En couverture

No. 344 – À hauteur d’étoiles

25 septembre 2025

JE NE SAIS SI C’EST parce qu’elles se font aujourd’hui rares, et donc désirables, parce qu’elles sont souvent tout simplement magistrales ou parce qu’elles portent, encore et toujours, de grandes émotions humaines intemporelles, mais les images en noir et blanc m’envoûtent. Comme devant une apparition, le noir et blanc m’hypnotise et m’ébahit. J’ai alors l’impression que le temps bat à un autre rythme, que les ténèbres et les cieux sont descendus sur Terre pour mettre en scène le spectacle du réel. Devant elles, je reste là, humaine, à regarder.

Quand j’ai choisi de mettre Shifting Baselines (2025), la nouvelle œuvre du cinéaste québécois Julien Elie, en couverture de ce numéro, j’ai soudain eu ce désir insensé de transposer tout le magazine en noir et blanc. Plus aucune couleur ; seulement du noir sur des pages blanches, des images en multiples teintes de gris. Mais rapidement, la raison est revenue à moi : les pures émotions ne suffisent pas ; le noir et blanc parle, signifie. L’appliquer de force sur les images des autres belles et grandes œuvres présentes dans les pages de ce numéro serait les soumettre à un nouveau sens, un sens qu’elles n’ont pas choisi en usant, elles, de couleurs. Un noir et blanc ne s’impose pas — du moins, plus aujourd’hui.

Pendant de longues décennies, question d’avancées technologiques et de coûts, il était bien, toutefois, le seul apte à recréer cette plus que parfaite illusion du réel. La photographie et le cinéma des premiers temps n’avaient d’autre choix que d’embrasser l’absence de couleurs, à moins, bien sûr, de venir colorier la pellicule après coup. Le noir et blanc était alors une limite. Mais sans la possibilité d’autre chose, il pouvait tout signifier : le réel des Lumière mécaniquement capté et reproduit, le rêve et la magie d’un Méliès, la folie et le cauchemar d’un Lang, la tourmente, le mystère, la romance, le souvenir. Un Casablanca (Michael Curtiz, 1943) et ses grands sentiments n’auraient tout simplement pas la même noirceur en couleurs. Après tout, c’est Humphrey Bogart, la Seconde Guerre mondiale, l’amour, le sacrifice, la désillusion. La Seconde Guerre aura été sans couleurs, une guerre a posteriori et à distance ; la guerre du Vietnam, elle, a imprégné la rétine comme une guerre du présent, en couleurs, une guerre plus réelle que réelle. La démocratisation de la couleur et son hégémonie auront entraîné une nouvelle perception du monde par les images, relayant même, pour un temps, le noir et blanc à un simple gage du passé et d’un temps révolu. Mais chacune, en n’étant soudainement plus la seule option de représentation, s’est tout à coup retrouvée libérée de ses limites et de ses contraintes. Utiliser le noir et blanc ou la couleur est devenu un choix.

De tous les noir et blanc, c’est de celui-là que je me réjouis réellement. Le noir et blanc d’aujourd’hui, celui qui est numérique, celui qui se pense, se réfléchit, s’impose. Ce n’est pas un noir et blanc du passé ou du rêve ; c’est plutôt celui qui survient où et quand on ne s’y attend pas. Comme le noir et blanc de Shifting Baselines, c’est celui qui s’assoit sur l’épaule des géants (1) d’avant pour évoquer l’accompli et construire le nouveau. Dans l’image de Shifting Baselines, il y a tout, comme une capsule de sens et de temps. Entre passé, présent et futur, ses bâtiments ronds et métalliques me rappellent les gazomètres de Bernd et Hilla Becher ; ils me rappellent l’industrialisation et l’après-guerre ; ils me rappellent que la destruction est à échelle humaine. Sur la machine rectiligne, le mot SpaceX résonne et, nécessairement, avec lui résonne tout ce qu’il englobe et implique : Elon Musk, l’Amérique actuelle, le temps présent. Et là, derrière tout cela, siègent, robustes et impassibles, les fusées d’un futur longtemps rêvé ; là siègent l’impossible, le surhomme, l’ambition dévorante, l’enchantement. À distance, comme un tableau à méditer, l’image et son noir et blanc invitent à me détacher, à réfléchir, à prendre de la distance. C’est un noir et blanc qui m’éloigne et qui m’incite à regarder à hauteur d’étoiles le spectacle des mortel·le·s.

Nous avons véritablement vécu un shift dans nos possibilités de représentations, le point de départ à partir duquel on peut aujourd’hui expérimenter pour la première fois avec l’image n’étant tout simplement plus le même. Mais heureusement, les géants sont encore là, bien visibles et présents. Il suffit de nous rappeler qu’il faut parfois regarder en arrière et que nous ne sommes finalement que des mortel·le·s.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Note
(1) Être assis·e·s sur les épaules des géants est un concept développé depuis plusieurs siècles et qui renvoie au fait que nos connaissances actuelles dépendent des découvertes et des savoirs de nos prédécesseur·e·s : les géants. Accessoirement, « On the Shoulders of Giants » est aussi le nom qui a été donné à la mission spatiale Apollo 17. Pour en apprendre plus sur ce concept, je recommande Sur les épaules des géants d’Umberto Eco (2018).

No. 343 – L’or à deux faces

26 juin 2025

C’EST VIOLETTE, l’une des deux femmes en or de Chloé Robichaud, qui scintille en couverture de ce numéro. Cheveux dorés, le visage recouvert d’un masque de beauté étincelant comme un jonc, elle se regarde dans un miroir semblant tiré d’un autre temps. Elle se regarde, se juge, se confronte, mais que voit-elle ? À travers quels yeux se regarde-t-elle ? Est-ce à travers les siens : ceux qui étaient si éclatants une minute auparavant alors qu’elle profitait d’une journée seule avec elle-même, dans l’intimité de sa chambre à coucher ? Est-ce à travers ceux de son mari, qui vient tout juste de briser cette dite intimité en lui téléphonant pour remettre en question ses plus récentes décisions ? Ou est-ce à travers les nôtres, spectateurs et spectatrices, témoins du spectacle de cette vie fictive, celle qui, nécessairement, ressemble un peu, beaucoup ou passionnément à ce que nous sommes, vivons, rêvons ou craignons ?

En 1970, l’histoire d’adultère libératrice et coquine des Deux femmes en or de Claude Fournier se terminait par une scène des plus festives : un juge de paix émoustillé et enflammé lançait avec chaleur aux deux femmes jugées pour les conséquences de leurs aventures qu’elles n’étaient rien de moins que « deux femmes en or ! ». Certainement ici, au sortir de la Révolution tranquille, la liberté n’avait ni juge ni bourreau. Libérées des diktats d’un état catholique, les femmes y rêvaient de plaisir, au grand bonheur des hommes qui les rencontraient, à l’indifférence de leur mari. L’adultère y était une fête, un acte de rébellion où les notions de bien et de mal prescrites par l’état religieux étaient volontairement retournées l’une sur l’autre. L’émancipation y était collective ; le procès, l’annonce du nouveau régime de jugement maintenant mis en place — laïque, plus éthique que moral.

En 2025, nous sommes dans un autre temps. La dorure des Deux femmes en or de Robichaud a quelque peu terni, s’éloignant de l’exaltation pour arriver plutôt sous la forme de questions. À la fois ferme et fragile, encerclé de fioritures d’antan, le regard de Violette semble se demander et nous demander : suis-je une femme en or ? Qu’est-ce qu’une femme en or ? Dois-je être une femme en or ? Dans cette relecture du film original, la liberté et l’émancipation se sont visiblement transformées en des responsabilités individuelles parfois difficiles à porter. Comment savoir et décider ce qui relève du bon ou du mauvais, du bien ou du mal, comment savoir quel chemin prendre ?

Le cinéma est obsédé par la question du bien et du mal. Parfois de manière manichéenne, comme dans le film hollywoodien et ses super-vilains, parfois dans sa dénonciation et sa critique du politique, souvent dans les simples conflits qui portent les récits. Combien de films vous viendraient en tête si on parlait de personnages à la croisée des chemins ? De protagonistes pris à affronter un grand changement soudain dans leur vie et poussés à prendre une décision — préférablement la bonne — pour rediriger leur quotidien dans la direction souhaitée ? N’est-ce pas la base d’une très grande majorité de scénarios que de partir d’un élément déclencheur, d’un conflit ? S’ils sont généralement externes, ces conflits sont la plupart du temps le miroir d’un conflit interne plus important. Comme le craillement de la corneille qu’entend soudainement Violette un matin, dans la cour intérieure comme dans sa tête, et qui ressemble au son d’une femme qui jouit. Dès lors, son présent ne sera plus le même et son futur non plus.

Ces conflits sont peut-être là pour nous divertir, nous faire rire, pleurer, rager. Mais ils sont aussi là pour nous faire vivre, comme par procuration, les réactions, les émotions, les actions et les décisions des personnages. Vivant et évoluant devant nos yeux, les protagonistes nous poussent alors nécessairement à nous questionner sur nous-mêmes, sur ce que nous ferions si nous étions à leur place. Regarder un film devient une manière de nous purger, dira Bruno Dumont dans les pages de ce numéro, mais aussi, je propose, de nous confronter à nos propres valeurs et nos propres idéaux. Comme si nous y cherchions, un peu à la manière d’aller à la messe le dimanche, un temps d’introspection, de remise en question, de confrontation avec ce qui nous dépasse.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

No. 342 – Monsieur Showman a-t-il gagné ?

10 avril 2025

SI ON ME DEMANDAIT quel moment de l’Histoire a été, à mon humble avis, l’un des plus importants en ce qui a trait à notre relation à l’image mouvante, je ne prendrais pas plus d’une seconde pour arriver à cette hypothèse : l’avènement de la télévision. Ma proposition peut sembler surprenante lorsqu’on pense à toutes les grandes révolutions de l’image mouvante (l’arrivée du son, de la portabilité, du numérique, etc.) et lorsqu’on pense à la disparition progressive actuelle de ces boîtes à images lumineuses jadis non connectées. Mais, à mes yeux, la télévision a ouvert la porte à un phénomène que nous n’avions jamais contemplé auparavant et qui aura dessiné les grandes lignes de ce que nous allions vivre ensuite : elle a permis aux images sonores en mouvement d’entrer de manière instantanée, et en un flux continu, dans le confort et l’intimité de nos maisons.

Il aura fallu plusieurs avancées avant que la télévision devienne le phénomène de large portée qu’elle est devenue. De son format mécanique à son format électronique jusqu’à l’arrivée des satellites, qui ont permis de transmettre de manière quasi instantanée des images sur d’immenses distances, elle a pu atteindre son apogée — et, selon moi, sa véritable raison d’être — en 1969 au moment de la transmission en direct des premiers pas sur la Lune. Le « One small step for man, one giant leap for mankind » de Neil Armstrong pouvait alors se rapporter tant à cette nouvelle relation de l’être humain à l’espace qu’à sa nouvelle relation à l’image, le monde et le temps. Plus de 500 millions d’individus ont à ce moment vu et vécu, ensemble, à distance, le même moment historique. Si l’événement se voulait enthousiasmant, il annonçait à tous et à toutes, en direct, que le monde connu jusqu’alors n’était dorénavant plus le même. Par sa puissance, il proclamait à toutes les petites familles assises chez elles, dans la chaleur sécuritaire de leur maison, que le monde extérieur continuait, lui, de bouger, d’avancer, de changer et que, sans aucune possibilité d’agir dans l’immédiat, elles ne pouvaient qu’être témoins du monde et de son incontrôlabilité.

Il y a toujours eu de grands événements historiques, évidemment. Mais, en 1969, nous étions à des années-lumière de la façon dont nous les aurions vécus auparavant : par l’écoute ou la lecture des mots immédiats ou différés de la radio ou des journaux, par une annonce dans une foule rassemblée, par la vue d’images tournées, envoyées, montées et montrées des jours, voire des semaines plus tard dans une salle de cinéma. En 1969, ces images et leurs informations sont entrées en temps réel dans nos maisons.

De ce phénomène à notre réalité actuelle connectée, le pas technologique est grand, mais le pas expérientiel l’est beaucoup moins. Les images sont aujourd’hui constamment avec nous, à portée de main, véritablement. L’information pénètre constamment notre intimité, notre quotidien, notre sécurité. Nous percevons l’historique par la quantité de fois qu’une information ou une image est relayée, vue, partagée. Mais maintenant, nous sommes majoritairement seul·e·s lorsque nous en sommes témoins. Loin sont la foule rassemblée, la communauté d’une salle de cinéma ou la petite famille recueillie, ensemble, devant le téléviseur. Nous, nous n’avons plus que le partage.

2025 a débuté sur les chapeaux de roue, un certain président et son équipe semblant convaincu·e·s de faire de chaque jour un jour historique. Je me suis mise à penser à ce phénomène de bombardement des images médiatiques lorsque, en une seule journée, j’ai vu et revu, plus de fois que j’aurais pu compter, les mêmes images du président se répéter sur tous les écrans que je croisais : le téléviseur de ma mère, celui du gym où je souhaitais décompresser, celui du métro où je ne faisais que passer, celui de mon téléphone et tous ses réseaux. L’image était partout, il était impossible d’y échapper. Et à sa vue, je ne pouvais faire fi de la pensée que c’était lui et son équipe qui l’avaient vraisemblablement orchestrée. Monsieur Showman avait gagné. Les mots de Mélissa Canseliet, experte en neurosciences et cyberpsychologie, résonnaient : « Le véritable champ de bataille de Trump est celui de nos esprits (1) ». Nos esprits… Sont-ils si faciles à coloniser, à reprogrammer ? Le savoir, n’est-ce pas aussi une arme pour ne pas laisser faire ? Mais alors, comment apprendre à mieux savoir ? Mieux savoir pour mieux juger et mieux remettre en question. Mieux savoir pour mieux agir face aux informations, mais aussi face au flux incessant et à sa propre solitude, face à ses pouvoirs et à son impact.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes
(1) « L’offensive de Trump sur nos cerveaux ». La Presse, 3 mars 2025. https://www.lapresse.ca/dialogue/opinions/2025-03-04/l-offensive-de-trump-sur-nos-cerveaux.php.

No 341 – Sur la portée d’une telle histoire

13 janvier 2025

NON, CE N’EST PAS UNE DINDE hommage au temps des fêtes que vous pouvez admirer en couverture de ce numéro hivernal de Séquences. C’est plutôt la dinde d’Une langue universelle : la plus spectaculaire, la plus belle, la plus attendue, celle qui voyage de Montréal à Winnipeg pour finalement s’égarer dans ce nouveau monde plein de nouvelles possibilités. Le deuxième long métrage de Matthew Rankin, qui fait la couverture et le dossier de ce numéro, met en scène plusieurs dindes fabuleuses et offre plusieurs moments de glougloutements glorieux. Lorsque j’ai rencontré le cinéaste et sa coscénariste pour l’entrevue publiée dans ce numéro, je tenais à leur demander pourquoi la dinde avait été choisie pour devenir une composante aussi importante du film, d’autant plus que le titre original de l’œuvre, en persan, se traduit à peu près par « Le chant de la dinde ».

À ma petite question, les réponses étaient multiples et toutes passionnantes, allant du clin d’œil à cette magnifique scène du film où le commerçant de dindes chante une chanson d’amour mélancolique derrière son comptoir jusqu’aux noms de cet oiseau qui évoquent, de langue en langue, divers pays et des origines floues, voire transnationales (1), sans compter le fait que la dinde a simplement un je-ne-sais-quoi d’assez rigolo. Parmi les raisons évoquées se trouvait aussi cette histoire concernant Benjamin Franklin et le choix historique de l’oiseau qui servirait d’emblème national aux États-Unis. Rankin raconte, tout en précisant ne pas savoir si l’histoire est vraie ou fausse, que Franklin aurait été en désaccord avec le choix de l’aigle à tête blanche comme emblème des États-Unis puisqu’il considérait cet oiseau pillard comme « amoral ». Il aurait alors plutôt proposé que la dinde sauvage soit l’oiseau national puisque, « avec les dindes, il y a une solidarité, une communauté ».

Dès que l’image du 47e président se faisant assermenter devant un volatile bien charnu ait quitté mon cerveau et que mes ricanements, eux-mêmes semblables à des glougloutements, aient passés, je me suis mise à réfléchir à la portée d’une telle histoire. Est-ce possible qu’un emblème, une image dont le but est de signifier, puisse nous encourager à changer ? Et si nous arrivons réellement à évoluer, est-ce en pleine conscience et en pleine connaissance des valeurs et des idées qu’elle véhicule ? Ou est-ce plutôt en réaction à sa présence sournoise dans nos vies — telle une douce propagande dont nous ne sommes qu’à moitié conscient·e·s ?

Les images ayant pour but de signifier sont partout dans nos vies. Celles qui arborent les murs de nos maisons, comme une vieille photo de famille, sont aussi là afin de signifier, pour nous, d’où l’on vient, quelles sont nos racines, quelles sont nos valeurs au-delà du quotidien. Et si, par hasard, cette photo contenait aussi une histoire — la première fois où grand-maman a vu l’océan —, alors l’image prend encore plus de sens. Elle reste là, immuable sur le mur, sans bruit ni mouvement, pour nous aider à renforcer notre identité et à la ramener sur la bonne voie, si elle osait déroger.

C’est avec bruit et mouvement que le cinéma, lui, signifie. Comme une explosion de feux d’artifices et d’émotions qui engourdit nos sens ou, plutôt, notre esprit critique. Le cinéma est si agile à nous faire aimer, à nous faire pleurer, à nous faire croire. Êtes-vous déjà sorti·e·s du cinéma avec le sentiment d’avoir été transformé·e·s, que votre cœur est rempli d’une nouvelle chaleur, que votre vision d’un sujet n’est dorénavant plus la même ? Étiez-vous devant une opinion ou avez-vous vécu une révélation ? Pourquoi est-ce si difficile de se rappeler, lorsque nous plongeons dans une œuvre et ses histoires, que, derrière un film, il y a d’abord une voix, une perspective ? Le cinéma est une rencontre intime entre un·e cinéaste et nous, spectateur·trice·s. Une rencontre avec ses idées, ses émotions, son vécu, ses questions et ses doutes. Une rencontre avec ses valeurs, que nous ne reconnaissons pas toujours comme telles. Le cinéma a toujours eu un lien étroit avec la propagande, ce n’est pas une nouvelle. Mais à quel point y est-elle ancrée ? Où commence et où s’arrête-t-elle ? Est-ce possible, un cinéma qui y échapperait ? Ou est-ce plutôt à nous, public, de prendre nos distances ? D’apprendre à voir le cinéma comme un art qui nous invite à penser autant qu’à ressentir. Un art qui nous invite à remettre en question. Ce que nous voyons, ce que nous ressentons, ce que nous sommes et ce que nous devenons.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes

(1) Rankin a expliqué que, en français, nous disons « d’Inde », qui renvoie à « De l’Inde », que les anglophones disent « turkey », une référence à la Turquie, et que, en turc, le mot pour « dinde » est « hindi », qui se rapporte à nouveau à l’Inde.

No 340 – Un instant décisif

27 septembre 2024

ARRÊT SUR IMAGE. Un instant est figé, capturé. C’est Matt et Mara qui s’entrelacent, les deux personnages principaux du film éponyme Matt and Mara du cinéaste canadien Kazik Radwanski (1). Il et elle s’entrelacent. Ou il l’enlace. Comment savoir ? L’instant ne le dit pas. Les corps sont serrés; les têtes sont collées. Mais quelque chose cloche : le regard de Mara, son poing à demi fermé. Elle semble hésiter, ne pas être convaincue qu’elle devrait être là, dans ses bras. Y est-elle vraiment ? Là ? Elle semble ailleurs, avec elle-même ou dans un autre temps, peut-être.

Je ne peux m’empêcher de scruter l’image. De la regarder encore et encore. De la décrire, et tenter de la comprendre. J’ai toujours été subjuguée par les images, comme ensorcelée. Incapable de rationaliser comment et pourquoi une seule image peut dire et contenir autant. C’est sûrement pour cela que je suis allée étudier la photographie pendant trois ans, trop obsédée par leur magie. Cette image de Matt and Mara contient tout le film en un photogramme : l’amour, le doute, la déception, les choix. Un instant qui renferme tout, qui résume tout. Un instant décisif, comme l’a proposé le photographe Henri Cartier-Bresson. Dans une entrevue à Radio France (2), Gueorgui Pinkhassov, photographe de l’agence Magnum et ami de longue date de Cartier-Bresson, raconte que le concept d’instant décisif n’est pas tant, en fin de compte, ce que les gens ont pu en croire. Non, ce n’est pas un cliché impossible, un frein au parfait moment, au quelque dixième de seconde idéal. Ce sont plutôt des dizaines d’arrêts, de prises qui ne relèvent pas toutes de la trempe d’un génie. Ce sont des dizaines de captations spontanées parmi lesquelles il est ensuite possible de sélectionner cet « instant décisif ». Voilà qui brise un peu la magie.

Avec ses images mouvantes, est-ce que le cinéma est, lui, à jamais condamné à ne posséder aucun instant décisif, les images se noyant les unes dans les autres comme un flot incontrôlable et infini ? Pourtant, quand j’entends parler Pinkhassov des planches contact de Cartier-Bresson, je me dis que si le doigt — et la motivation — du photographe y était, les 24 négatifs d’un instant, vus à plat sur le papier photographique, pourraient être les 24 images nécessaires à la construction d’une seconde cinématographique. Et alors, l’instant décisif y serait, y vivrait, même s’il restait invisible.

Quand je vois l’image de Matt and Mara, je repense au film. Et je ne sais plus si cette image y réside. Est- ce que ce moment a eu lieu ? Je ne sais plus, et je préfère ne pas vérifier. Pour moi, ce moment y est même si je pense qu’il n’y est pas. Ce n’est peut-être qu’une mise en scène, qu’un moment planifié et joué pour la caméra. Un tableau déjà arrêté, sans mouvement. Ce n’est peut-être qu’une fiction. Comme tout le film, finalement. Une œuvre. Un mensonge. Jean-Luc Godard a dit : « La photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est 24 fois la vérité par seconde (3) ». Pourquoi mêler le mensonge et la vérité à tout cela ? La question est trop vaste.

Je ne sais pas pourquoi je vous parle de photographie puisque le film parle d’écriture, de littérature. Lorsque j’ai commencé à écrire — de la poésie, des nouvelles —, une autrice m’a dit que j’écrivais comme on prenait des photographies. Et puis, je suis devenue photographe et je me suis mise à écrire des textes pour accompagner mes images. Comme si l’un ne pouvait exister sans l’autre. Pour moi, du moins. Chacun incomplet. C’est peut-être pour cela que le cinéma relève de quelque chose d’encore plus grand, à mes yeux. Il est un tout. Un amalgame de plusieurs arts.

Et si l’instant décisif d’un film était une image, un son, un moment, un sentiment qui nous reste à l’esprit après le visionnement ? Un quelque chose qui encapsule, pour nous, l’entièreté de l’œuvre. Tout cela relève du souvenir. De l’amour. Pas l’amour que Matt a pour Mara ou que Mara a pour Matt. Plutôt de l’amour pour ce qui a peut-être été ou qui aurait pu être. Un amour de l’impossible et l’improbable.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes

(1) La photographie mentionnée est celle qui fait la couverture de ce numéro.

(2) « Cinq photos révélatrices. Épisode 1/5 : Henri Cartier-Bresson et la révolution de l’instant décisif », Ils ont changé le monde (balado), Radio France (26 juillet 2021).

(3) Cette citation est tirée de son film Le petit soldat (1963) et est, depuis, reprise encore et encore comme l’une des grandes citations de Godard.

No 339 – Ce ne peut être qu’une maison

18 juin 2024

C’EST L’HEURE BLEUE. L’heure où le temps bascule entre le jour et la nuit. Dans la pénombre incertaine, les couleurs prennent une autre teinte; les formes, un nouveau visage. Une bicyclette est abandonnée, en urgence, dans l’entrée. Ce ne peut être qu’un enfant; ce ne peut être que l’été. La rue semble vide, mais une lumière demeure. Une lumière de l’intérieur qui appelle à la chaleur, au confort, à l’intimité. Ce ne peut être qu’une maison.

La maison présente en couverture, c’est celle d’Adam (1). C’est une maison banale, comme tant d’autres. Un bungalow nord-américain, dans une banlieue pas si nantie, mais tout de même privilégiée. Dans sa banalité, la maison d’Adam transmet son essence. C’est le lieu de l’enfance, où l’on grandit et se construit, parfois dans la connivence, parfois dans la rivalité. C’est le lieu des premiers rêves, du réconfort et de la sécurité; le lieu où l’on reviendra toujours, ne serait-ce qu’en pensées; celui qui nous habitera longtemps, plus longtemps que nous l’avons habité, puisqu’il aura contribué à construire notre identité.

L’identité… n’est-ce pas un concept des plus fourbes ? Elle nous offre un fort sentiment de sécurité tout en nous poussant constamment au bord du précipice. Synonyme d’unité et de spécificité, elle est pourtant confrontée à un monde et une temporalité qui ne sont que changements. Sous ses rêves de solidité, elle s’apparente à une maison intérieure, un chez-soi fictif, que nous bâtissons sur des fondations pérennes et que nous continuons de monter, bloc après bloc, tout au long de notre vie. Loin des pailles et du bois, elle prône les briques et le béton. Et, donc, impossible d’imaginer qu’elle puisse s’envoler ou s’effondrer: le choc et la douleur seraient trop grands; l’effort de reconstruction, trop majeur. Mais les intempéries et les agressions viendront, nécessairement. Les possibilités de changement, de transformation et de métamorphose pleuvront. Ainsi, gagnons-nous vraiment à nous évertuer à construire cette maison en pierres ? En cherchant l’immuable, ne nous condamnons-nous pas à concevoir le changement comme une perte, une rupture, un dérangement détruisant du même coup une partie de nous-mêmes? En cherchant la cohésion, ne nous contraignons-nous pas à clôturer notre maison, engendrant des laissés-pour-compte et des duels entre ce qui est admis et n’est pas admis dans cette boîte identitaire ?

Que nous le veuillons ou non, que nous nous en rendions compte ou non, les boîtes qui nous habitent et nous entourent sont multiples, des boîtes qui, par leur identité, nous aident à définir la nôtre. Avec ses styles et ses approches, le cinéma offre aussi ses propres boîtes : le cinéma d’auteur, le cinéma commercial; le drame, la comédie, la science-fiction; le cinéma d’ici, le cinéma d’ailleurs, le québécois, le canadien, l’international, etc. Ces boîtes s’accumulent dans nos greniers personnels, pénétrant nos propres boîtes — le cinéma qu’on aime, celui que l’on n’aime pas — mais viennent aussi avec leur propre identité : une identité que nous définissons nous-mêmes, souvent socialement et collectivement. Si certaines boîtes peuvent sembler simples à définir, c’est évidemment celles qui touchent à la sphère du politique, qui engendrent leur lot de décisions sensibles. Ainsi, comment définissons-nous aujourd’hui « le cinéma québécois »? Un cinéma qui s’exprime, au moins partiellement, en joual ? Un cinéma tourné au Québec ? Un cinéma tourné n’importe où, mais au moins financé avec de l’argent du Québec ? Financé majoritairement avec de l’argent du Québec ? Un cinéma qui s’exprime dans n’importe quelle langue, filmé dans n’importe quel pays et réalisé par une personne résidant au Québec, si le film n’est pas produit financièrement par un autre pays? Un cinéma réalisé par une personne s’identifiant comme québécoise ?

Questionner ces catégorisations peut peut-être sembler futile, mais c’est nier qu’elles portent des identités qui, elles, nous habitent, nous construisent. Nous sommes encore loin de la paille qui pourrait s’envoler au moindre coup de vent. Mais nos maisons, de briques et de béton, illuminées dans la pénombre, peuvent sûrement accueillir chaleureusement nos corps qui, eux, comme Adam, changent, grandissent, se transforment et se métamorphosent.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Note
(1) Adam est le personnage principal d’Adam change lentement, premier long métrage de Joël Vaudreuil qui fait l’objet du dossier de ce numéro.

No 338 – N’ayez crainte : je ne crierai pas à la mort du 7e art

8 avril 2024

AU MOMENT OÙ J’ÉCRIS CES MOTS, voilà déjà deux semaines que Sora, le nouveau générateur d’images vidéo de haute qualité et de longue durée (une minute) a été lancé par OpenAI. Une révolution survenant à un rythme effréné et suivant une courbe de croissance exponentielle. Lorsque ces mots seront publiés, l’intelligence de Sora aura grandement évolué et d’autres générateurs auront peut-être même déjà vu le jour. Nous vivons une période de profonde métamorphose de l’image, de la photographie et, très bientôt, du cinéma. Mais n’ayez crainte : je ne crierai pas à la mort du 7e art.

En 1945, André Bazin, théoricien et critique de cinéma, a dit que l’arrivée de la photographie, avec son caractère de «reproduction mécanique», avait libéré les arts plastiques de leur «obsession du réalisme», leur « obsession de la ressemblance (1) ». L’essence de cette reproduction mécanique du monde réel est ainsi cette promesse que quelque chose a été (2), une promesse qui, « quelles que soient les objections de notre esprit critique », nous « [oblige à] croire à l’existence de l’objet représenté, effectivement re-présenté (3) ». À cette promesse de réalité s’est ajoutée pour plusieurs la notion de vérité, causant un tollé en 1982 lorsque le magazine National Geographic a publié une photographie modifiée des pyramides de Gizeh, montrant celles- ci plus rapprochées l’une de l’autre qu’en réalité. Ce fut, pour certains, le début de l’ère post-photographique ou tout simplement la mort de la photographie.

Tant de bouleversements basés sur une promesse. Si l’intelligence artificielle arrive, à son tour, avec sa promesse, j’imagine que celle-ci serait « tout est irréel ». Comme la photographie a un jour libéré les arts plastiques de leur obsession du réalisme, est-ce que l’IA libérera les arts de reproduction mécanique de leur contrat ? Les manipulations d’images sont, bien évidemment, chose courante depuis l’arrivée du numérique et même depuis les débuts de la photographie argentique. Ce que nous vivons plutôt, c’est une démocratisation exponentielle des moyens pour y parvenir, voire pour créer et produire sans aucune connexion physique directe avec le monde réel. Une démocratisation qui viendra nécessairement avec son coût et sa révolution.

Sommes-nous au début de l’ère où chaque individu pourra générer le film parfait, pour lui seul ? Des films sans longueurs, divertissants, émouvants, avec des effets spéciaux impeccables, de la lumière et des couleurs indépendantes de toute surprise et intempérie provenant du monde réel ? Est-ce que l’expertise n’aura plus besoin d’être acquise, mais sera plutôt accessible à tous et à toutes à condition de l’acheter et ce, à un prix de plus en plus dérisoire ? Et alors, quels films resteront ? Que restera-t-il à critiquer pour la critique ?

Un film, c’est bien davantage que des choix techniques, bien plus qu’un divertissement sans failles, qu’une illusion pleine d’émotions : c’est un acte de communication. C’est la prise de parole d’une personne qui souhaite partager quelque chose avec le monde. Regarder — et critiquer — une œuvre cinématographique, c’est ainsi chercher à comprendre le discours qui la sous-tend, c’est le vivre, le ressentir et le partager de nouveau, sous d’autres termes, d’autres angles, d’autres perspectives et d’autres sensibilités. Derrière un discours, il restera toujours une voix. Et cette voix, pour être unique et riche, restera — je l’espère — toujours d’abord marquée par une expérience humaine spécifique du monde. Cette expérience est — j’ose croire — la première chose qui survivra et qui constituera l’essence de l’œuvre d’art que nous continuerons à prendre plaisir à découvrir, scruter, écouter, comprendre.

C’est dans cette perspective de penser les films au-delà de leurs minutes à l’écran, de les penser comme des processus, que je suis heureuse d’inaugurer une nouvelle section à la revue : le cahier d’étude. Cette section, que j’espère poursuivre dans de prochains numéros et qui trouve son extension sur la page couverture, propose une série d’images tirées de la période de recherche d’un film — ici Soleils Atikamekw. Je voudrais sincèrement remercier la cinéaste Chloé Leriche, le photographe Glauco Bermudez et notre designer graphique Simon Fortin pour le temps, la confiance et la collaboration inestimables.

Bonne lecture, bonne découverte, bon cinéma.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes
(1) André Bazin. « Ontologie de l’image photographique », in : Qu’est-ce que le cinéma ? Paris : Les Éditions du Cerf, 1981 [1945], p. 12.
(2) Cette théorie a été proposée et développée par Roland Barthes dans son livre La chambre claire — Note sur la photographie. Paris : Cahiers du cinéma; Gallimard; Seuil, 2013 [1980].
(3) André Bazin, ouvrage déjà cité, p. 13.

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