30 mars 2020
Salut à toi, critique novice, béjaune, duvet au menton,
Je t’écris aujourd’hui affligé d’un léger vague à l’âme. Ah ! C’est que nous avons la vie dure, nous, critiques. Nous sommes assiégés de toute part ! Les cinéastes nous voient comme des « ratés sympathiques », selon l’idiome popularisé par la toune Ordinaire de Robert Charlebois. Les distributeurs et relationnistes nous considèrent d’un œil plissé, soupçonnant un partage clandestin de liens de visionnement avec les membres de nos douteuses associations professionnelles (ils n’ont pas tort). Et le public ! Depuis l’avènement d’IMDB, des blogues, de Rotten Tomatoes et autres Letterboxd, il s’imagine qu’il peut faire notre travail mieux que nous ! Pouah !
Personne ne devient critique pour être aimé. Soit. Mais jamais notre raison d’être n’a autant été remise en question. Alors, pourquoi être critique de cinéma en 2020 ? Pourquoi compiler religieusement sa liste des meilleurs films de l’année ? La terre a-t-elle réellement besoin de connaître mon opinion sur le dernier film de Rodrigue Jean (psst, p. 21) ? Ces questions, alors que nous sommes de moins en moins lus, alors que nous venons d’apprendre que l’équipe de rédaction des Cahiers du cinéma vient de lever le camp, de peur d’être muselée depuis un rachat par un collectif d’hommes d’affaires et de producteurs, ne sont pas anodines. Bien au contraire.
En ces temps troubles donc, de brefs conseils. D’abord, et il s’agit d’une évidence, la critique n’est facile que pour ceux qui ne la prennent pas au sérieux. La recension est une chose, vous savez, la déclinaison du générique d’un film accompagnée de quelques adjectifs triés sur le volet, mais ultimement elle réduit la pratique à un travail de teneur de compte. Soyez imprévisibles, bruyants, voire dissonants ! Soyez exigeants envers les films que vous voyez, mais également envers votre façon de les considérer, de les mettre en lumière et en relief. Il n’y a pas qu’une seule façon de bien faire, comme en atteste des approches aussi différentes que celle d’un André Bazin, d’une Pauline Kael ou d’un Jean-Louis Bory. Trouvez la vôtre, et peaufinez-la.
Sinon, chaque critique voudra un jour succomber au désir de tailler un film en pièces. Deux options s’offrent alors à lui : la critique dite « constructive » (diplomatique, de type « gants blancs ») et celle se rapprochant du célèbre cartoon du New Yorker : « Son, if you can’t say something nice, say something clever but devastating. » Le texte assassin efficace, indéniable dans ses arguments, drôle et intelligent, est sûrement le plus difficile à réussir. C’est la raison pour laquelle la majorité l’évite, préférant se tenir à l’analyse. Mais l’analyse et l’humeur peuvent et doivent coexister ! Il ne faut pas avoir peur de son tempérament de cinéphile, de la frustration que peut provoquer un film bâclé ou se prenant trop au sérieux. Si vous ne ressentez aucun plaisir à lire Your Movie Sucks, de Roger Ebert, peut-être avez-vous choisi la mauvaise profession. La critique parfois écorche, malmène, parce qu’en fin de compte elle ne doit rien à personne. Elle n’a qu’à répondre à son propre amour du cinéma.
De circonstance, ce numéro 322 s’inscrit sous le signe de la survie. En consacrant d’abord sept pages au film-événement Jusqu’au déclin, de Patrice Laliberté, puis deux autres au film de survie en tant que genre, de Deliverance de Boorman à Battle Royale, de Fukasaku. Nous avons aussi créé deux nouvelles sections, l’une qui offrira un survol d’un genre à travers un choix de films emblématiques (le giallo, par Pascal Grenier), l’autre, en dernière page, qui décortiquera une scène précise d’un film (La Notte d’Antonioni, par Yves Laberge). Je profite également de l’occasion pour souligner l’arrivée dans l’équipe de deux nouveaux collaborateurs, l’une de Montréal, l’autre de Québec, Catherine Bergeron et Jean-Sébastien Doré. Bienvenue. Et bonne chance.
JASON BÉLIVEAU
RÉDACTEUR EN CHEF
25 janvier 2020
1998. Dans la file d’attente de l’épicerie Sobeys de Paspébiac, je parcours en diagonale le dernier TV Hebdo, à la recherche de la section cinéma. J’ai 14 ans.
« Ah, je peux pas croire qu’ils ont aimé ça ! Pis maudit que c’est mal écrit ! »
Déjà, gorgé de cette impétuosité propre à l’adolescence, je rêvais d’être critique de cinéma. Des sorties en salle et des nouveautés VHS couvertes par cette publication aujourd’hui à peine utile (se donne-t-on encore la peine de l’imprimer ?), quelques pépites indénichables en terre gaspésienne frustraient mon intempérante cinéphilie. Ces « films d’auteur » (à chuchoter avec révérence), ceux de Lynch et d’Almodóvar, de Wong Kar-wai et de Jarmusch, il m’était pratiquement impossible de les voir. J’ai dû faire mon éducation cinématographique ailleurs, grâce à Super écran, au club vidéo de Paspébiac qu’on appelait tous affectueusement Chez Claude (la plus grande sélection de films de Sylvester Stallone dans l’est du Québec) et au Cinéma Royal de New Carlisle, où j’ai vu Teenage Mutant Ninja Turles III, Hard Target avec Jean-Claude Van Damme et Ace Ventura: When Nature Calls. Comme on dit, on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a.
Je suis reconnaissant de ces racines populaires. Elles me permettent aujourd’hui de considérer à valeurs égales un documentaire de Wang Bing et Kingpin des frères Farrelly. Quoiqu’en disent les irascibles pourfendeurs de la Marvel Cinematic Universe et autres franchises à la Fast and Furious, le cinéma est aux yeux de la majorité qu’un pur divertissement. À nous de leur prouver qu’il peut être ça et bien plus.
Nous voilà 20 plus tard, alors qu’on me confie le poste de rédacteur en chef de la revue Séquences. De l’angoisse initiale, celle de diriger la troisième plus vieille publication francophone de cinéma encore en activité, une excitation s’est mise à poindre en moi, celle de pouvoir satisfaire en toute liberté cette passion des vues et des mots. Celle aussi de toucher à l’imprimé, que je préférerai toujours au contenu en ligne. Aucun absolutisme : l’instantanéité d’Internet possède des avantages que je n’ai pas à énumérer ici. Tout de même, comment ne pas apprécier la savante mise en page du New Yorker, permettant de plier chaque exemplaire en deux, puis en quatre, pour le lire à son aise debout dans un autobus ? Comment bouder ce plaisir de parcourir chaque nouveau numéro de Liberté, confectionné avec un soin esthétique inégalé dans le milieu du magazine au Québec ?
Aux lectrices et lecteurs assidus de Séquences, soyez sans crainte. Cette rigueur à laquelle vous avez été habituée demeurera. Mais quelques changements sont à prévoir dans les mois à venir. D’emblée, nous voulons remettre la lumière sur le cinéma québécois, comme en atteste notre couverture consacrée au sidérant The Twentieth Century de Matthew Rankin et nos critiques de huit films produits récemment ici. Nous tenterons également de rendre cet objet précieux que vous tenez dans vos mains plus attrayant à l’œil. D’ici là, je vous invite à nous redécouvrir et à constater par vous-même l’enthousiasme qui nous anime.
J’en profite pour adresser de chaleureux remerciements à toute l’équipe de rédaction de la revue. Sans leur dévouement, la confection in extremis de ce présent numéro m’aurait causé de nombreux maux de tête et quelques cheveux gris.
En espérant de tout cœur vous donner le goût de nous suivre dans les mois et les années à venir,
JASON BÉLIVEAU
RÉDACTEUR EN CHEF
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