson. Dans une entrevue à Radio France (2), Gueorgui Pinkhassov, photographe de l’agence Magnum et ami de longue date de Cartier-Bresson, raconte que le concept d’instant décisif n’est pas tant, en fin de compte, ce que les gens ont pu en croire. Non, ce n’est pas un cliché impossible, un frein au parfait moment, au quelque dixième de seconde idéal. Ce sont plutôt des dizaines d’arrêts, de prises qui ne relèvent pas toutes de la trempe d’un génie. Ce sont des dizaines de captations spontanées parmi lesquelles il est ensuite possible de sélectionner cet « instant décisif ». Voilà qui brise un peu la magie.
Avec ses images mouvantes, est-ce que le cinéma est, lui, à jamais condamné à ne posséder aucun instant décisif, les images se noyant les unes dans les autres comme un flot incontrôlable et infini ? Pourtant, quand j’entends parler Pinkhassov des planches contact de Cartier-Bresson, je me dis que si le doigt — et la motivation — du photographe y était, les 24 négatifs d’un instant, vus à plat sur le papier photographique, pourraient être les 24 images nécessaires à la construction d’une seconde cinématographique. Et alors, l’instant décisif y serait, y vivrait, même s’il restait invisible.
Quand je vois l’image de Matt and Mara, je repense au film. Et je ne sais plus si cette image y réside. Est- ce que ce moment a eu lieu ? Je ne sais plus, et je préfère ne pas vérifier. Pour moi, ce moment y est même si je pense qu’il n’y est pas. Ce n’est peut-être qu’une mise en scène, qu’un moment planifié et joué pour la caméra. Un tableau déjà arrêté, sans mouvement. Ce n’est peut-être qu’une fiction. Comme tout le film, finalement. Une œuvre. Un mensonge. Jean-Luc Godard a dit : « La photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est 24 fois la vérité par seconde (3) ». Pourquoi mêler le mensonge et la vérité à tout cela ? La question est trop vaste.
Je ne sais pas pourquoi je vous parle de photographie puisque le film parle d’écriture, de littérature. Lorsque j’ai commencé à écrire — de la poésie, des nouvelles —, une autrice m’a dit que j’écrivais comme on prenait des photographies. Et puis, je suis devenue photographe et je me suis mise à écrire des textes pour accompagner mes images. Comme si l’un ne pouvait exister sans l’autre. Pour moi, du moins. Chacun incomplet. C’est peut-être pour cela que le cinéma relève de quelque chose d’encore plus grand, à mes yeux. Il est un tout. Un amalgame de plusieurs arts.
Et si l’instant décisif d’un film était une image, un son, un moment, un sentiment qui nous reste à l’esprit après le visionnement ? Un quelque chose qui encapsule, pour nous, l’entièreté de l’œuvre. Tout cela relève du souvenir. De l’amour. Pas l’amour que Matt a pour Mara ou que Mara a pour Matt. Plutôt de l’amour pour ce qui a peut-être été ou qui aurait pu être. Un amour de l’impossible et l’improbable.
CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF
Notes
(1) La photographie mentionnée est celle qui fait la couverture de ce numéro.
(2) « Cinq photos révélatrices. Épisode 1/5 : Henri Cartier-Bresson et la révolution de l’instant décisif », Ils ont changé le monde (balado), Radio France (26 juillet 2021).
(3) Cette citation est tirée de son film Le petit soldat (1963) et est, depuis, reprise encore et encore comme l’une des grandes citations de Godard.
18 juin 2024
C’EST L’HEURE BLEUE. L’heure où le temps bascule entre le jour et la nuit. Dans la pénombre incertaine, les couleurs prennent une autre teinte; les formes, un nouveau visage. Une bicyclette est abandonnée, en urgence, dans l’entrée. Ce ne peut être qu’un enfant; ce ne peut être que l’été. La rue semble vide, mais une lumière demeure. Une lumière de l’intérieur qui appelle à la chaleur, au confort, à l’intimité. Ce ne peut être qu’une maison.
La maison présente en couverture, c’est celle d’Adam (1). C’est une maison banale, comme tant d’autres. Un bungalow nord-américain, dans une banlieue pas si nantie, mais tout de même privilégiée. Dans sa banalité, la maison d’Adam transmet son essence. C’est le lieu de l’enfance, où l’on grandit et se construit, parfois dans la connivence, parfois dans la rivalité. C’est le lieu des premiers rêves, du réconfort et de la sécurité; le lieu où l’on reviendra toujours, ne serait-ce qu’en pensées; celui qui nous habitera longtemps, plus longtemps que nous l’avons habité, puisqu’il aura contribué à construire notre identité.
L’identité… n’est-ce pas un concept des plus fourbes ? Elle nous offre un fort sentiment de sécurité tout en nous poussant constamment au bord du précipice. Synonyme d’unité et de spécificité, elle est pourtant confrontée à un monde et une temporalité qui ne sont que changements. Sous ses rêves de solidité, elle s’apparente à une maison intérieure, un chez-soi fictif, que nous bâtissons sur des fondations pérennes et que nous continuons de monter, bloc après bloc, tout au long de notre vie. Loin des pailles et du bois, elle prône les briques et le béton. Et, donc, impossible d’imaginer qu’elle puisse s’envoler ou s’effondrer: le choc et la douleur seraient trop grands; l’effort de reconstruction, trop majeur. Mais les intempéries et les agressions viendront, nécessairement. Les possibilités de changement, de transformation et de métamorphose pleuvront. Ainsi, gagnons-nous vraiment à nous évertuer à construire cette maison en pierres ? En cherchant l’immuable, ne nous condamnons-nous pas à concevoir le changement comme une perte, une rupture, un dérangement détruisant du même coup une partie de nous-mêmes? En cherchant la cohésion, ne nous contraignons-nous pas à clôturer notre maison, engendrant des laissés-pour-compte et des duels entre ce qui est admis et n’est pas admis dans cette boîte identitaire ?
Que nous le veuillons ou non, que nous nous en rendions compte ou non, les boîtes qui nous habitent et nous entourent sont multiples, des boîtes qui, par leur identité, nous aident à définir la nôtre. Avec ses styles et ses approches, le cinéma offre aussi ses propres boîtes : le cinéma d’auteur, le cinéma commercial; le drame, la comédie, la science-fiction; le cinéma d’ici, le cinéma d’ailleurs, le québécois, le canadien, l’international, etc. Ces boîtes s’accumulent dans nos greniers personnels, pénétrant nos propres boîtes — le cinéma qu’on aime, celui que l’on n’aime pas — mais viennent aussi avec leur propre identité : une identité que nous définissons nous-mêmes, souvent socialement et collectivement. Si certaines boîtes peuvent sembler simples à définir, c’est évidemment celles qui touchent à la sphère du politique, qui engendrent leur lot de décisions sensibles. Ainsi, comment définissons-nous aujourd’hui « le cinéma québécois »? Un cinéma qui s’exprime, au moins partiellement, en joual ? Un cinéma tourné au Québec ? Un cinéma tourné n’importe où, mais au moins financé avec de l’argent du Québec ? Financé majoritairement avec de l’argent du Québec ? Un cinéma qui s’exprime dans n’importe quelle langue, filmé dans n’importe quel pays et réalisé par une personne résidant au Québec, si le film n’est pas produit financièrement par un autre pays? Un cinéma réalisé par une personne s’identifiant comme québécoise ?
Questionner ces catégorisations peut peut-être sembler futile, mais c’est nier qu’elles portent des identités qui, elles, nous habitent, nous construisent. Nous sommes encore loin de la paille qui pourrait s’envoler au moindre coup de vent. Mais nos maisons, de briques et de béton, illuminées dans la pénombre, peuvent sûrement accueillir chaleureusement nos corps qui, eux, comme Adam, changent, grandissent, se transforment et se métamorphosent.
CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF
Note
(1) Adam est le personnage principal d’Adam change lentement, premier long métrage de Joël Vaudreuil qui fait l’objet du dossier de ce numéro.
8 avril 2024
AU MOMENT OÙ J’ÉCRIS CES MOTS, voilà déjà deux semaines que Sora, le nouveau générateur d’images vidéo de haute qualité et de longue durée (une minute) a été lancé par OpenAI. Une révolution survenant à un rythme effréné et suivant une courbe de croissance exponentielle. Lorsque ces mots seront publiés, l’intelligence de Sora aura grandement évolué et d’autres générateurs auront peut-être même déjà vu le jour. Nous vivons une période de profonde métamorphose de l’image, de la photographie et, très bientôt, du cinéma. Mais n’ayez crainte : je ne crierai pas à la mort du 7e art.
En 1945, André Bazin, théoricien et critique de cinéma, a dit que l’arrivée de la photographie, avec son caractère de «reproduction mécanique», avait libéré les arts plastiques de leur «obsession du réalisme», leur « obsession de la ressemblance (1) ». L’essence de cette reproduction mécanique du monde réel est ainsi cette promesse que quelque chose a été (2), une promesse qui, « quelles que soient les objections de notre esprit critique », nous « [oblige à] croire à l’existence de l’objet représenté, effectivement re-présenté (3) ». À cette promesse de réalité s’est ajoutée pour plusieurs la notion de vérité, causant un tollé en 1982 lorsque le magazine National Geographic a publié une photographie modifiée des pyramides de Gizeh, montrant celles- ci plus rapprochées l’une de l’autre qu’en réalité. Ce fut, pour certains, le début de l’ère post-photographique ou tout simplement la mort de la photographie.
Tant de bouleversements basés sur une promesse. Si l’intelligence artificielle arrive, à son tour, avec sa promesse, j’imagine que celle-ci serait « tout est irréel ». Comme la photographie a un jour libéré les arts plastiques de leur obsession du réalisme, est-ce que l’IA libérera les arts de reproduction mécanique de leur contrat ? Les manipulations d’images sont, bien évidemment, chose courante depuis l’arrivée du numérique et même depuis les débuts de la photographie argentique. Ce que nous vivons plutôt, c’est une démocratisation exponentielle des moyens pour y parvenir, voire pour créer et produire sans aucune connexion physique directe avec le monde réel. Une démocratisation qui viendra nécessairement avec son coût et sa révolution.
Sommes-nous au début de l’ère où chaque individu pourra générer le film parfait, pour lui seul ? Des films sans longueurs, divertissants, émouvants, avec des effets spéciaux impeccables, de la lumière et des couleurs indépendantes de toute surprise et intempérie provenant du monde réel ? Est-ce que l’expertise n’aura plus besoin d’être acquise, mais sera plutôt accessible à tous et à toutes à condition de l’acheter et ce, à un prix de plus en plus dérisoire ? Et alors, quels films resteront ? Que restera-t-il à critiquer pour la critique ?
Un film, c’est bien davantage que des choix techniques, bien plus qu’un divertissement sans failles, qu’une illusion pleine d’émotions : c’est un acte de communication. C’est la prise de parole d’une personne qui souhaite partager quelque chose avec le monde. Regarder — et critiquer — une œuvre cinématographique, c’est ainsi chercher à comprendre le discours qui la sous-tend, c’est le vivre, le ressentir et le partager de nouveau, sous d’autres termes, d’autres angles, d’autres perspectives et d’autres sensibilités. Derrière un discours, il restera toujours une voix. Et cette voix, pour être unique et riche, restera — je l’espère — toujours d’abord marquée par une expérience humaine spécifique du monde. Cette expérience est — j’ose croire — la première chose qui survivra et qui constituera l’essence de l’œuvre d’art que nous continuerons à prendre plaisir à découvrir, scruter, écouter, comprendre.
C’est dans cette perspective de penser les films au-delà de leurs minutes à l’écran, de les penser comme des processus, que je suis heureuse d’inaugurer une nouvelle section à la revue : le cahier d’étude. Cette section, que j’espère poursuivre dans de prochains numéros et qui trouve son extension sur la page couverture, propose une série d’images tirées de la période de recherche d’un film — ici Soleils Atikamekw. Je voudrais sincèrement remercier la cinéaste Chloé Leriche, le photographe Glauco Bermudez et notre designer graphique Simon Fortin pour le temps, la confiance et la collaboration inestimables.
Bonne lecture, bonne découverte, bon cinéma.
CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF
Notes
(1) André Bazin. « Ontologie de l’image photographique », in : Qu’est-ce que le cinéma ? Paris : Les Éditions du Cerf, 1981 [1945], p. 12.
(2) Cette théorie a été proposée et développée par Roland Barthes dans son livre La chambre claire — Note sur la photographie. Paris : Cahiers du cinéma; Gallimard; Seuil, 2013 [1980].
(3) André Bazin, ouvrage déjà cité, p. 13.
13 janvier 2023
La nouvelle a fait grand bruit. ICI Radio-Canada Télé a annoncé en octobre dernier que le Gala Québec Cinéma, créé en 1999 sous le nom La soirée des prix Jutra, ne sera plus diffusé sur ses ondes. Ses cotes d’écoute étaient en chute libre depuis 2018, sa réputation était celle d’un gala ennuyeux qui célébrait des films que personne n’avait vus. Le couperet est tombé sans préambule, d’une façon que d’aucuns pourraient qualifier de cavalière. Le réseau de télévision a promis de poursuivre sa mission de promotion du cinéma québécois, notamment en remaniant le gala à l’intérieur du talk-show Bonsoir bonsoir !, animé par Jean-Philippe Wauthier. Proposition des plus nébuleuses, mais pour l’instant nous n’en savons pas plus.
Cartes sur table : je n’ai jamais aimé regarder le Gala Québec Cinéma. Je trouve insupportables les remises de prix, leur glamour plaqué, les remerciements à n’en plus finir, les numéros de variété gênants. Des ami·e·s et moi organisions de temps à autre une cagnotte de prédiction des récipiendaires, question de pimenter une soirée qui, nous en étions tou·te·s convaincu·e·s, ne nous réserverait rien d’excitant.
Les difficultés qu’a essuyées le Gala Québec Cinéma dans les dernières années ne sont pas isolées. Depuis 2021, les Oscars parviennent de peine et de misère à rejoindre une fraction de leur auditoire des 20 dernières années. Les Golden Globes ont été récemment critiqués pour une absence de diversité parmi ses membres de la Hollywood Foreign Press Association (on se rappellera aussi du mouvement #OscarsSoWhite en 2015). Connue pour sa désinvolture, leur cérémonie n’a pas été télévisée en 2022. Et je vous épargne les scandales qui continuent d’écorcher les Césars du cinéma. Alors, en quoi tous ces galas sont-ils encore pertinents ? Le Gala Québec Cinéma faisait-il réellement rayonner notre cinéma ? Avait-il un impact direct sur les locations en ligne des films récipiendaires, par exemple ? Ces séances de plus en plus embrassantes d’autocongratulation nous intéressent-elles toujours vraiment? Il y a quelque chose d’antique dans le concept d’un tel gala télévisé, un archaïsme clinquant qui ne s’accorde plus avec le désintérêt grandissant du public moyen — il faut bien l’admettre — pour le cinéma et ses stars.
Comment Radio-Canada pourrait-elle faire la promotion du cinéma autrement ? Certains ont proposé judicieusement la télédiffusion de films québécois de qualité à heure de grande écoute. Mais il suffit de jeter un œil à la grille horaire actuelle de la SRC pour comprendre que le jour où Viking de Stéphane Lafleur (notre critique en page 18) prendra la place de Stat ou des Enfants de la télé au petit écran en soirée n’est pas encore arrivé.
Pourquoi ne pas investir un autre médium dans lequel Radio-Canada excelle ? Pourquoi ne pas produire une émission radiophonique hebdomadaire sur le cinéma québécois et international, disponible en balado ? Ailleurs dans le monde, le podcast est un magnifique vecteur d’informations sur le 7e art. Aux États-Unis seulement, You Must Remember This, Unspooled et Filmspotting mènent une petite révolution avec des contenus de qualité, à la fois intelligents et divertissants. Même Quentin Tarantino et Roger Avary se sont joints à la fête en animant depuis cet été The Video Archives Podcast, incursion ludique dans l’univers des films en VHS qui peuplaient les rayons des clubs vidéo dans les années 1980.
Voici ma proposition : une émission hebdomadaire d’une heure, disponible tous les vendredis sur l’application Ohdio, sans complaisance, ni minouches, réunissant entrevues, critiques des nouveautés en salle, actualité et box-office. Une émission avec un budget conséquent (une fraction de ce qui était investi dans le Gala Québec Cinéma), des invité·e·s de marque, mais pas uniquement ça : de l’analyse pointue et de l’humour aussi. Une émission dans laquelle, chaque semaine, un animateur recevra un panel de critiques (bien rémunérés) parmi les plus respectés au Québec. Je pense bien sûr à Helen Faradji, Odile Tremblay, François Lévesque et George Privet, mais également à des critiques plus jeunes et de médias spécialisés, comme Mathieu Li-Goyette, Justine Smith, Sylvain Lavallée et Maude Trottier. Cette formule, rappelant celle de la mythique émission Le masque et la plume de France Inter, diffusée depuis 1955 et animée par Jérôme Garcin depuis 1989 (!), encouragerait des discussions enthousiasmantes, des prises de bec et des débats enflammés, soit une réelle passion du cinéma partagée par des gens qui y consacrent leur vie.
Donnez aux critiques une réelle possibilité de mettre en lumière notre cinéma. Parce que c’est aussi ça, leur métier.
JASON BÉLIVEAU — RÉDACTEUR EN CHEF
18 avril 2022
J’ai réalisé un court métrage. Vous n’en avez probablement jamais entendu parler et c’est très bien comme ça. Pas qu’il soit particulièrement gênant. Il a fait deux ou trois festivals, on m’en a parfois dit du bien, j’ai parfois cru déceler qu’on en pensait du mal. Mes expériences de critique et de programmateur m’ont heureusement prémuni des craintes que doivent partager la plupart des artistes au moment d’exhiber leur « p’tit dernier ». Mon distributeur l’a vendu à la télévision et au Web, et continue — à ma grande surprise — de m’envoyer, de temps à autre, un chèque. Pour un premier film produit et réalisé de manière indépendante, sans grands moyens, les bénéfices ont été, toute proportion gardée, respectables. Assez pour alimenter le désir d’en faire un deuxième. Mais il ne s’est rien passé, sinon l’inexorable cours de la vie. Les semaines de réflexion et d’hésitation sont devenues des mois; les mois, des années. D’autres projets, dont cette revue, ont pris l’avant-scène, reléguant cette « volonté » de faire du cinéma aux mêmes tiroirs qui accueillent depuis mon adolescence mes pires idées de scénario.
J’écris « volonté » entre guillemets parce que je n’ai jamais particulièrement voulu être un réalisateur. Mais l’idée de faire un film m’avait toujours — à différents degrés d’insistance — trotté dans la tête. À l’aube de la trentaine, j’ai senti que c’était le moment ou jamais. Peu importe qu’il soit génial. Peu importe qu’il soit mauvais. Peu importe qu’il m’apporte la gloire éternelle ou me foute la honte à jamais, j’allais faire un film ! Il ne me restait plus qu’à l’écrire, qu’à arrêter mon choix sur une équipe de techniciens chevronnés, qu’à sélectionner des comédiens (le plus important), qu’à établir un horaire de tournage (et convaincre des gens pratiquement bénévoles de se lever à 6 h du matin un samedi pour tourner l’histoire de deux jeunes adultes qui vont peut-être tomber en amour dans un appartement… la joie !), qu’à le tourner, qu’à gérer sa postproduction, qu’à le terminer pour de bon et lui trouver un distributeur. Et tout ça, avec mes économies. Mais ce capharnaüm n’est rien quand tu vois déjà ton nom et celui de ton film dans les programmes des plus prestigieux festivals de courts métrages du monde. Les étoiles dans les yeux, comme on dit.
Je parle de tout ça parce que le numéro que vous tenez dans vos mains est consacré au court métrage au Québec. J’en parle parce que, un matin de novembre de 2017, une équipe de tournage les yeux un peu collés a attendu que je lance le premier « Action ! » d’un projet assez fou et insensé, mais qui existe aujourd’hui. J’ai le lien Vimeo pour vous le confirmer. J’en parle parce que je sais parfaitement ce que ça exige d’effort et de sueur, de fatigue et d’incertitude, de faire un film. Pendant un très bref laps de temps, j’ai fait partie de la bande. « One of us, one of us, » chantaient en cœur les bêtes de foire dans Freaks de Tod Browning. Parce que, oui, les gens qui font du cinéma sont anormaux. Hypothéquer sa santé mentale et physique pour raconter des histoires ? Oui oui, rien de plus sensé !
En admettant que Minuit à l’oasis (c’est le titre de mon court, ça) soit ma seule aventure dans le merveilleux monde de la mise en scène, qu’en ai-je retenu ? Difficile à dire. Suis-je aujourd’hui un meilleur critique et programmateur d’avoir saisi, par l’expérience, que même le plus modeste petit court métrage du monde ne peut se faire sans un minimum de passion ? La passion suffit-elle à rendre une œuvre importante, bonne, ou même modérément divertissante ? Est-ce que tous les membres de l’Association québécoise des critiques de cinéma devraient au moins réaliser un court métrage avant de recevoir leur carte de membre, question de mettre les choses en perspective ? Je sais que cela a été pour moi un incroyable exercice d’humilité. Je sais surtout que l’expérience a ravivé la flamme du cinéphile en moi. Je sais que, mesurant mieux l’énergie nécessaire pour réussir un simple et bête champ-contrechamp, chaque film est, au fond, un petit miracle en soi. Même les courts métrages que vous ne verrez probablement jamais.
JASON BÉLIVEAU — RÉDACTEUR EN CHEF
11 janvier 2022
Laissez-moi vous parler de Québec. Ces temps-ci, la région de la Capitale-Nationale fait la manchette, mais pour des raisons qui sont très éloignées du cinéma (ceci étant dit, je verrais bien dans quelques années un film sur le troisième lien dans l’esprit de Réjeanne Padovani de Denys Arcand).
Une petite mise en contexte s’impose, qui vous fera comprendre qu’il est ici question — à peine, à peine — de chauvinisme pleinement assumé. Bien que la majorité de son équipe habite Montréal, Séquences est une revue dont les bureaux sont situés dans l’une des plus vénérables et anciennes institutions de Québec. Pour ma part, j’habite les divers quartiers de son arrondissement La Cité-Limoilou depuis une quinzaine d’années.
Québec est une ville carte postale, c’est bien connu, mais elle est étrangement peu présente sur les grands écrans. Elle demeure néanmoins le décor d’un grand classique du cinéma, I Confess d’Alfred Hitchcock (1953), accueilli tièdement à sa sortie en salle aux États-Unis, encensé quelques mois plus tard en France, notamment par Jacques Rivette dans Les cahiers du cinéma. Le synopsis, tout simple, est diablement efficace : le père Logan (Montgomery Clift) choisit de taire l’identité d’un tueur, étant lié à celui-ci par le secret de la confession. Par subterfuge, l’assassin portait une soutane la nuit du crime. Logan devient ainsi le principal suspect de l’affaire. Mais cet homme de Dieu, d’apparence noble, est loin d’être sans reproche.
Nous sommes en terrain connu : le film est un exemple parfait du concept de transfert de culpabilité qui consume le cinéaste (Strangers on Train et The Wrong Man étant deux autres exemples probants). Son utilisation de l’architecture particulière du Vieux-Québec est conséquente, les rues étroites et tortueuses du quartier formant un dédale escherien où toute ligne de fuite se bute à un mur. Aucune issue n’est possible pour le père Logan. Nous baignons en plein cauchemar expressionniste. Pour l’habitant.e de Québec, un jeu s’ajoute à celui qu’Alfred orchestre pour notre plaisir de cinéphile : celui qui consiste tracer une carte fidèle des lieux défilant à l’écran, alors que, bien entendu, l’espace filmique est ici constitué d’un amalgame de décors bigarrés et éloignés les uns des autres.
Hitchcock a plus tard répudié I Confess pour son manque d’humour. Bien qu’il soit effectivement l’un des films les plus arides du maître du suspense, il concentre magnifiquement ses obsessions et se termine sur une scène iconique à l’intérieur du Château Frontenac. Cette comète a laissé une trace indélébile sur la ville, au point qu’un p’tit gars d’ici, et pas des moindres, en a fait le point de départ d’un premier film qui, j’oserais dire, le surpasse en tout point. Le confessionnal de Robert Lepage a réussi à extirper toute la québécitude du film de la Warner Bros. : l’influence de l’Église sur les ménages d’alors, la complicité du gouvernement duplessiste, la culpabilité typiquement catholique. Ce récit parallèle, campé dans les années 1950 et 1980, au-delà des tours de passe-passe chers à Lepage, forme une réflexion fascinante sur la façon dont les Québécois.e.s se perçoivent dans l’œil de « l’Autre ». Présenté à la Quinzaine des réalisateurs en 1995 (accompagné d’Eldorado de Charles Binamé), succès critique incontestable, déjà qualifié de classique de notre cinéma national à sa sortie en salle, il est la plus grande réussite cinématographique tournée à Québec.
Cut to un demi-siècle plus tard. Québec continue de se faire timide sur les grands écrans. Sa dernière apparition notable à l’international est dans Catch Me If You Can de Steven Spielberg (2002), où la place Royale se substitue à Montrichard en France le temps d’une scène inoubliable opposant Tom Hanks et Leonardo DiCaprio. Plus récemment, on est venu y tourner des miniséries sud-coréenne (Goblin) et américaine (Barkskins). Même dans le cadre de productions québécoises, elle se fait rare. Depuis Les Plouffede Gilles Carle en 1981, production pharaonique d’une incontestable qualité, on pourrait noter Tout ce que tu possèdes de Bernard Émond (2012), tourné dans le quartier Saint-Jean-Baptiste, et quelques scènes des films de la série 1981 de Ricardo Trogi, originaire du coin.
Plus récemment, le cinéaste de Québec Samuel Matteau a réussi, avec son premier long métrage Ailleurs (2017), à extirper notre ville de ses poncifs et d’en faire une entité étrange et mystérieuse, nourrie par son histoire et son architecture unique. Rien que pour ce pari relevé, le film mérite d’être vu. Mais autrement, Québec est encore à réfléchir cinématographiquement. Les possibilités sont infinies.
JASON BÉLIVEAU — RÉDACTEUR EN CHEF
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