14 février 2022
Le soleil commence doucement à chauffer Potsdamer Platz, donnant aux cinéphiles masqués un avant-goût de printemps. Programmation écourtée oblige et les terrasses se réchauffant, déjà on commence à oursiner, c’est-à-dire à décerner les prix. Le couple Vincent Lindon-Juliette Binoche dans Avec amour et acharnement de Claire Denis ne sera pas possible cette année vu qu’on ne donne qu’un prix pour le meilleur jeu d’acteur. Peut-être Meltem Kaptan pour Rabiye vs George W. Bush? Et Claire Denis comme Meilleure réalisation? Comme meilleur film, Return to Dust du Chinois Li Ruijin ou alors Nana, le film indonésien? Peu importe, pourvu qu’on échange, qu’on rit, qu’on se dispute, qu’on pinaille, qu’on vive, quoi! Qu’on vive de, pour et à travers le cinéma.
Parlant de relations et de liens, tout le monde s’accorde pour adorer Les passagers de la nuit de Mikhaël Hers, mettant en vedette Charlotte Gainsbourg et Emmanuelle Béart, à contre-rôle toutes les deux. Alors que Paris hurle sa joie socialiste au soir de l’élection de Mitterrand en 1981, une famille emménage dans un grand appartement situé dans une des nouvelles tours d’habitation du XVIe arrondissement à Paris. Trois ans plus tard, le père a emménagé avec sa maîtresse et Élisabeth (Charlotte Gainsbourg) une mère hyper-sensible et fragile qui n’a jamais travaillé, se retrouve à chercher un travail pour élever ses deux ados, Mathias (Quito Rayon-Richter) et Judith (Ophélia Kolb). Si Judith trouve sa vocation dans l’activisme politique, Mathias, rêveur, aimerait bien écrire. Élisabeth, angoissée, insomniaque, trouve un réconfort dans l’émission de radio Les passagers de la nuit, animé par Wanda (Emmanuelle Béart). Séduite par les témoignages qu’elle y entend, Élisabeth écrit à Wanda et décroche un boulot dans l’émission. C’est là qu’elle rencontre Talulah (Noée Abita), une toute jeune fille de 18 ans qui est venue témoigner de sa vie dans l’émission. Talulah a fui sa famille depuis deux ans et vit dans la rue. Élisabeth offre un refuge à Talulah, dont Mathias tombe amoureux.
Cette œuvre de Mikhaël Hers en est une de sensibilité et de tendresse, centrée sur la recherche du lien, qu’il soit amoureux ou familial. On ne peut s’empêcher d’être nostalgique à la vue de discussions familiales sans que personne ne pianote furieusement sur son téléphone. Béart et Gainsbourg incarnent des pôles féminins totalement contradictoires, mais complémentaire, la première annonçant les « femmes de tête » des années 90 et la seconde timide, vulnérable, quoique décidée à s’en sortir. La reconstitution des années 80, tant visuelle que sonore, en réjouira beaucoup. Un film qui coule dans les veines comme de l’eau d’érable, aussi vive et délicieuse.
Une belle découverte que la jeune réalisatrice allemande Maggie Peren qui, avec Der Passfälscher (Le faussaire), entre tout de go sur la grande scène internationale. Cette histoire de guerre originale (car pleine d’ironie et d’humour) est celle, véridique, de Cioma Schönhaus, un jeune Juif allemand qui, profitant de son physique aryen et de son talent graphique, forgera pas moins de 300 fausses pièces d’identité et sauvera la vie des centaines de personnes. Le jeune Louis Hoffman incarne son personnage avec une verve qui défonce l’écran. Le film est animé d’un souffle et d’une vie qui vous reste longtemps après la fin des crédits. Si le montage nerveux opère parfois des bonds un peu audacieux pour suivre le fil, l’histoire reste crédible malgré l’audace du récit. Nous avons vu le film au Friedrichstadt-Palast, l’une des plus grandes salles de Berlin avec 1500 sièges, pleine à 50% vu la pandémie, mais tout de même! Il y a un grand bonheur à partager un beau moment de cinéma avec 700 personnes. Le cinéma en salle vaut tous les Netflix de l’univers.
ANNE-CHRISTINE LORANGER
Il faisait beau sur Potsdammer Platz en ce troisième jour de ce festival vacciné, masqué et enrubanné de tests Covid. Le smartphone y est l’instrument de survie puisque les tests quotidiens et les billets électroniques de films, de conférences de presse et d’entrevues s’y entassent pêle-mêle dans les boîtes de messages au milieu des pourriels, des pubs en ligne et des confirmations de rendez-vous. Une bibliothèque de Babel à la main, on louvoie bravement entre les interdits et les défenses de passage aux coins de chaque rue. Une Berlinale à nulle autre pareille, certainement. Qu’en restera-t-il dans les mémoires, cela reste à savoir.
Joyau de la jungle
La journée a commencé avec Nana: Before, Now and Then en Compétition, très beau film indonésien de Kamila Andini, réalisatrice balinaise propulsée sur la scène internationale en 2009 par son premier film The Mirror Never Lies. Yuni, son troisième film fut présenté sur la plate-forme du festival de Toronto en 2019. Cette jeune réalisatrice talentueuse offre avec Nana un film très achevé, d’une texture cinématographique raffinée, subtile et d’une grande beauté. Dans l’Indonésie des années 1960, la belle Nana (Happy Salma), qui a perdu son mari et sa famille durant le conflit qui secoua le pays 15 ans plus tôt, s’est remariée avec un homme riche. Malgré l’amour qui la lie à ses enfants, Nana ne peut s’empêcher de penser à son mari disparu sans trace et à son père assassiné, et n’arrive pas à trouver sa place dans son nouveau milieu, tandis que les trompettes du coup d’État du Général Suharto résonnent. Les rêves de son passé hantent ses nuits tandis que Soni, la nouvelle maîtresse de son époux, perturbe ses jours. Mais Soni (Laura Basuki), contre toute attente, ne prouvera pas être une rivale, mais une alliée et une amie. À coups de pinceau léger, Andini déploie une fresque familiale d’une belle subtilité et d’une admirable richesse de composition visuelle. La caméra détaille chaque regard de la superbe actrice et écrivaine Happy Salma, qu’on veut absolument revoir. Un joyau venu des jungles.
La maman face au Président
L’après-guerre allemand fit appel aux travailleurs turcs pour reconstruire l’Allemagne. De ces gästarbeiters (travailleurs invités) beaucoup s’installèrent sans toujours obtenir la citoyenneté. Les enfants nés en Allemagne de parents étrangers doivent encore aujourd’hui faire une demande de citoyenneté à leurs 18 ans. Cette subtilité administrative explique le cas si complexe de Murat Kurnaz dont l’histoire est raconté dans Rabiye Kurnaz vs George W. Bush d’Andreas Dresen, présenté en Compétion. Murat, jeune homme élevé dans une famille turque de Bremen en Allemagne développe, suite aux attentats du 9 septembre 2001, un intense intérêt pour l’Islam, fréquente la mosquée, et part pour le Pakistan où il est arrêté sur des on-dits par les Américains et envoyé à Guantanamo. N’ayant pas fait sa demande de citoyenneté allemande, le gouvernement allemand refuse de s’occuper de son cas. Sa mère, Rabiyé Kurnaz, qui jusque là avait été une mère de famille turque ordinaire, fera tout pour rapatrier son fils de Guantanamo, jusqu’à intenter un procès au Président des États-Unis. Dresen trace jour après jour la galère de la famille Kurnaz, de leur avocat Bernard Docke et particulièrement de sa mère Rabiyé qui se retrouva sous les feux des projecteurs pendant des années. Le cas de Murat illustre très bien la peur et les préjugés des gouvernements face au terrorisme et les incroyables murailles administratives entre l’Allemagne, les États-Unis et la Turquie face aux prisonniers de Guantanamo, qu’ils se renvoient comme une patate chaude. Cela pourra être étouffant d’ennui, c’est au contraire un film riche d’humour, d’émotion et de tendresse. L’actrice allemande Meltem Kaptan offre une admirable performance, touchante et pleine de vie. Deux heures de montagnes russes administratives où on ne s’ennuie pas une seconde. Faut le faire!
Call Jane!!!
États-Unis, 1960. Après que le comité médical (entièrement masculin) d’un hôpital lui ait refusé un avortement destiné à sauver sa vie, Joy Griffin (Elizabeth Banks) prend les choses en mains : elle « appelle Jane ». Jane, c’est un groupe de femmes qui tiennent une opération d’avortement illégale, fondée par Virginia (Sigouney Weaver), une activiste qui n’a pas froid aux yeux. Mais les tarifs sont chers : le médecin exige 600$ par intervention. C’est beaucoup trop pour les femmes pauvres, surtout les Noires qui sont celles qui en ont le plus besoin. Joy commencera à aider le groupe, au point d’assister le médecin. Mais les besoins sont pressants et Joy décide de prendre les choses en main.
Phyllis Nagy, qui avait écrit le scénario du très beau Carol (2015), offre avec ce premier long-métrage de puissants portraits féminins. Elizabeth Banks est brillante en bourgeoise fatiguée de sa condition féminine et Sigourney Weaver joue son rôle d’activiste avec brio. Phyllis Nagy a filmé les scènes d’avortement avec efficacité et intelligence, sans pathos superflu, fixant l’attention sur les visages et la relation patient-médecin plutôt que d’aller dans le gore. Surtout, elle capture la puissance de la collaboration entre femmes. À l’heure où les Républicains sont en train d’effriter le droit à l’avortement dans plus de 20 états aux États-Unis, voici un film plus que nécessaire.
Nonobstant ces bons films, le meilleur moment de la journée a été la conférence de presse de Good Luck to you, Leo Gande avec l’inoubliable Emma Thompson, qui a offert aux photographes une performance déchaînée durant le photo-call et des réponses d’une brillante intelligence durant la conférence de presse. Il faut dire qu’elle joue dans ce film une femme enseignante retraitée qui appelle un jeune escorte masculin pour apprendre de lui le plaisir sexuel. Humour et intelligence au rendez-vous (on en reparle dans quelques jours)!
ANNE-CHRISTINE LORANGER
12 février 2022
Matin Mexicain
Petit matin de pluie que notre parapluie rose gardait en respect, en route pour Robe of Gems de la mexicaine Natalia López Gallardo. Si le film est une robe de gemmes, c’est une robe en lambeaux et parsemée de gemmes brillantes, certes, mais dépareillées. Au point où nous nous sommes demandé si la réalisatrice elle-même savait où son histoire voulait en venir. Et puis, on se rend compte que le film ne cherche pas tant à raconter un récit linéaire qu’à évoquer une topographie de la violence et de la souffrance qui sévissent au Mexique. Une famille mexicaine aisée reprend possession de la villa rurale de leur mère dans la campagne mexicaine. Ils reprennent contact avec Mari, l’ancienne domestique de la famille, dont la sœur a disparu six mois plus tôt. Mais tous les personnages de cette fresque complexe souffrent de perte et d’abandon, depuis les enfants jusqu’à la chef de police du village, dont le fils fait partie d’une bande de narcos qui kidnappent des gens. Dans une série de tableaux fort bien filmés, la réalisatrice dépeint le quotidien d’un pays marqué par le machisme et la violence lié au trafic d’armes et de drogues. Le plus criant est un travelling à hauteur de ceinture (ou de celui du regard d’un enfant) à travers un poste de police où les familles des personnes disparues cherchent à retracer leurs proches. La robe de gemmes est peut-être celle de ces milliers de personnes qui, comme Mari, tente de survivre à l’insurmontable.
La ligne du jour
De la campagne mexicaine, nous voyageons vers les sommets enneigés de la Suisse avec La ligne d’Ursula Meier qui nous avait donné l’excellent L’enfant d’en haut en 2012 (Prix Alfred-Bauer de la Berlinale 2012). Encore une fois il s’agit d’un drame familial où les rôles de parents et d’enfants sont interchangeables entre les adultes et leur progéniture. Après avoir violemment frappé sa mère lors d’une dispute, Margaret (excellente Stéphanie Blanchoud) une auteure-compositeure-interprète constamment impliquée dans des bagarres, est condamnée pendant trois mois à ne pas pouvoir approcher la résidence familiale à l’intérieur de 100 mètres, sous peine de se retrouver en prison. En vue de protéger Margaret, trop impulsive, sa jeune sœur Marion (Elli Spagnolo) peint une ligne bleue dans un rayon de 100 mètres tout autour de la maison, que Margaret ne doit pas franchir. Les interactions entre les sœurs et leur mère narcissique et égoïste (Valérie Bruni-Tedeschi) s’effectuent autour et à travers cette ligne qui délimite aussi des univers où chacun doit définir les mots famille, sécurité, soutien et parents. Il manque une toute petite touche pour faire de ce film un grand film. Pour l’instant, c’est un beau film qui fait du bien. C’est déjà beaucoup!
La dispute du jour
C’est Wagner, à l’opéra, qui détient la palme de la meilleure et plus longue scène de ménage dans la Walkyrie. Au cinéma, Mike Nichols garde sa médaille d’or avec Who’s Afraid of Virginia Woolf? (1966). On pourrait cependant donner la médaille d’argent à Claire Denis pour Avec amour et acharnement qui réunit à l’écran Juliette Binoche et Vincent Lindon incarnant un couple heureux qu’un ancien amour va venir troubler. Alors que Sara (Binoche) et Jean (Lindon) reviennent de vacances, leur passé viendra tous deux les hanter. Sara revoit pour la première fois François (Grégoire Colin), son ancien amour qui était aussi le meilleur ami de Jean. Jean, quant à lui, éprouve des difficultés de communication avec son fils métis qui a des problèmes à l’école, avec sa mère et aussi avec son passé de joueur de rugby blessé qui a échoué en prison. Puis, François offre à Jean de venir travailler pour lui. Ce sera l’occasion pour Sara de revoir celui qu’elle avait tant aimé.
Claire Denis nous tient ici par la main et nous force à assister à la lente détérioration d’un couple, pas à pas. C’est à la fois désagréable et troublant d’observer en très gros plan des gens qui mentent en croyant être sincères, qui se fuient prétendant se toucher et qui se murent de l’autre tout en cherchant à ne pas blesser. Le travail de Juliette Binoche ici est remarquable, posant à Jean des questions innocentes avec le léger sourire aimable et figé de la femme avec un agenda caché qui, soudainement, a des éclairs de sincérité. Vincent Lindon incarne fort bien un homme amoureux qui ne veut pas perdre celle qu’il aime, mais aussi un homme abîmé qui sent le besoin de refaire sa vie et de se prouver à lui-même. Reste qu’aucune querelle de couple n’est plaisante. Mais cela peut être fascinant. Et révélateur.
Crier la beauté du monde
Le chêne est l’arbre qui, et de loin, abrite l’écosystème le plus développé et le plus complexe de l’hémisphère nord. Au sein de leur film muet baptisé Le chêne, Laurent Charbonnier et Michel Seydoux nous détaillent cet écosystème dans un sublime luxe d’image ravissante, touchante, amusantes ou simplement sublimes de beauté, en plus de nous faire découvrir la vie animale et végétale qui se niche autour d’un chêne. On y voit plus de 40 espèces animales qui croient, se reproduisent et parfois meurent au cours des saisons, sur une riche trame sonore. Un film muet qui crie la merveille du monde. 1h25 de bonheur.
ANNE-CHRISTINE LORANGER
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