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Bungalow

7 avril 2023

Ma pauvreté a causé mes largesses

Jason Béliveau

Un grand capitaliste a dit un jour : c’est en possédant que l’on s’appartient. Les milléniaux, génération de laissés-pour-compte à l’autel du libéralisme économique, ne sont pas en reste de ce grand rêve de l’accès à la propriété. Ils mettront leur vie à crédit afin de devenir les détenteurs/détenus d’une parcelle de terrain qu’ils considéreront ironiquement comme leur mais qui les emprisonnera. Mais aucun logis ne peut résister au souffle du grand méchant loup. D’autant plus lorsque ledit logis est mal isolé.

Bungalow de Lawrence Côté-Collins est ce qu’on appelle en anglais un cautionnary tale. Si Le petit chaperon rouge mettait en garde contre le danger de parler à des inconnus, aussi bienveillants puissent-ils paraître, ce film grinçant, sorti un peu de nulle part, prévient les jeunes tourtereaux d’aujourd’hui des malheurs que peut entraîner l’achat d’une première maison. Il s’agit d’une fable moderne à la lentille grossissante jusqu’à la déformation, mais qui ne perd jamais de vue ses enjeux humains. Rarement le mauvais goût aura été aussi exquis.

Nos « héros » sont Sarah (Sonia Cordeau) et Jonathan (Guillaume Cyr), couple ordinaire d’une classe tout ce qu’il y a de plus moyenne. Elle travaille dans une boutique de vêtements, style Le Pentagone, et fait de ses ongles d’impressionnantes œuvres d’art. Il galère dans une usine et, dans ses temps libres, construit des cottes de mailles et joue aux cartes Magic. Sans grands moyens, ils parviennent à s’offrir une bicoque digne d’un film d’horreur des années 1940, petit nid croche qu’ils espèrent bâtir à leur convenance. Mais rapidement, sous les couches stratifiées de saleté, une pléthore de vices cachés fait surface : les murs suintent d’humidité, la tuyauterie est en plomb et une fournaise à l’huile au sous-sol lâche sans cesse des plaintes gutturales à glacer le sang. Les travaux pressent et l’anxiété percole. Après une première tentative désastreuse de rénovation par un ami incompétent de Jonathan, Sarah engage une femme à tout faire (Ève Landry), tentatrice experte qui viendra compliquer la dynamique déjà chambranlante du couple. Comment garder la tête hors de l’eau lorsqu’on n’a pas les moyens de ses rêves?

« Watch out, les p’tites rénos ! »
Dans son court texte Why We Crave Horror Movies (Pourquoi avons-nous soif de films d’horreur) (1), Stephen King avance que l’expérience extérieure de l’horrifique rétablit chez le spectateur un sentiment de normalité. Il est réconfortant de savoir que nos vies sont au fond bien tranquilles comparées à celle d’une femme pourchassée par un maniaque à la tronçonneuse. Il va ensuite plus loin en affirmant que nous retirons même du plaisir à voir les autres souffrir, que le film d’horreur ouvre momentanément un espace où tout est permis. Bungalow est en ce sens un pur film d’horreur. Il y a un plaisir morbide à voir ce couple se démener dans une situation désastreuse au possible, qui rappelle dans un registre plus corrosif The Money Pit de Richard Benjamin, qui mettait en vedette Tom Hanks et Shelley Long, et l’épisode « Hurricane Neddy » (saison 8) des Simpsons où les habitants de Springfield construisent de bon cœur, mais sans aptitude, une nouvelle maison pour Flanders.

Remarquée en 2016 avec le faux documentaire Écartée, Lawrence Côté-Collins comprend cette ambiguïté centrale à son film : nous souhaitons le meilleur pour Sarah et Jonathan, mais une partie de nous se délecte à voir jusqu’où ira la catastrophe. Bungalow a la dégaine d’une pièce de théâtre d’été possédée par Satan, un savant sketch de Claude Meunier pris en otage par Robert Morin à la façon de Quiconque meurt, meurt à douleur. Côté-Collins se réclame du cinéma de Morin (il a été son mentor et fait une brève apparition dans le film); il est même possible d’avancer qu’elle fait pour sa génération ce que Morin avait fait pour la sienne avec Le problème d’infiltration. Si l’univers de Louis (Christian Bégin) s’écroulait sous le poids de son statut de parvenu dans le film de Morin, celui de Sarah et Jonathan peine à s’échafauder. Mais les comparaisons avec l’enfant terrible de Yes Sir! Madame… peuvent s’arrêter ici car, malgré le talent indéniable de Morin, jamais il n’aurait pu traiter des tourments propres aux milléniaux avec autant d’acuité et d’humour.

C’est d’ailleurs le scénario de Côté-Collins et d’Alexandre Auger (coscénariste de Prank et des Barbares de La Malbaie de Vincent Biron, et du court métrage Landgraves de Jean-François Leblanc) qui rend l’ensemble, malgré quelques largesses de ton, hautement crédible. Truffé de répliques savoureuses à fort potentiel de citations dans vos prochains partys, il fait de chaque pièce de la maison un défi à conquérir (la salle de bain verte, la chambre principale jaune, la cuisine rouge) et propose plusieurs scènes déjà classiques à nos yeux (celle de l’émission de télévision de rénovation, pour n’en nommer qu’une) où l’ordinaire est à la fois tourné en dérision et célébré. À cet effet, le travail du directeur artistique Stéphane Grisé rend magnifiquement le kitsch des banlieues 2.0, où les éclairages à DEL multicolores côtoient les imprimés de paroles inspirantes en vinyle. Au cinéma, le laid se travaille tout autant que le beau.

Mais sans des comédiens capables, la satire perdrait en précision. Cordeau et Cyr jouent juste, sans verser dans la caricature. Autour d’eux, Ève Landry, Martin Larocque en tenancier de bar philosophe (qui livre un incroyable monologue sur le capitalisme et la surconsommation) et Geneviève Schmidt en meilleure amie prophétesse de malheur complètent une distribution impeccable. Le cinéma québécois actuel n’est plus celui de la grisaille des drames naturalistes auquel les 20 dernières années nous ont habitués. Le film grand public côtoie maintenant le cinéma de genre, le film d’horreur inspiré et les récits d’apprentissage sensibles. Néanmoins, Bungalow demeure dans notre paysage une anomalie plus que bienvenue, une comédie trash jamais gratuite ou facile. Nous ne serions pas du tout surpris si ce film devenait aussi culte que des ovnis comme Daytona (Orkestra Amerika, 2004) ou Carnaval (Alexandre Lavigne, 2019).

Notes
(1) Stephen King, « Why We Crave Horror Movies », University of Massachusetts Lowell, [en ligne], https://faculty.uml.edu/bmarshall/lowell/whywecravehorrormovies.pdf (page consultée le 7 mars 2023).

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