En salle

Festin boréal

5 avril 2024

La bête lumineuse

Alain P. Jacques

Dans la lignée de sa récente installation 7 paysages, présentée aux derniers Rendez-vous Québec Cinéma, Robert Morin poursuit avec Festin boréal son observation du territoire sauvage québécois. Ces projets, qui ont germé depuis que le cinéaste habite davantage la forêt que la ville, marquent une rupture évidente dans sa filmographie, sans pour autant s’en éloigner. Comme à son habitude, le scénariste-réalisateur s’amuse à brouiller la frontière entre le réel et la fiction avec une proposition formelle originale et inusitée invitant à la contemplation de ce qui, à la base, devrait être rebutant.

Alors que l’automne flamboie, un majestueux orignal en rut flaire une femelle. À l’instar du buck de la chanson de Desjardins, l’accouplement n’aura pas lieu. En effet, la flèche qui l’atteint mortellement au flan n’a rien à voir avec celle de Cupidon. Elle provient de l’arbalète d’un chasseur (Robert Morin) qui abandonne son trophée après avoir pris soin de l’immortaliser dans un égoportrait. L’essentiel du film se concentre alors sur la lente décomposition du cervidé ainsi que sur le cortège d’animaux et d’insectes venant successivement s’y repaître.

Avec l’idée d’appliquer des distorsions aux traditionnels documentaires animaliers de la BBC, Morin dévoile la besogne habituellement invisible de cette faune forestière en se permettant, au passage, quelques entourloupes qui font sa signature. Alors que 7 paysages plaçait le spectateur au centre du dispositif circulaire en l’immergeant dans un panorama de 360°, Festin boréal procède d’une mécanique inverse. Il le maintient à proximité, aux premières loges de l’action allant même jusqu’à offrir des points de vue subjectifs d’animaux et des images de l’intérieur de la carcasse.

Un tournage exigeant qui s’échelonne sur trois ans utilisant plusieurs dépouilles récupérées sur le bord de la route. Principalement tourné autour de chez lui mais aussi en Outaouais, au Saguenay et en Gaspésie, il lui aura fallu user de patience et de ruse pour parvenir à obtenir les images des charognards à l’œuvre. « Nous avons placé trois orignaux dans trois coins différents du parc La Vérendrye, loin de toute présence humaine. Cinq caméras par site munies de détecteurs de mouvements intégrés. Nous allions récolter les cartes SD deux fois par semaine pendant cinq mois. »

Sans comédiens ni narration en voix off, le passage des saisons devient le fil conducteur d’une nature vulnérable où l’humain joue un rôle perturbateur. Pas de musique non plus pour magnifier les superbes images recueillies par une équipe de collaborateurs, dont Thomas Leblanc Murray assumait la coordination. Que le chant des oiseaux, le craquement des arbres, le martèlement de la pluie et le souffle du vent hivernal pour briser le silence de la bande sonore conçue par Martin Pinsonnault. Avec ses caméras-témoins dissimulées tout autour de la carcasse, le cinéaste impose de longs plans fixes s’enchaînant doucement au rythme des changements de la lumière des jours. « Je ne me souviens pas du nombre d’heures [de matériel enregistré] et j’aime mieux pas. On a épluché ça à deux, [le monteur] Elric Robichon et moi, durant un an ».

Les geais bleus utilisant le panache comme perchoir tandis que le porc-épic le gruge pour aiguiser ses dents, même mort, cet élan d’Amérique demeure un maillon précieux de cet écosystème. Il assure une nourriture de subsistance aux nombreux résidents de la forêt comme le résume admirablement l’affiche du film. Pour sa 38e production, il importait au cinéaste « de montrer l’utilité de la mort dans la nature, sa propreté, alors que même nos morts sont polluantes ».

Expérience audiovisuelle d’une rude poésie, Morin fait la démonstration de l’œuvre du temps en renvoyant le spectateur à sa propre condition de mortel. Même s’il donne l’impression de s’être assagi, il n’en demeure pas moins que le regard qu’il porte sur le monde reste pertinent et sensible en cette ère de bouleversements climatiques. Apôtre écologiste ? « J’ai fait ce film pour moi d’abord. Il n’est donc pas pédagogique et encore moins propagandiste. »

Présenté dans le cadre de récents festivals en Abitibi et à Montréal, ce deuxième volet d’une trilogie devrait sortir en salle en février 2024. « Après le végétal et l’animal, j’aimerais faire un film sur les trois instincts des Sapiens, mais avec la même approche zoologique, peut-être avec des gens qui pratiquent le nudisme. Mais c’est à voir. »

Nota : Toutes les citations proviennent d’un entretien entre l’auteur et le cinéaste.

Ce texte est initialement paru dans le numéro 337 de la revue (hiver 2024)

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