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L’art de la chute

12 septembre 2018

CRITIQUE
| SCÈNE |

Élie Castiel

★★★★ ½

LEÇON D’ÉCONOMIE POUR ADEPTES DE SURVIE

Ce n’est guère surprenant que L’art de la chute ait reçu l’an dernier de nombreux prix, dont ceux du Meilleur texte et du Meilleur spectacle décernés par l’AQCT (Association québécoise des critiques de théâtre / Section Québec).

Avant tout, ce brûlot politico-socio-économique est non seulement un portrait au vitriol entre l’art et la vie, entre l’art et la politique, entre l’économie et l’État, mais se veut aussi le tableau d’une société où sexe et argent vont de pair. Où tout se décide selon les circonstances du moment. Bizarrement, on pense en cours de route au Denys Arcand du récent La chute de l’empire américain, pour ses fausses promesses, ses trahisons, ses doubles tours, ses ambivalences, portrait d’une société occidentale où rien ne va plus et se gère selon la loi des puissants.

Jean-Michel Girouard (Crédit photo : © Vincent Champoux)

Septembre 2008. Alice Leblanc, artiste québécoise d’art moderne, effectue une résidence à Londres, d’où le caractère bilingue de l’œuvre, que les concepteurs ont eu la bonne idée de sous-titrer en français lorsque l’anglais a droit de cité. Pièce contemporaine qui va dans tous les sens, idéologique même si certaines vérités, notamment en ce qui a trait aux véritables raisons pour lesquelles la débâcle économique s’est produite, avec les conséquences qu’elle a entraînées, sont plus ou moins négligées. À qui la faute ? Mais bon.

Disons-le sans ambages. Ici, au Québec, nous avons un des lieux les plus créatifs au monde en ce qui a trait au théâtre. La scène québécoise est un univers à part, et ses créateurs n’ont jamais été aussi lucides sur l’état de la condition humaine.

La recherche, la documentation, l’état d’esprit d’une certaine époque pas si lointaine qui se vit encore aujourd’hui, un début de 21e siècle propulsé par le pouvoir des rangs, de l’(ir)respectabilité et de l’argent. Les créateurs de cette pièce révolutionnaire l’ont sagement compris. Une époque où l’art contemporain produit des œuvres au diapason de la société. Le message n’est plus, mais plutôt une représentation de l’état des lieux d’une société qui ne sait pas trop bien où elle se dirige et dont les représentants n’ont absolument aucune idée de quoi seront composées les prochaines décennies. Le vocable « durable » perd ainsi tout son sens.

L’art de la chute, c’est aussi l’art de survivre dans le
monde d’aujourd’hui, de se dire que ce n’est pas si grave
que ça malgré tout. Hallucinant, poétique, électrisant et,
n’hésitons pas à le dire,… vachement sexy.

Écriture collective, pièce à conviction, étude de mœurs. Tout est là : les puissants lobbies encanteurs comme Sothebys, les appartements de luxe qu’on achète ou on loue avec de l’argent gagné inconvenablement. Des histoires d’amour aussi, hétéros aussi bien que lesbiennes. Everything goes ! En fait, l’histoire d’amour (ou presque) entre les deux femmes semble, à première vue, la plus respectable dans L’art de la chute, même si…

Qu’il s’agisse de Danielle Saux-Farmer, Marianne Marceau, Jean-Michel Girouard, Simon Lepage et les autres, toutes les comédiennes et tous les comédiens diffusent un amour de la scène (dont un Jean-Michel Girouard déchaîné, imbattable, pleine de bruit et de fureur, mais calme et serein lorsqu’il s’agit de négocier, une féroce bête de scène avec qui on tombe intellectuellement « en amour »), une étrange relation avec le public (les spectateurs) qui confond allègrement rêve et réalité et s’enfonce dans une réflexion sur sa propre nature d’individu dans la cité.

Le temps du spectacle devient pendant ces minutes le sacro-saint sanctuaire où le laïc se transforme en quête vers le profit. L’humain est un produit comme n’importe quel autre. C’est triste, mais nous sortons de cette soirée le cœur gros comme ça, mais épatés, séduits par cette magie qui opère lorsque l’argent se mêle aussi à la chair, au sexe, aux rapports humains, à tout.

L’art de la chute, c’est aussi l’art de survivre dans le monde d’aujourd’hui, de se dire que ce n’est pas si grave que ça malgré tout. Hallucinant, poétique, électrisant et, n’hésitons pas à le dire,… vachement sexy.

Un moment crucial de la pièce (Crédit photo : © Vincent Champoux)


Texte
Jean-Philippe Joubert

Mise en scène
Jean-Philippe Joubert

Conception
Josué Beaucage, Jean-Philippe Côté

Marc Doucet, Claudia Gendreau
Maude Groleau, Valérie Laroche
Caroline Martin

Distribution (et écriture)
Jean Michel Girouard, Simon Lepage
Danielle Saux-Farmer, Marianne Marceau
Pascale Renaud-Hébert

Écriture additionnelle
Véronique Côté

Olivier Normand

Production
Nuages en pantalon
[Compagnie de création]

Co-diffusion
La Manufacture

Durée
2 h 40 approx.
(Incl. entracte)

Représentations
Jusqu’au 19 septembre 2018

La Licorne

MISE AUX POINTS
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon.
★★ Moyen. Mauvais.
½ [Entre-deux-cotes]

 

 

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