5 octobre 2022
Après un 50e anniversaire hybride, en salle et en ligne, le Festival du Nouveau Cinéma se concentre uniquement au grand écran, à notre plus grand bonheur. La pandémie n’est pas encore terminée, mais les assouplissements nous permettent enfin de nous réunir à nouveau pour communier devant les œuvres des cinéastes des quatre coins du globe. Durant les 11 prochains jours, à vous de piger parmi les 291 films provenant de 49 pays. Pour vous aider, voici quelques suggestions de longs métrages que j’ai eu la chance de voir avant la soirée d’ouverture, qui présentera en primeur Falcon Lake de Charlotte Lebon, qui fait la couverture de notre plus récent numéro.
A Piece of Sky (Michael Koch, Compétition internationale, Suisse)
Deuxième long métrage de l’acteur et réalisateur suisse Michael Koch, A Piece of Sky séduit par son rythme qui suit celui des montagnes et de ses éléments. Cette histoire d’amour entre une fille du village et un costaud peu bavard qui vient de l’extérieur profite des majestueux décors pour que nous puissions y croire. Koch ne brusque rien, il fait confiance à ses comédiens, dont plusieurs non-professionnels, pour nous plonger dans le drame à venir. Évitant les clichés et préférant nous surprendre au bon moment, A Piece of Sky s’est mérité une mention spéciale du jury à la dernière Berlinale.
Cette maison (Myriam Charles, Compétition internationale, Québec)
Dans cet hommage à sa cousine morte beaucoup trop tôt, la cinéaste québécoise Myriam Charles poursuit avec succès sa démarche poétique entamée dans ses précédents courts métrages. Partant d’une thématique sombre, Myriam Charles construit un magnifique rêve éveillé où Tessa, 14 ans, reprend vie, interprétée par l’excellente Shelby Jean-Baptiste. Si le cinéma québécois abuse parfois du deuil comme trame narrative, Myriam Charles lui insuffle une force créative peu commune, un désir de vivre pour sublimer la mort.
Dos Estaciones (Juan Pablo González, Panorama international, Mexique)
Il y a des visages au cinéma qui sont de véritables livres ouverts, racontant à eux seuls une bonne partie de l’histoire. C’est le cas de celui de la comédienne Teresa Sánchez, qui porte dans son personnage de Maria, à la fois la réussite passée et l’effondrement à venir de son usine de téquila. Dos Estaciones nous consume lentement, comme la brûlure d’une gorgée de cet alcool à base d’agave bleu. Juan Pablo González impressionne par sa maîtrise et surtout sa retenue, ne cédant jamais par excès. Un nouveau cinéaste à suivre de très près, qui a compris rapidement que tout doit être fait pour nourrir son récit, et non l’inverse.
Klondike (Maryna Er Gorbach, Panorama international, Ukraine)
Le cinéma ukrainien fera sa marque durant ce FNC avec quatre productions présentés en exclusivité. Le seul réalisé par une femme, Klondike frappe fort et ne laissera personne indifférent. En utilisant l’écrasement du vol de la Malaysia Airlines en juillet 2014 au centre de son scénario, la réalisatrice Maryna Er Gorbach critique avec panache les atrocités de la guerre. La région du Donbass devient alors le théâtre d’anticipation des événements actuels du conflit ukraino-russe, menée par une cinéaste qui nous crie sa rage à travers sa caméra.
De Humani Corporis Fabrica (Verena Paravel & Lucien Castaing-Taylor, Les nouveaux alchimistes, France)
Entre le film d’horreur pour certains et de fascination pour d’autres, le duo Paravel/Castaing-Taylor nous en met encore une fois plein la vue avec De Humani Corporis Fabrica. Les cinéastes, qui nous avaient secoué il y a dix ans avec l’impressionnant documentaire Leviathan sur un bateau de pêche, nous amène cette fois-ci littéralement sous la peau humaine. À l’aide de caméras miniatures, nous suivons diverses opérations de l’intérieur du corps, tout en entendant les commentaires des chirurgiens à l’œuvre. Orgie de fluides et de multiples conduits, il faut avoir le cœur solide pour garder les yeux ouverts. Mais les oreilles captent bien l’état du monde dans lequel tout ce « spectacle » se décline.
Women Talking (Sarah Polley, Les incontournables, États-Unis)
Il y a déjà 10 ans, Sarah Polley nous offrait son puissant Stories We Tell, mais l’attente pour Women Talking est récompensée au centuple. La cinéaste canadienne nous confronte aux mots (et maux) de ces femmes meurtries qui vivent isolées dans une communauté religieuse. Cette métaphore, qui dénonce le patriarcat et la culture du viol, résonne fortement aujourd’hui, à travers les paroles des personnages. Menée par les solides performances de Rooney Mara, Claire Foy et Jessie Buckley, Women Talking est déjà l’un des films favoris pour la prochaine cérémonie des Oscars. Un film nécessaire et précieux.
Les nuits de Mashhad (Ali Abbasi, Temps Ø, Danemark)
En 2018, un film a marqué tous ceux et celles qui ont pu le voir, Border, du cinéaste irano-dannois Ali Abbasi. Dans Les nuits de Mashhad, le réalisateur s’intéresse à un tueur en série qui a sévi en 2000 et 2001, un homme voulait purifier les rues de cette ville sainte iranienne, en se débarrassant des prostituées. Nous y suivons une jeune journaliste (jouée avec assurance par Zahra Amir Ebrahimi, prix d’interprétation féminine au dernier Festival de Cannes) qui tente par tous les moyens de coincer ce monstre qui se croit en mission divine. Film frontal et brutal, Ali Abbasi a choisi de n’épargner personne pour mieux révéler un système étatique qui ne protège pas les femmes.
Pour toute la programmation, visitez le nouveaucinema.ca. Bon festival!
15 septembre 2022
Niagara est d’abord et avant tout une histoire de famille : trois frères doivent se rassembler à l’occasion de la mort subite de leur père. Une prémisse de road movie simple et efficace, mais drôlement quelconque; au moins quatre autres films québécois des trois dernières années partagent celle-ci (Réservoir, Merci pour tout, Au revoir le bonheur et Nouveau-Québec). Mais Niagara est certainement le seul d’entre eux dans lequel le patriarche en question est mort d’un ice bucket challenge qui a mal tourné.
Bien que ce type de références désuètes puisse s’avérer irritant pour certains (les blagues sur l’açaï auront l’âge d’entrer au secondaire cet automne), Guillaume Lambert parvient quand même à tirer son épingle du jeu en misant sur les idiosyncrasies discordantes de ses personnages, à commencer par le trio fraternel central. D’abord, Alain (François Pérusse, dans son premier un rôle principal au cinéma), un raté de première classe, entraîneur de taekwondo sur qui la malchance s’acharne ; puis, Léo-Louis (interprété par Éric Bernier), le névrosé irritable, incarnation même de l’ascension sociale ; et enfin, Victor-Hugo (joué par Guy Jodoin, le seul des trois comédiens absent du film précédent du réalisateur), le frère resté le plus près de leur père Léopold (Marcel Sabourin), perpétuant les valeurs de simplicité volontaire de la vie agricole. De toute évidence, ces retrouvailles ne seront pas sans friction car la séparation géographique des frères n’est rien comparé à l’écart émotionnel qui s’est creusé entre eux avec les années.
Heureusement, le sens de la répartie déployé dans les dialogues de Lambert fait en sorte que ces frictions interpersonnelles ne sombrent jamais dans le pathos. Au contraire, l’attitude pince-sans-rire et les calembours typiquement pérussiens des frères mettent en relief l’absurdité ambiante des situations dans lesquelles ils se retrouvent. Et il ne manque pas de situations loufoques. Chaque détour routier est une occasion d’introduire des personnages tous plus caricaturaux les uns que les autres. On pense notamment à Véronic DiCaire et Katherine Levac en duo mère-fille franco-ontarien, et à Tommy, ce jeune artiste excentrique, petit rôle que Guillaume Lambert s’est réservé.
On détecte d’ailleurs dans ce geste un changement dans la façon de faire de Lambert qui, dans Les scènes fortuites, campait le protagoniste Damien Nadeau-Daneau (l’allitération nominale à laquelle fait écho le nom de Léo-Louis Lamothe). Alors que ce premier film semblait être animé par des préoccupations intimes et truffé d’anecdotes personnelles, Lambert est bon deuxième dans Niagara. Bien que ses cheveux fluorescents attirent le regard dans les quelques scènes où il est présent, ses répliques sont sous-titrées car le personnage marmonne. On en déduit une volonté de faire rayonner ses comédiens, de leur permettre de puncher et de laisser son écriture et sa réalisation parler d’elles-mêmes.
D’ailleurs, celles-ci ne sont jamais aussi éclatées que celles des Scènes fortuites, un film ovni dans lequel les figures de style et les sauts de ton s’entrechoquent et où les caméos mineurs et majeurs pullulent (Bernie du Cinéma Dollar! François Pérusse!! Denis Lavant!?). Bien que quelques moments de Niagara rappellent le goût de Guillaume Lambert pour la stylisation et le saugrenu, on ressent un adoucissement dans son approche, voire une certaine résignation. Concessions dues à l’ampleur de la production ou simple désir d’aller ailleurs?
Chose certaine, le juste milieu entre (anti-)humour niché et comédie grand public n’est pas encore tout à fait au point. Mais en attendant que cela le soit, si Niagara donne envie de revisiter Les scènes fortuites (voir Séquences no 313 pour notre critique), c’est tant mieux, car ce visionnement permettra de réaliser que Lambert est en train de se révéler comme un auteur avec des thèmes et un humour qui lui sont propres. Il y a quelque chose d’excitant à voir un créateur se déployer ainsi. Bien qu’il soit comédien de formation, Guillaume Lambert appartient à ce petit groupe d’humoristes — avec Adib Alkhalidey et, dans une moindre mesure, Mariana Mazza — pour qui le passage à la scénarisation et à la réalisation est le fruit d’années de travail en humour et d’apparitions télévisuelles. Mais Niagara signale clairement que Lambert est le premier à se démarquer de ses camarades par la singularité de sa vision cinématographique.
19 août 2022
C’est un été lent et hors du temps que nous propose Denis Côté dans son dernier opus, Un été comme ça. Une saison en suspension, où les jours se suivent et s’accumulent entre les murs lambrissés d’une grande demeure au charme patrimonial laurentien. L’heure est à la tranquillité, mais cette tranquillité n’est toutefois qu’apparence puisque les quelques protagonistes, invités à résider en quasi huis clos dans cette maison, bouillent de l’intérieur.
Présenté en compétition officielle à la dernière Berlinale, Un été comme çaraconte l’histoire de trois jeunes femmes, Léonie (Larissa Corriveau), Eugénie (Laure Giappiconi) et Gaëlle dite Geisha (Aude Mathieu), qui sont conviées des suites de leur thérapie à prendre part à un séjour d’introspection dans une maison de repos. Les trois femmes se retrouvent ainsi rassemblées pour une durée de vingt-six jours, incluant vingt-quatre heures libres, dans un grand chalet des Laurentides avec une thérapeute, un travailleur social, et une cuisinière un peu curieuse.
Bien que ce séjour soit lié à la thérapie respective de chaque femme, aucune d’entre elles n’est là pour soigner quoi que ce soit; personne n’est malade et la participation au programme est entièrement volontaire. Ces femmes ne sont effectivement pas malades, mais elles affirment devoir vivre avec des troubles d’hypersexualité dictant les moindres instants de leur vie. Comportements sexuels intenses, anxiété généralisée causée par des pensées sexuelles intrusives et une imagination spectaculaire, exhibitionnisme, obsession pour le porno dur, désirs sexuels présents se rapportant à un passé d’inceste… chaque femme vit une réalité distincte et vise un cheminement qui lui est propre. Sans grand drame apparent, l’œuvre de Côté, d’une durée de 2 h 18, propose une incursion tendre et sensible dans ce petit moment de la vie de ces quelques personnages en négociation avec eux-mêmes.
Entre le calme banal de l’été champêtre bucolique, renforcé par l’approche narrative du film, et le bouillonnement interne des personnages, Un été comme ça joue l’oxymore, avançant une prémisse explosive pour nécessairement offrir son contraire. Tournée en 16 mm, avec une caméra qui ne tient pas en place, scrutant, en gros plans et plans rapprochés, les corps et les visages excités, l’œuvre se meut entre moments de relaxation estivale, moments de discussions et témoignages, et moments intimes, où le désir sexuel ne peut que se libérer. Si le temps est, dans son ensemble, au prélassement sur le gazon vert fraîchement coupé, à la baignade dans le lac olivâtre au bout du quai attenant, au canot et à l’équitation, les bouches pulpeuses à demi-fermées et les corps moites à demi vêtus réfèrent à bien autre chose.
Bien qu’une bonne partie de l’œuvre s’intéresse aux moments de détente, il est clair que la chaleur de l’été encourage les pulsions, plus qu’elle ne les calme. Les scènes captant la banalité du séjour sont ainsi intercalées de moments intimes, où les trois femmes occupent leur temps personnel à leur guise. Eugénie aime dessiner au fusain, les seins à découvert; Léonie aime regarder du porno dur sur son téléphone pendant les quatre-vingt-dix minutes allouées chaque jour aux outils technologiques; et Geisha aime se sauver des limites du terrain pour aller offrir une fellation à ce qui semble être la totalité d’une équipe de soccer masculine. Sur ces scènes fiévreuses, Côté surprend en apposant le même traitement de tranquillité et d’introspection, créant des scènes de sexualité dédramatisées et distanciées. Ainsi, bien peu sera finalement donné à voir aux spectateurs : quelques scènes de nudité et de masturbation, dont une particulièrement explicite, et une scène de bondage.
Plus que simplement montrée, la sexualité se retrouve surtout racontée à travers une série de témoignages et de discussions entre les membres du domaine. De cette manière, Léonie explique avoir connu dans sa jeunesse les abus de son père et, ensuite, son absence, ce qui participe à ses désirs actuels de gang bang et de pratiques sadomasochistes. Eugénie raconte que son imagination fertile l’empêche de vivre sans anxiété. Quant à Geisha, une travailleuse du sexe disant parfois offrir ses services gratuitement, rapporte se reconnaître dans la figure de la prédatrice plutôt que celle de la victime. Sans jugement, les témoignages sont présentés par Côté comme une prise de parole où le sujet a le droit de ressentir de la fierté ou de la honte, de l’angoisse ou de la puissance, voire même de ressentir tout cela en même temps. Tel un psychologue, le cinéaste regarde les personnages avec attention, bienveillance et sincérité, les laissant s’exprimer dans toute leur complexité.
Si les témoignages sont intéressants d’un point de vue humain, ils sont toutefois particulièrement puissants et pertinents lorsqu’on comprend ce qui intéresse essentiellement Côté dans ce sujet, faisant de ce film une grande œuvre. Pour décrire la genèse de son film, Côté a dit : « Pourquoi de la France a-t-il pu émerger des cinéastes filmant le corps humain de manière directe et assurée et du Québec, rien de tel1 ? ». Au-delà de la pure affirmation historique, ce qui émerge d’une telle proposition est la différence dans le rapport des nations et des cultures à la sexualité. Sous cette perspective, dans le théâtre d’Un été comme ça, nous retrouvons non seulement six personnages, mais aussi des individus, des archétypes, marqués par le passé et l’imaginaire social de leur nation. Plus précisément, nous retrouvons une thérapeute allemande formée en psychanalyse (nous invitant à penser le film sous cet œil), un travailleur social arabe que les trois femmes tenteront de séduire (laquelle réussira ?), une cuisinière québécoise prude, jouée par Josée Deschênes, reconnue pour son rôle de Lison dans La petite vie. Et des trois femmes, nous retrouvons une Française profondément romantique, portant une robe et une chevelure à la Louise des Nuits de la pleine lune et deux archétypes québécois tirés de l’imaginaire social d’ici : l’une marquée par les abus et l’abandon de son patriarche, l’autre portant le devoir des filles du Roy, assise à côté de la statue de Madeleine de Verchères.
Œuvre magistrale et passionnante, Un été comme ças’impose comme un labyrinthe parfaitement organisé où chaque témoignage complexifie le portrait humain, culturel et national proposé par Côté. Avec tendresse, il regarde les personnages habités par ces troubles — des troubles qui, comme il est dit, ne relèvent pas de la maladie et qui peuvent être apprivoisés grâce à l’introspection et l’apprentissage d’une autre manière d’exister.
1 Cité dans Croll, Ben. 2022 (11 février). « Denis Côté Talks About On-Screen Sexuality in His Berlin Film ‘That Kind of Summer’ », Variety [ma traduction], para. 2, l. 3-4, https://variety.com/2022/film/news/denis-cote-berlin-1235178663/
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