En couverture

No. 342 – Monsieur Showman a-t-il gagné ?

10 avril 2025

SI ON ME DEMANDAIT quel moment de l’Histoire a été, à mon humble avis, l’un des plus importants en ce qui a trait à notre relation à l’image mouvante, je ne prendrais pas plus d’une seconde pour arriver à cette hypothèse : l’avènement de la télévision. Ma proposition peut sembler surprenante lorsqu’on pense à toutes les grandes révolutions de l’image mouvante (l’arrivée du son, de la portabilité, du numérique, etc.) et lorsqu’on pense à la disparition progressive actuelle de ces boîtes à images lumineuses jadis non connectées. Mais, à mes yeux, la télévision a ouvert la porte à un phénomène que nous n’avions jamais contemplé auparavant et qui aura dessiné les grandes lignes de ce que nous allions vivre ensuite : elle a permis aux images sonores en mouvement d’entrer de manière instantanée, et en un flux continu, dans le confort et l’intimité de nos maisons.

Il aura fallu plusieurs avancées avant que la télévision devienne le phénomène de large portée qu’elle est devenue. De son format mécanique à son format électronique jusqu’à l’arrivée des satellites, qui ont permis de transmettre de manière quasi instantanée des images sur d’immenses distances, elle a pu atteindre son apogée — et, selon moi, sa véritable raison d’être — en 1969 au moment de la transmission en direct des premiers pas sur la Lune. Le « One small step for man, one giant leap for mankind » de Neil Armstrong pouvait alors se rapporter tant à cette nouvelle relation de l’être humain à l’espace qu’à sa nouvelle relation à l’image, le monde et le temps. Plus de 500 millions d’individus ont à ce moment vu et vécu, ensemble, à distance, le même moment historique. Si l’événement se voulait enthousiasmant, il annonçait à tous et à toutes, en direct, que le monde connu jusqu’alors n’était dorénavant plus le même. Par sa puissance, il proclamait à toutes les petites familles assises chez elles, dans la chaleur sécuritaire de leur maison, que le monde extérieur continuait, lui, de bouger, d’avancer, de changer et que, sans aucune possibilité d’agir dans l’immédiat, elles ne pouvaient qu’être témoins du monde et de son incontrôlabilité.

Il y a toujours eu de grands événements historiques, évidemment. Mais, en 1969, nous étions à des années-lumière de la façon dont nous les aurions vécus auparavant : par l’écoute ou la lecture des mots immédiats ou différés de la radio ou des journaux, par une annonce dans une foule rassemblée, par la vue d’images tournées, envoyées, montées et montrées des jours, voire des semaines plus tard dans une salle de cinéma. En 1969, ces images et leurs informations sont entrées en temps réel dans nos maisons.

De ce phénomène à notre réalité actuelle connectée, le pas technologique est grand, mais le pas expérientiel l’est beaucoup moins. Les images sont aujourd’hui constamment avec nous, à portée de main, véritablement. L’information pénètre constamment notre intimité, notre quotidien, notre sécurité. Nous percevons l’historique par la quantité de fois qu’une information ou une image est relayée, vue, partagée. Mais maintenant, nous sommes majoritairement seul·e·s lorsque nous en sommes témoins. Loin sont la foule rassemblée, la communauté d’une salle de cinéma ou la petite famille recueillie, ensemble, devant le téléviseur. Nous, nous n’avons plus que le partage.

2025 a débuté sur les chapeaux de roue, un certain président et son équipe semblant convaincu·e·s de faire de chaque jour un jour historique. Je me suis mise à penser à ce phénomène de bombardement des images médiatiques lorsque, en une seule journée, j’ai vu et revu, plus de fois que j’aurais pu compter, les mêmes images du président se répéter sur tous les écrans que je croisais : le téléviseur de ma mère, celui du gym où je souhaitais décompresser, celui du métro où je ne faisais que passer, celui de mon téléphone et tous ses réseaux. L’image était partout, il était impossible d’y échapper. Et à sa vue, je ne pouvais faire fi de la pensée que c’était lui et son équipe qui l’avaient vraisemblablement orchestrée. Monsieur Showman avait gagné. Les mots de Mélissa Canseliet, experte en neurosciences et cyberpsychologie, résonnaient : « Le véritable champ de bataille de Trump est celui de nos esprits (1) ». Nos esprits… Sont-ils si faciles à coloniser, à reprogrammer ? Le savoir, n’est-ce pas aussi une arme pour ne pas laisser faire ? Mais alors, comment apprendre à mieux savoir ? Mieux savoir pour mieux juger et mieux remettre en question. Mieux savoir pour mieux agir face aux informations, mais aussi face au flux incessant et à sa propre solitude, face à ses pouvoirs et à son impact.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes
(1) « L’offensive de Trump sur nos cerveaux ». La Presse, 3 mars 2025. https://www.lapresse.ca/dialogue/opinions/2025-03-04/l-offensive-de-trump-sur-nos-cerveaux.php.

No 341 – Sur la portée d’une telle histoire

13 janvier 2025

NON, CE N’EST PAS UNE DINDE hommage au temps des fêtes que vous pouvez admirer en couverture de ce numéro hivernal de Séquences. C’est plutôt la dinde d’Une langue universelle : la plus spectaculaire, la plus belle, la plus attendue, celle qui voyage de Montréal à Winnipeg pour finalement s’égarer dans ce nouveau monde plein de nouvelles possibilités. Le deuxième long métrage de Matthew Rankin, qui fait la couverture et le dossier de ce numéro, met en scène plusieurs dindes fabuleuses et offre plusieurs moments de glougloutements glorieux. Lorsque j’ai rencontré le cinéaste et sa coscénariste pour l’entrevue publiée dans ce numéro, je tenais à leur demander pourquoi la dinde avait été choisie pour devenir une composante aussi importante du film, d’autant plus que le titre original de l’œuvre, en persan, se traduit à peu près par « Le chant de la dinde ».

À ma petite question, les réponses étaient multiples et toutes passionnantes, allant du clin d’œil à cette magnifique scène du film où le commerçant de dindes chante une chanson d’amour mélancolique derrière son comptoir jusqu’aux noms de cet oiseau qui évoquent, de langue en langue, divers pays et des origines floues, voire transnationales (1), sans compter le fait que la dinde a simplement un je-ne-sais-quoi d’assez rigolo. Parmi les raisons évoquées se trouvait aussi cette histoire concernant Benjamin Franklin et le choix historique de l’oiseau qui servirait d’emblème national aux États-Unis. Rankin raconte, tout en précisant ne pas savoir si l’histoire est vraie ou fausse, que Franklin aurait été en désaccord avec le choix de l’aigle à tête blanche comme emblème des États-Unis puisqu’il considérait cet oiseau pillard comme « amoral ». Il aurait alors plutôt proposé que la dinde sauvage soit l’oiseau national puisque, « avec les dindes, il y a une solidarité, une communauté ».

Dès que l’image du 47e président se faisant assermenter devant un volatile bien charnu ait quitté mon cerveau et que mes ricanements, eux-mêmes semblables à des glougloutements, aient passés, je me suis mise à réfléchir à la portée d’une telle histoire. Est-ce possible qu’un emblème, une image dont le but est de signifier, puisse nous encourager à changer ? Et si nous arrivons réellement à évoluer, est-ce en pleine conscience et en pleine connaissance des valeurs et des idées qu’elle véhicule ? Ou est-ce plutôt en réaction à sa présence sournoise dans nos vies — telle une douce propagande dont nous ne sommes qu’à moitié conscient·e·s ?

Les images ayant pour but de signifier sont partout dans nos vies. Celles qui arborent les murs de nos maisons, comme une vieille photo de famille, sont aussi là afin de signifier, pour nous, d’où l’on vient, quelles sont nos racines, quelles sont nos valeurs au-delà du quotidien. Et si, par hasard, cette photo contenait aussi une histoire — la première fois où grand-maman a vu l’océan —, alors l’image prend encore plus de sens. Elle reste là, immuable sur le mur, sans bruit ni mouvement, pour nous aider à renforcer notre identité et à la ramener sur la bonne voie, si elle osait déroger.

C’est avec bruit et mouvement que le cinéma, lui, signifie. Comme une explosion de feux d’artifices et d’émotions qui engourdit nos sens ou, plutôt, notre esprit critique. Le cinéma est si agile à nous faire aimer, à nous faire pleurer, à nous faire croire. Êtes-vous déjà sorti·e·s du cinéma avec le sentiment d’avoir été transformé·e·s, que votre cœur est rempli d’une nouvelle chaleur, que votre vision d’un sujet n’est dorénavant plus la même ? Étiez-vous devant une opinion ou avez-vous vécu une révélation ? Pourquoi est-ce si difficile de se rappeler, lorsque nous plongeons dans une œuvre et ses histoires, que, derrière un film, il y a d’abord une voix, une perspective ? Le cinéma est une rencontre intime entre un·e cinéaste et nous, spectateur·trice·s. Une rencontre avec ses idées, ses émotions, son vécu, ses questions et ses doutes. Une rencontre avec ses valeurs, que nous ne reconnaissons pas toujours comme telles. Le cinéma a toujours eu un lien étroit avec la propagande, ce n’est pas une nouvelle. Mais à quel point y est-elle ancrée ? Où commence et où s’arrête-t-elle ? Est-ce possible, un cinéma qui y échapperait ? Ou est-ce plutôt à nous, public, de prendre nos distances ? D’apprendre à voir le cinéma comme un art qui nous invite à penser autant qu’à ressentir. Un art qui nous invite à remettre en question. Ce que nous voyons, ce que nous ressentons, ce que nous sommes et ce que nous devenons.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes

(1) Rankin a expliqué que, en français, nous disons « d’Inde », qui renvoie à « De l’Inde », que les anglophones disent « turkey », une référence à la Turquie, et que, en turc, le mot pour « dinde » est « hindi », qui se rapporte à nouveau à l’Inde.

No 340 – Un instant décisif

27 septembre 2024

ARRÊT SUR IMAGE. Un instant est figé, capturé. C’est Matt et Mara qui s’entrelacent, les deux personnages principaux du film éponyme Matt and Mara du cinéaste canadien Kazik Radwanski (1). Il et elle s’entrelacent. Ou il l’enlace. Comment savoir ? L’instant ne le dit pas. Les corps sont serrés; les têtes sont collées. Mais quelque chose cloche : le regard de Mara, son poing à demi fermé. Elle semble hésiter, ne pas être convaincue qu’elle devrait être là, dans ses bras. Y est-elle vraiment ? Là ? Elle semble ailleurs, avec elle-même ou dans un autre temps, peut-être.

Je ne peux m’empêcher de scruter l’image. De la regarder encore et encore. De la décrire, et tenter de la comprendre. J’ai toujours été subjuguée par les images, comme ensorcelée. Incapable de rationaliser comment et pourquoi une seule image peut dire et contenir autant. C’est sûrement pour cela que je suis allée étudier la photographie pendant trois ans, trop obsédée par leur magie. Cette image de Matt and Mara contient tout le film en un photogramme : l’amour, le doute, la déception, les choix. Un instant qui renferme tout, qui résume tout. Un instant décisif, comme l’a proposé le photographe Henri Cartier-Bresson. Dans une entrevue à Radio France (2), Gueorgui Pinkhassov, photographe de l’agence Magnum et ami de longue date de Cartier-Bresson, raconte que le concept d’instant décisif n’est pas tant, en fin de compte, ce que les gens ont pu en croire. Non, ce n’est pas un cliché impossible, un frein au parfait moment, au quelque dixième de seconde idéal. Ce sont plutôt des dizaines d’arrêts, de prises qui ne relèvent pas toutes de la trempe d’un génie. Ce sont des dizaines de captations spontanées parmi lesquelles il est ensuite possible de sélectionner cet « instant décisif ». Voilà qui brise un peu la magie.

Avec ses images mouvantes, est-ce que le cinéma est, lui, à jamais condamné à ne posséder aucun instant décisif, les images se noyant les unes dans les autres comme un flot incontrôlable et infini ? Pourtant, quand j’entends parler Pinkhassov des planches contact de Cartier-Bresson, je me dis que si le doigt — et la motivation — du photographe y était, les 24 négatifs d’un instant, vus à plat sur le papier photographique, pourraient être les 24 images nécessaires à la construction d’une seconde cinématographique. Et alors, l’instant décisif y serait, y vivrait, même s’il restait invisible.

Quand je vois l’image de Matt and Mara, je repense au film. Et je ne sais plus si cette image y réside. Est- ce que ce moment a eu lieu ? Je ne sais plus, et je préfère ne pas vérifier. Pour moi, ce moment y est même si je pense qu’il n’y est pas. Ce n’est peut-être qu’une mise en scène, qu’un moment planifié et joué pour la caméra. Un tableau déjà arrêté, sans mouvement. Ce n’est peut-être qu’une fiction. Comme tout le film, finalement. Une œuvre. Un mensonge. Jean-Luc Godard a dit : « La photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est 24 fois la vérité par seconde (3) ». Pourquoi mêler le mensonge et la vérité à tout cela ? La question est trop vaste.

Je ne sais pas pourquoi je vous parle de photographie puisque le film parle d’écriture, de littérature. Lorsque j’ai commencé à écrire — de la poésie, des nouvelles —, une autrice m’a dit que j’écrivais comme on prenait des photographies. Et puis, je suis devenue photographe et je me suis mise à écrire des textes pour accompagner mes images. Comme si l’un ne pouvait exister sans l’autre. Pour moi, du moins. Chacun incomplet. C’est peut-être pour cela que le cinéma relève de quelque chose d’encore plus grand, à mes yeux. Il est un tout. Un amalgame de plusieurs arts.

Et si l’instant décisif d’un film était une image, un son, un moment, un sentiment qui nous reste à l’esprit après le visionnement ? Un quelque chose qui encapsule, pour nous, l’entièreté de l’œuvre. Tout cela relève du souvenir. De l’amour. Pas l’amour que Matt a pour Mara ou que Mara a pour Matt. Plutôt de l’amour pour ce qui a peut-être été ou qui aurait pu être. Un amour de l’impossible et l’improbable.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes

(1) La photographie mentionnée est celle qui fait la couverture de ce numéro.

(2) « Cinq photos révélatrices. Épisode 1/5 : Henri Cartier-Bresson et la révolution de l’instant décisif », Ils ont changé le monde (balado), Radio France (26 juillet 2021).

(3) Cette citation est tirée de son film Le petit soldat (1963) et est, depuis, reprise encore et encore comme l’une des grandes citations de Godard.

No 339 – Ce ne peut être qu’une maison

18 juin 2024

C’EST L’HEURE BLEUE. L’heure où le temps bascule entre le jour et la nuit. Dans la pénombre incertaine, les couleurs prennent une autre teinte; les formes, un nouveau visage. Une bicyclette est abandonnée, en urgence, dans l’entrée. Ce ne peut être qu’un enfant; ce ne peut être que l’été. La rue semble vide, mais une lumière demeure. Une lumière de l’intérieur qui appelle à la chaleur, au confort, à l’intimité. Ce ne peut être qu’une maison.

La maison présente en couverture, c’est celle d’Adam (1). C’est une maison banale, comme tant d’autres. Un bungalow nord-américain, dans une banlieue pas si nantie, mais tout de même privilégiée. Dans sa banalité, la maison d’Adam transmet son essence. C’est le lieu de l’enfance, où l’on grandit et se construit, parfois dans la connivence, parfois dans la rivalité. C’est le lieu des premiers rêves, du réconfort et de la sécurité; le lieu où l’on reviendra toujours, ne serait-ce qu’en pensées; celui qui nous habitera longtemps, plus longtemps que nous l’avons habité, puisqu’il aura contribué à construire notre identité.

L’identité… n’est-ce pas un concept des plus fourbes ? Elle nous offre un fort sentiment de sécurité tout en nous poussant constamment au bord du précipice. Synonyme d’unité et de spécificité, elle est pourtant confrontée à un monde et une temporalité qui ne sont que changements. Sous ses rêves de solidité, elle s’apparente à une maison intérieure, un chez-soi fictif, que nous bâtissons sur des fondations pérennes et que nous continuons de monter, bloc après bloc, tout au long de notre vie. Loin des pailles et du bois, elle prône les briques et le béton. Et, donc, impossible d’imaginer qu’elle puisse s’envoler ou s’effondrer: le choc et la douleur seraient trop grands; l’effort de reconstruction, trop majeur. Mais les intempéries et les agressions viendront, nécessairement. Les possibilités de changement, de transformation et de métamorphose pleuvront. Ainsi, gagnons-nous vraiment à nous évertuer à construire cette maison en pierres ? En cherchant l’immuable, ne nous condamnons-nous pas à concevoir le changement comme une perte, une rupture, un dérangement détruisant du même coup une partie de nous-mêmes? En cherchant la cohésion, ne nous contraignons-nous pas à clôturer notre maison, engendrant des laissés-pour-compte et des duels entre ce qui est admis et n’est pas admis dans cette boîte identitaire ?

Que nous le veuillons ou non, que nous nous en rendions compte ou non, les boîtes qui nous habitent et nous entourent sont multiples, des boîtes qui, par leur identité, nous aident à définir la nôtre. Avec ses styles et ses approches, le cinéma offre aussi ses propres boîtes : le cinéma d’auteur, le cinéma commercial; le drame, la comédie, la science-fiction; le cinéma d’ici, le cinéma d’ailleurs, le québécois, le canadien, l’international, etc. Ces boîtes s’accumulent dans nos greniers personnels, pénétrant nos propres boîtes — le cinéma qu’on aime, celui que l’on n’aime pas — mais viennent aussi avec leur propre identité : une identité que nous définissons nous-mêmes, souvent socialement et collectivement. Si certaines boîtes peuvent sembler simples à définir, c’est évidemment celles qui touchent à la sphère du politique, qui engendrent leur lot de décisions sensibles. Ainsi, comment définissons-nous aujourd’hui « le cinéma québécois »? Un cinéma qui s’exprime, au moins partiellement, en joual ? Un cinéma tourné au Québec ? Un cinéma tourné n’importe où, mais au moins financé avec de l’argent du Québec ? Financé majoritairement avec de l’argent du Québec ? Un cinéma qui s’exprime dans n’importe quelle langue, filmé dans n’importe quel pays et réalisé par une personne résidant au Québec, si le film n’est pas produit financièrement par un autre pays? Un cinéma réalisé par une personne s’identifiant comme québécoise ?

Questionner ces catégorisations peut peut-être sembler futile, mais c’est nier qu’elles portent des identités qui, elles, nous habitent, nous construisent. Nous sommes encore loin de la paille qui pourrait s’envoler au moindre coup de vent. Mais nos maisons, de briques et de béton, illuminées dans la pénombre, peuvent sûrement accueillir chaleureusement nos corps qui, eux, comme Adam, changent, grandissent, se transforment et se métamorphosent.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Note
(1) Adam est le personnage principal d’Adam change lentement, premier long métrage de Joël Vaudreuil qui fait l’objet du dossier de ce numéro.

No 338 – N’ayez crainte : je ne crierai pas à la mort du 7e art

8 avril 2024

AU MOMENT OÙ J’ÉCRIS CES MOTS, voilà déjà deux semaines que Sora, le nouveau générateur d’images vidéo de haute qualité et de longue durée (une minute) a été lancé par OpenAI. Une révolution survenant à un rythme effréné et suivant une courbe de croissance exponentielle. Lorsque ces mots seront publiés, l’intelligence de Sora aura grandement évolué et d’autres générateurs auront peut-être même déjà vu le jour. Nous vivons une période de profonde métamorphose de l’image, de la photographie et, très bientôt, du cinéma. Mais n’ayez crainte : je ne crierai pas à la mort du 7e art.

En 1945, André Bazin, théoricien et critique de cinéma, a dit que l’arrivée de la photographie, avec son caractère de «reproduction mécanique», avait libéré les arts plastiques de leur «obsession du réalisme», leur « obsession de la ressemblance (1) ». L’essence de cette reproduction mécanique du monde réel est ainsi cette promesse que quelque chose a été (2), une promesse qui, « quelles que soient les objections de notre esprit critique », nous « [oblige à] croire à l’existence de l’objet représenté, effectivement re-présenté (3) ». À cette promesse de réalité s’est ajoutée pour plusieurs la notion de vérité, causant un tollé en 1982 lorsque le magazine National Geographic a publié une photographie modifiée des pyramides de Gizeh, montrant celles- ci plus rapprochées l’une de l’autre qu’en réalité. Ce fut, pour certains, le début de l’ère post-photographique ou tout simplement la mort de la photographie.

Tant de bouleversements basés sur une promesse. Si l’intelligence artificielle arrive, à son tour, avec sa promesse, j’imagine que celle-ci serait « tout est irréel ». Comme la photographie a un jour libéré les arts plastiques de leur obsession du réalisme, est-ce que l’IA libérera les arts de reproduction mécanique de leur contrat ? Les manipulations d’images sont, bien évidemment, chose courante depuis l’arrivée du numérique et même depuis les débuts de la photographie argentique. Ce que nous vivons plutôt, c’est une démocratisation exponentielle des moyens pour y parvenir, voire pour créer et produire sans aucune connexion physique directe avec le monde réel. Une démocratisation qui viendra nécessairement avec son coût et sa révolution.

Sommes-nous au début de l’ère où chaque individu pourra générer le film parfait, pour lui seul ? Des films sans longueurs, divertissants, émouvants, avec des effets spéciaux impeccables, de la lumière et des couleurs indépendantes de toute surprise et intempérie provenant du monde réel ? Est-ce que l’expertise n’aura plus besoin d’être acquise, mais sera plutôt accessible à tous et à toutes à condition de l’acheter et ce, à un prix de plus en plus dérisoire ? Et alors, quels films resteront ? Que restera-t-il à critiquer pour la critique ?

Un film, c’est bien davantage que des choix techniques, bien plus qu’un divertissement sans failles, qu’une illusion pleine d’émotions : c’est un acte de communication. C’est la prise de parole d’une personne qui souhaite partager quelque chose avec le monde. Regarder — et critiquer — une œuvre cinématographique, c’est ainsi chercher à comprendre le discours qui la sous-tend, c’est le vivre, le ressentir et le partager de nouveau, sous d’autres termes, d’autres angles, d’autres perspectives et d’autres sensibilités. Derrière un discours, il restera toujours une voix. Et cette voix, pour être unique et riche, restera — je l’espère — toujours d’abord marquée par une expérience humaine spécifique du monde. Cette expérience est — j’ose croire — la première chose qui survivra et qui constituera l’essence de l’œuvre d’art que nous continuerons à prendre plaisir à découvrir, scruter, écouter, comprendre.

C’est dans cette perspective de penser les films au-delà de leurs minutes à l’écran, de les penser comme des processus, que je suis heureuse d’inaugurer une nouvelle section à la revue : le cahier d’étude. Cette section, que j’espère poursuivre dans de prochains numéros et qui trouve son extension sur la page couverture, propose une série d’images tirées de la période de recherche d’un film — ici Soleils Atikamekw. Je voudrais sincèrement remercier la cinéaste Chloé Leriche, le photographe Glauco Bermudez et notre designer graphique Simon Fortin pour le temps, la confiance et la collaboration inestimables.

Bonne lecture, bonne découverte, bon cinéma.

CATHERINE BERGERON — RÉDACTRICE EN CHEF

Notes
(1) André Bazin. « Ontologie de l’image photographique », in : Qu’est-ce que le cinéma ? Paris : Les Éditions du Cerf, 1981 [1945], p. 12.
(2) Cette théorie a été proposée et développée par Roland Barthes dans son livre La chambre claire — Note sur la photographie. Paris : Cahiers du cinéma; Gallimard; Seuil, 2013 [1980].
(3) André Bazin, ouvrage déjà cité, p. 13.

No 337 – L’heure des adieux

24 janvier 2024

Je ferai cette annonce sans ambages : ceci sera mon dernier mot de la rédaction pour Séquences. Après quatre années et 17 numéros à titre de rédacteur en chef, je tire tristement ma révérence. La raison? Il y en a plusieurs — certaines n’ont pas à être étalées ici —, mais essentiellement, je n’arrive plus à concilier les responsabilités qui incombent à ce poste important avec celles liées à la salle de cinéma que j’ai fondée à Québec l’an dernier avec Ariane-Caron Lachance, le Cinéma Beaumont. Le succès de notre projet, bien qu’il ne nous surprenne pas, a néanmoins dépassé nos attentes, et il m’est impossible aujourd’hui de porter ce projet important pour la vie cinéphile de ma ville et consacrer le même temps et sérieux à la revue. Depuis quelque temps, je sentais que c’était ma vie personnelle qui écopait de mon horaire de plus en plus chargé. Je laisse donc ma place dans le but de mieux concentrer mes énergies. 

J’ai accepté de succéder à Élie Castiel en 2019 à l’invitation d’André Caron, à une époque où notre salle de cinéma n’était encore qu’un vague rêve à peine formulé. Diriger une revue de cinéma était une occasion trop belle pour la laisser passer, la consécration d’une dizaine d’années passées à faire de la critique cinématographique pour diverses publications (24 images, Spirale et Séquences, bien sûr), ainsi que de la radio et de la télévision comme chroniqueur et animateur. Jamais ne m’avait-on confié autant de responsabilités depuis la fin de mes études en littérature, cinéma et journalisme, et je crois rétrospectivement m’être assez bien tiré d’affaires, en brassant la structure de la revue, en ajoutant plusieurs nouvelles plumes à notre équipe et en travaillant d’arrache-pied afin de rendre chaque numéro attrayant à l’œil — Séquences est une revue imprimée après tout —, notamment grâce à des couvertures illustrées par des artistes québécois et internationaux de grand talent. La réception à la maison de chaque numéro fraîchement imprimé, l’odeur fraîche de l’encre, était chaque fois un grand moment de fierté pour moi. 

Je continue de croire à la nécessité de la critique et à l’existence de Séquences, qui existe — il faut le souligner — depuis 1955. Cette revue est née d’une volonté d’accompagner les cinéclubs catholiques montréalais et de former intellectuellement les jeunes cinéphiles d’alors. Cette mission demeure, en excluant évidemment volet religieux : celle d’être accessible et de s’adresser tant aux amateurs qu’aux cinéphiles les plus pointus. À mon arrivée en poste, j’ai voulu accentuer ce ton plus direct de la revue, qui nous a toujours distingués de nos « compétiteurs ». J’espère que ma ou mon remplaçant, qui intégrera la revue  au moment où elle célébrera ses 70 ans, saura à la fois respecter l’âme de la publication et lui donner une saveur et une énergie unique. 

Je tiens à remercier mes deux principaux collègues avec lesquels j’ai collaboré à la conception de ces numéros, soit Claire Valade à la correction des textes et Simon Fortin au design graphique. Ce sont les échanges avec eux et leur professionnalisme contagieux qui me manqueront le plus. Je tiens également à remercier Yves Beauregard, directeur de la revue depuis 1994, de m’avoir fait confiance. 

Je ne disparaîtrai pas complètement pour autant! J’ai l’intention de continuer à contribuer à la revue comme critique. Vous pourrez également me lire occasionnellement sur le site web et dans les numéros papier de Nouveau projet. Et si jamais vous passez dans le fabuleux quartier Saint-Roch de Québec, je vous invite à venir me saluer dans notre cinéma qui me tient énormément à cœur. Une chose est sûre : jamais ma passion pour le cinéma n’a été autant dévorante qu’en ce moment. 

Merci à vous,

JASON BÉLIVEAU — RÉDACTEUR EN CHEF

Bungalow

7 avril 2023

Ma pauvreté a causé mes largesses

Jason Béliveau

Un grand capitaliste a dit un jour : c’est en possédant que l’on s’appartient. Les milléniaux, génération de laissés-pour-compte à l’autel du libéralisme économique, ne sont pas en reste de ce grand rêve de l’accès à la propriété. Ils mettront leur vie à crédit afin de devenir les détenteurs/détenus d’une parcelle de terrain qu’ils considéreront ironiquement comme leur mais qui les emprisonnera. Mais aucun logis ne peut résister au souffle du grand méchant loup. D’autant plus lorsque ledit logis est mal isolé.

Bungalow de Lawrence Côté-Collins est ce qu’on appelle en anglais un cautionnary tale. Si Le petit chaperon rouge mettait en garde contre le danger de parler à des inconnus, aussi bienveillants puissent-ils paraître, ce film grinçant, sorti un peu de nulle part, prévient les jeunes tourtereaux d’aujourd’hui des malheurs que peut entraîner l’achat d’une première maison. Il s’agit d’une fable moderne à la lentille grossissante jusqu’à la déformation, mais qui ne perd jamais de vue ses enjeux humains. Rarement le mauvais goût aura été aussi exquis.

Nos « héros » sont Sarah (Sonia Cordeau) et Jonathan (Guillaume Cyr), couple ordinaire d’une classe tout ce qu’il y a de plus moyenne. Elle travaille dans une boutique de vêtements, style Le Pentagone, et fait de ses ongles d’impressionnantes œuvres d’art. Il galère dans une usine et, dans ses temps libres, construit des cottes de mailles et joue aux cartes Magic. Sans grands moyens, ils parviennent à s’offrir une bicoque digne d’un film d’horreur des années 1940, petit nid croche qu’ils espèrent bâtir à leur convenance. Mais rapidement, sous les couches stratifiées de saleté, une pléthore de vices cachés fait surface : les murs suintent d’humidité, la tuyauterie est en plomb et une fournaise à l’huile au sous-sol lâche sans cesse des plaintes gutturales à glacer le sang. Les travaux pressent et l’anxiété percole. Après une première tentative désastreuse de rénovation par un ami incompétent de Jonathan, Sarah engage une femme à tout faire (Ève Landry), tentatrice experte qui viendra compliquer la dynamique déjà chambranlante du couple. Comment garder la tête hors de l’eau lorsqu’on n’a pas les moyens de ses rêves?

« Watch out, les p’tites rénos ! »
Dans son court texte Why We Crave Horror Movies (Pourquoi avons-nous soif de films d’horreur) (1), Stephen King avance que l’expérience extérieure de l’horrifique rétablit chez le spectateur un sentiment de normalité. Il est réconfortant de savoir que nos vies sont au fond bien tranquilles comparées à celle d’une femme pourchassée par un maniaque à la tronçonneuse. Il va ensuite plus loin en affirmant que nous retirons même du plaisir à voir les autres souffrir, que le film d’horreur ouvre momentanément un espace où tout est permis. Bungalow est en ce sens un pur film d’horreur. Il y a un plaisir morbide à voir ce couple se démener dans une situation désastreuse au possible, qui rappelle dans un registre plus corrosif The Money Pit de Richard Benjamin, qui mettait en vedette Tom Hanks et Shelley Long, et l’épisode « Hurricane Neddy » (saison 8) des Simpsons où les habitants de Springfield construisent de bon cœur, mais sans aptitude, une nouvelle maison pour Flanders.

Remarquée en 2016 avec le faux documentaire Écartée, Lawrence Côté-Collins comprend cette ambiguïté centrale à son film : nous souhaitons le meilleur pour Sarah et Jonathan, mais une partie de nous se délecte à voir jusqu’où ira la catastrophe. Bungalow a la dégaine d’une pièce de théâtre d’été possédée par Satan, un savant sketch de Claude Meunier pris en otage par Robert Morin à la façon de Quiconque meurt, meurt à douleur. Côté-Collins se réclame du cinéma de Morin (il a été son mentor et fait une brève apparition dans le film); il est même possible d’avancer qu’elle fait pour sa génération ce que Morin avait fait pour la sienne avec Le problème d’infiltration. Si l’univers de Louis (Christian Bégin) s’écroulait sous le poids de son statut de parvenu dans le film de Morin, celui de Sarah et Jonathan peine à s’échafauder. Mais les comparaisons avec l’enfant terrible de Yes Sir! Madame… peuvent s’arrêter ici car, malgré le talent indéniable de Morin, jamais il n’aurait pu traiter des tourments propres aux milléniaux avec autant d’acuité et d’humour.

C’est d’ailleurs le scénario de Côté-Collins et d’Alexandre Auger (coscénariste de Prank et des Barbares de La Malbaie de Vincent Biron, et du court métrage Landgraves de Jean-François Leblanc) qui rend l’ensemble, malgré quelques largesses de ton, hautement crédible. Truffé de répliques savoureuses à fort potentiel de citations dans vos prochains partys, il fait de chaque pièce de la maison un défi à conquérir (la salle de bain verte, la chambre principale jaune, la cuisine rouge) et propose plusieurs scènes déjà classiques à nos yeux (celle de l’émission de télévision de rénovation, pour n’en nommer qu’une) où l’ordinaire est à la fois tourné en dérision et célébré. À cet effet, le travail du directeur artistique Stéphane Grisé rend magnifiquement le kitsch des banlieues 2.0, où les éclairages à DEL multicolores côtoient les imprimés de paroles inspirantes en vinyle. Au cinéma, le laid se travaille tout autant que le beau.

Mais sans des comédiens capables, la satire perdrait en précision. Cordeau et Cyr jouent juste, sans verser dans la caricature. Autour d’eux, Ève Landry, Martin Larocque en tenancier de bar philosophe (qui livre un incroyable monologue sur le capitalisme et la surconsommation) et Geneviève Schmidt en meilleure amie prophétesse de malheur complètent une distribution impeccable. Le cinéma québécois actuel n’est plus celui de la grisaille des drames naturalistes auquel les 20 dernières années nous ont habitués. Le film grand public côtoie maintenant le cinéma de genre, le film d’horreur inspiré et les récits d’apprentissage sensibles. Néanmoins, Bungalow demeure dans notre paysage une anomalie plus que bienvenue, une comédie trash jamais gratuite ou facile. Nous ne serions pas du tout surpris si ce film devenait aussi culte que des ovnis comme Daytona (Orkestra Amerika, 2004) ou Carnaval (Alexandre Lavigne, 2019).

Notes
(1) Stephen King, « Why We Crave Horror Movies », University of Massachusetts Lowell, [en ligne], https://faculty.uml.edu/bmarshall/lowell/whywecravehorrormovies.pdf (page consultée le 7 mars 2023).

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