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No 337 – L’heure des adieux

24 janvier 2024

Je ferai cette annonce sans ambages : ceci sera mon dernier mot de la rédaction pour Séquences. Après quatre années et 17 numéros à titre de rédacteur en chef, je tire tristement ma révérence. La raison? Il y en a plusieurs — certaines n’ont pas à être étalées ici —, mais essentiellement, je n’arrive plus à concilier les responsabilités qui incombent à ce poste important avec celles liées à la salle de cinéma que j’ai fondée à Québec l’an dernier avec Ariane-Caron Lachance, le Cinéma Beaumont. Le succès de notre projet, bien qu’il ne nous surprenne pas, a néanmoins dépassé nos attentes, et il m’est impossible aujourd’hui de porter ce projet important pour la vie cinéphile de ma ville et consacrer le même temps et sérieux à la revue. Depuis quelque temps, je sentais que c’était ma vie personnelle qui écopait de mon horaire de plus en plus chargé. Je laisse donc ma place dans le but de mieux concentrer mes énergies. 

J’ai accepté de succéder à Élie Castiel en 2019 à l’invitation d’André Caron, à une époque où notre salle de cinéma n’était encore qu’un vague rêve à peine formulé. Diriger une revue de cinéma était une occasion trop belle pour la laisser passer, la consécration d’une dizaine d’années passées à faire de la critique cinématographique pour diverses publications (24 images, Spirale et Séquences, bien sûr), ainsi que de la radio et de la télévision comme chroniqueur et animateur. Jamais ne m’avait-on confié autant de responsabilités depuis la fin de mes études en littérature, cinéma et journalisme, et je crois rétrospectivement m’être assez bien tiré d’affaires, en brassant la structure de la revue, en ajoutant plusieurs nouvelles plumes à notre équipe et en travaillant d’arrache-pied afin de rendre chaque numéro attrayant à l’œil — Séquences est une revue imprimée après tout —, notamment grâce à des couvertures illustrées par des artistes québécois et internationaux de grand talent. La réception à la maison de chaque numéro fraîchement imprimé, l’odeur fraîche de l’encre, était chaque fois un grand moment de fierté pour moi. 

Je continue de croire à la nécessité de la critique et à l’existence de Séquences, qui existe — il faut le souligner — depuis 1955. Cette revue est née d’une volonté d’accompagner les cinéclubs catholiques montréalais et de former intellectuellement les jeunes cinéphiles d’alors. Cette mission demeure, en excluant évidemment volet religieux : celle d’être accessible et de s’adresser tant aux amateurs qu’aux cinéphiles les plus pointus. À mon arrivée en poste, j’ai voulu accentuer ce ton plus direct de la revue, qui nous a toujours distingués de nos « compétiteurs ». J’espère que ma ou mon remplaçant, qui intégrera la revue  au moment où elle célébrera ses 70 ans, saura à la fois respecter l’âme de la publication et lui donner une saveur et une énergie unique. 

Je tiens à remercier mes deux principaux collègues avec lesquels j’ai collaboré à la conception de ces numéros, soit Claire Valade à la correction des textes et Simon Fortin au design graphique. Ce sont les échanges avec eux et leur professionnalisme contagieux qui me manqueront le plus. Je tiens également à remercier Yves Beauregard, directeur de la revue depuis 1994, de m’avoir fait confiance. 

Je ne disparaîtrai pas complètement pour autant! J’ai l’intention de continuer à contribuer à la revue comme critique. Vous pourrez également me lire occasionnellement sur le site web et dans les numéros papier de Nouveau projet. Et si jamais vous passez dans le fabuleux quartier Saint-Roch de Québec, je vous invite à venir me saluer dans notre cinéma qui me tient énormément à cœur. Une chose est sûre : jamais ma passion pour le cinéma n’a été autant dévorante qu’en ce moment. 

Merci à vous,

JASON BÉLIVEAU — RÉDACTEUR EN CHEF

Bungalow

7 avril 2023

Ma pauvreté a causé mes largesses

Jason Béliveau

Un grand capitaliste a dit un jour : c’est en possédant que l’on s’appartient. Les milléniaux, génération de laissés-pour-compte à l’autel du libéralisme économique, ne sont pas en reste de ce grand rêve de l’accès à la propriété. Ils mettront leur vie à crédit afin de devenir les détenteurs/détenus d’une parcelle de terrain qu’ils considéreront ironiquement comme leur mais qui les emprisonnera. Mais aucun logis ne peut résister au souffle du grand méchant loup. D’autant plus lorsque ledit logis est mal isolé.

Bungalow de Lawrence Côté-Collins est ce qu’on appelle en anglais un cautionnary tale. Si Le petit chaperon rouge mettait en garde contre le danger de parler à des inconnus, aussi bienveillants puissent-ils paraître, ce film grinçant, sorti un peu de nulle part, prévient les jeunes tourtereaux d’aujourd’hui des malheurs que peut entraîner l’achat d’une première maison. Il s’agit d’une fable moderne à la lentille grossissante jusqu’à la déformation, mais qui ne perd jamais de vue ses enjeux humains. Rarement le mauvais goût aura été aussi exquis.

Nos « héros » sont Sarah (Sonia Cordeau) et Jonathan (Guillaume Cyr), couple ordinaire d’une classe tout ce qu’il y a de plus moyenne. Elle travaille dans une boutique de vêtements, style Le Pentagone, et fait de ses ongles d’impressionnantes œuvres d’art. Il galère dans une usine et, dans ses temps libres, construit des cottes de mailles et joue aux cartes Magic. Sans grands moyens, ils parviennent à s’offrir une bicoque digne d’un film d’horreur des années 1940, petit nid croche qu’ils espèrent bâtir à leur convenance. Mais rapidement, sous les couches stratifiées de saleté, une pléthore de vices cachés fait surface : les murs suintent d’humidité, la tuyauterie est en plomb et une fournaise à l’huile au sous-sol lâche sans cesse des plaintes gutturales à glacer le sang. Les travaux pressent et l’anxiété percole. Après une première tentative désastreuse de rénovation par un ami incompétent de Jonathan, Sarah engage une femme à tout faire (Ève Landry), tentatrice experte qui viendra compliquer la dynamique déjà chambranlante du couple. Comment garder la tête hors de l’eau lorsqu’on n’a pas les moyens de ses rêves?

« Watch out, les p’tites rénos ! »
Dans son court texte Why We Crave Horror Movies (Pourquoi avons-nous soif de films d’horreur) (1), Stephen King avance que l’expérience extérieure de l’horrifique rétablit chez le spectateur un sentiment de normalité. Il est réconfortant de savoir que nos vies sont au fond bien tranquilles comparées à celle d’une femme pourchassée par un maniaque à la tronçonneuse. Il va ensuite plus loin en affirmant que nous retirons même du plaisir à voir les autres souffrir, que le film d’horreur ouvre momentanément un espace où tout est permis. Bungalow est en ce sens un pur film d’horreur. Il y a un plaisir morbide à voir ce couple se démener dans une situation désastreuse au possible, qui rappelle dans un registre plus corrosif The Money Pit de Richard Benjamin, qui mettait en vedette Tom Hanks et Shelley Long, et l’épisode « Hurricane Neddy » (saison 8) des Simpsons où les habitants de Springfield construisent de bon cœur, mais sans aptitude, une nouvelle maison pour Flanders.

Remarquée en 2016 avec le faux documentaire Écartée, Lawrence Côté-Collins comprend cette ambiguïté centrale à son film : nous souhaitons le meilleur pour Sarah et Jonathan, mais une partie de nous se délecte à voir jusqu’où ira la catastrophe. Bungalow a la dégaine d’une pièce de théâtre d’été possédée par Satan, un savant sketch de Claude Meunier pris en otage par Robert Morin à la façon de Quiconque meurt, meurt à douleur. Côté-Collins se réclame du cinéma de Morin (il a été son mentor et fait une brève apparition dans le film); il est même possible d’avancer qu’elle fait pour sa génération ce que Morin avait fait pour la sienne avec Le problème d’infiltration. Si l’univers de Louis (Christian Bégin) s’écroulait sous le poids de son statut de parvenu dans le film de Morin, celui de Sarah et Jonathan peine à s’échafauder. Mais les comparaisons avec l’enfant terrible de Yes Sir! Madame… peuvent s’arrêter ici car, malgré le talent indéniable de Morin, jamais il n’aurait pu traiter des tourments propres aux milléniaux avec autant d’acuité et d’humour.

C’est d’ailleurs le scénario de Côté-Collins et d’Alexandre Auger (coscénariste de Prank et des Barbares de La Malbaie de Vincent Biron, et du court métrage Landgraves de Jean-François Leblanc) qui rend l’ensemble, malgré quelques largesses de ton, hautement crédible. Truffé de répliques savoureuses à fort potentiel de citations dans vos prochains partys, il fait de chaque pièce de la maison un défi à conquérir (la salle de bain verte, la chambre principale jaune, la cuisine rouge) et propose plusieurs scènes déjà classiques à nos yeux (celle de l’émission de télévision de rénovation, pour n’en nommer qu’une) où l’ordinaire est à la fois tourné en dérision et célébré. À cet effet, le travail du directeur artistique Stéphane Grisé rend magnifiquement le kitsch des banlieues 2.0, où les éclairages à DEL multicolores côtoient les imprimés de paroles inspirantes en vinyle. Au cinéma, le laid se travaille tout autant que le beau.

Mais sans des comédiens capables, la satire perdrait en précision. Cordeau et Cyr jouent juste, sans verser dans la caricature. Autour d’eux, Ève Landry, Martin Larocque en tenancier de bar philosophe (qui livre un incroyable monologue sur le capitalisme et la surconsommation) et Geneviève Schmidt en meilleure amie prophétesse de malheur complètent une distribution impeccable. Le cinéma québécois actuel n’est plus celui de la grisaille des drames naturalistes auquel les 20 dernières années nous ont habitués. Le film grand public côtoie maintenant le cinéma de genre, le film d’horreur inspiré et les récits d’apprentissage sensibles. Néanmoins, Bungalow demeure dans notre paysage une anomalie plus que bienvenue, une comédie trash jamais gratuite ou facile. Nous ne serions pas du tout surpris si ce film devenait aussi culte que des ovnis comme Daytona (Orkestra Amerika, 2004) ou Carnaval (Alexandre Lavigne, 2019).

Notes
(1) Stephen King, « Why We Crave Horror Movies », University of Massachusetts Lowell, [en ligne], https://faculty.uml.edu/bmarshall/lowell/whywecravehorrormovies.pdf (page consultée le 7 mars 2023).

No 333 – À toi les oreilles!

13 janvier 2023

La nouvelle a fait grand bruit. ICI Radio-Canada Télé a annoncé en octobre dernier que le Gala Québec Cinéma, créé en 1999 sous le nom La soirée des prix Jutra, ne sera plus diffusé sur ses ondes. Ses cotes d’écoute étaient en chute libre depuis 2018, sa réputation était celle d’un gala ennuyeux qui célébrait des films que personne n’avait vus. Le couperet est tombé sans préambule, d’une façon que d’aucuns pourraient qualifier de cavalière. Le réseau de télévision a promis de poursuivre sa mission de promotion du cinéma québécois, notamment en remaniant le gala à l’intérieur du talk-show Bonsoir bonsoir !, animé par Jean-Philippe Wauthier. Proposition des plus nébuleuses, mais pour l’instant nous n’en savons pas plus.

Cartes sur table : je n’ai jamais aimé regarder le Gala Québec Cinéma. Je trouve insupportables les remises de prix, leur glamour plaqué, les remerciements à n’en plus finir, les numéros de variété gênants. Des ami·e·s et moi organisions de temps à autre une cagnotte de prédiction des récipiendaires, question de pimenter une soirée qui, nous en étions tou·te·s convaincu·e·s, ne nous réserverait rien d’excitant.

Les difficultés qu’a essuyées le Gala Québec Cinéma dans les dernières années ne sont pas isolées. Depuis 2021, les Oscars parviennent de peine et de misère à rejoindre une fraction de leur auditoire des 20 dernières années. Les Golden Globes ont été récemment critiqués pour une absence de diversité parmi ses membres de la Hollywood Foreign Press Association (on se rappellera aussi du mouvement #OscarsSoWhite en 2015). Connue pour sa désinvolture, leur cérémonie n’a pas été télévisée en 2022. Et je vous épargne les scandales qui continuent d’écorcher les Césars du cinéma. Alors, en quoi tous ces galas sont-ils encore pertinents ? Le Gala Québec Cinéma faisait-il réellement rayonner notre cinéma ? Avait-il un impact direct sur les locations en ligne des films récipiendaires, par exemple ? Ces séances de plus en plus embrassantes d’autocongratulation nous intéressent-elles toujours vraiment?  Il y a quelque chose d’antique dans le concept d’un tel gala télévisé, un archaïsme clinquant qui ne s’accorde plus avec le désintérêt grandissant du public moyen — il faut bien l’admettre — pour le cinéma et ses stars.

Comment Radio-Canada pourrait-elle faire la promotion du cinéma autrement ? Certains ont proposé judicieusement la télédiffusion de films québécois de qualité à heure de grande écoute. Mais il suffit de jeter un œil à la grille horaire actuelle de la SRC pour comprendre que le jour où Viking de Stéphane Lafleur (notre critique en page 18) prendra la place de Stat ou des Enfants de la télé au petit écran en soirée n’est pas encore arrivé.

Pourquoi ne pas investir un autre médium dans lequel Radio-Canada excelle ? Pourquoi ne pas produire une émission radiophonique hebdomadaire sur le cinéma québécois et international, disponible en balado ? Ailleurs dans le monde, le podcast est un magnifique vecteur d’informations sur le 7e art. Aux États-Unis seulement, You Must Remember This, Unspooled et Filmspotting mènent une petite révolution avec des contenus de qualité, à la fois intelligents et divertissants. Même Quentin Tarantino et Roger Avary se sont joints à la fête en animant depuis cet été The Video Archives Podcast, incursion ludique dans l’univers des films en VHS qui peuplaient les rayons des clubs vidéo dans les années 1980.

Voici ma proposition : une émission hebdomadaire d’une heure, disponible tous les vendredis sur l’application Ohdio, sans complaisance, ni minouches, réunissant entrevues, critiques des nouveautés en salle, actualité et box-office. Une émission avec un budget conséquent (une fraction de ce qui était investi dans le Gala Québec Cinéma), des invité·e·s de marque, mais pas uniquement ça : de l’analyse pointue et de l’humour aussi. Une émission dans laquelle, chaque semaine, un animateur recevra un panel de critiques (bien rémunérés) parmi les plus respectés au Québec. Je pense bien sûr à Helen Faradji, Odile Tremblay, François Lévesque et George Privet, mais également à des critiques plus jeunes et de médias spécialisés, comme Mathieu Li-Goyette, Justine Smith, Sylvain Lavallée et Maude Trottier. Cette formule, rappelant celle de la mythique émission Le masque et la plume de France Inter, diffusée depuis 1955 et animée par Jérôme Garcin depuis 1989 (!), encouragerait des discussions enthousiasmantes, des prises de bec et des débats enflammés, soit une réelle passion du cinéma partagée par des gens qui y consacrent leur vie.

Donnez aux critiques une réelle possibilité de mettre en lumière notre cinéma. Parce que c’est aussi ça, leur métier.

JASON BÉLIVEAU — RÉDACTEUR EN CHEF


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