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Radioscopie de Jacques Chancel

13 novembre 2020

Yves Laberge

Ici au Québec, on n’a pas connu l’émission Radioscopie, animée par Jacques Chancel (1931-2014) de 1968 à 1990; mais en France, pour toute une génération, c’était un peu comme l’équivalent radiophonique (et presque quotidien) de l’émission Bouillon de culture, que Bernard Pivot a créée beaucoup plus tard pour la télévision française. Cet ouvrage multimédia publié en coédition par les Éditions du Sous-Sol avec le concourt de France-Inter et de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) contient un gros livre et un CD-ROM regroupant plus de onze heures d’émissions datant pour la plupart des années 1970. Les invités de Radioscopie étaient romanciers, philosophes, politiciens; mais le lectorat de Séquences s’intéressera particulièrement aux artistes du monde du cinéma, et ils furent nombreux à s’asseoir devant le micro de Jacques Chancel. Et fort heureusement, ces archives ont été préservées et en outre, contrairement à Radio-Canada, le contenu précieux de ces émissions peut désormais circuler et être diffusé largement. Dans ce livre étoffé, on découvre des trésors inespérés, dont on ne soupçonnait pas l’existence : la transcription des entretiens avec François Truffaut, Gérard Depardieu, Jeanne Moreau, Simone Signoret, Isabelle Adjani, mais aussi des écrivains comme Romain Gary et des penseurs français.

L’ouvrage débute avec la conversation avec Isabelle Adjani, qui n’avait alors que dix-huit ans; répondant aux questions de l’animateur, elle rappelle les petits rôles de sa jeune carrière, pour la télévision, ou encore à la Comédie-Française, autant pour Molière que Montherlant (p. 27). C’était au début de 1974, donc juste avant d’obtenir ses rôles de premier plan pour des cinéastes comme Truffaut et Polanski.

Jacques Chancel

Parmi les entretiens apparaissant à la fois dans ce livre et aussi sur le CD placé en supplément, on retrouve avec bonheur François Truffaut, qui énonçait spontanément — en 1969 — des éléments de ce qui pourrait être considéré comme son Art poétique du cinéma. En prenant connaissance de ses propos, on revoit le personnage qu’il a créé dans La nuit américaine : « je continue de croire au cinéma, et sans regret d’ailleurs, au cinéma populaire. Je continue à croire que les gens choisissent en se baladant sur les boulevards, que ce titre-là leur plaît, ils rentrent, ils regardent les photos : ah oui, ça a l’air bien » (p. 156). Pour ceux qui ont eu le plaisir de l’entendre, François Truffaut était capable, mieux que quiconque, de formuler des lois tacites qui régissent le monde du cinéma, insistant sur l’importance de mettre des vedettes au haut de l’affiche, et de trouver un titre qui serait au départ évocateur; Truffaut dira plutôt : « accrocheur » (p. 156). Et ce, avant même la sortie du film : « un titre c’est une chose qui devient bien après » (p. 156). Autrement dit, la fonction d’un titre peut changer selon que l’œuvre soit déjà connue ou non, en fonction de son aura acquise au fil du temps, de sa légende, le cas échéant. Déjà, Truffaut nous invitait à une réflexion sur la titrologie et les fonctions insoupçonnées du titre pour les œuvres d’art!

Le contenu de ces vingt rencontres peut varier selon les interlocuteurs, au fil des conversations. Ainsi, l’entretien avec Jeanne Moreau oscille entre la vie privée et les réflexions sur son métier, mais il est aussi question de ses débuts ou encore de ses lectures préférées, du fait qu’elle ait été bilingue dès l’enfance; à propos de son approche du travail d’actrice, elle explique que selon elle, « on peut tout faire à condition de le faire avec élégance » (p. 315). Le livre se clôt avec Gérard Depardieu qui décrit son travail avec des réalisateurs aussi différents que Claude Zidi ou Maurice Pialat (dans Loulou) (p. 324).

Contrairement à un ouvrage au titre semblable paru l’année précédente et publié en coédition aux Éditions de la Table ronde (Entretiens avec Jacques Chancel, France-Inter/INA, 2017), ce Radioscopie des Éditions du Sous-sol contient une vingtaine de transcriptions (au lieu de cinq pour le précédent) avec en prime, un CD reprenant intégralement certains entretiens, dont plusieurs inédits. C’est comme un trésor pour le cinéphile. Le CD qui complète ce livre vaudrait presque à lui seul le coût d’achat, car si certains des entretiens retranscrits peuvent être entendus (comme ceux avec Truffaut, Jeanne Moreau, Simone Signoret), d’autres conversations — non-retranscrites — réalisées avec d’autres invités s’ajoutent, et non les moindres : Brigitte Bardot, les cinéastes Luchino Visconti (s’exprimant dans un français impeccable) et Roger Vadim.

Cette édition de luxe avec couverture rigide (et solide) comprend même un signet intégré au corps du livre et rattaché à la tranchefile de tête. Tel une archive, Radioscopie semblera indispensable pour les bibliothèques publiques et constitue une magnifique ouverture à la culture française de la fin du 20e siècle. Ce Radioscopie des Éditions du Sous-sol constitue le plus important livre sur le cinéma à être paru en 2018.


Jacques Chancel
Radioscopie
Paris, Éditions du Sous-sol
2018, 352 p.

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