En couverture

1984

12 novembre 2016

THÉÂTRE /
CRITIQUE
★★★★
Texte : Élie Castiel

LES DAMNÉS DE LA TERRE

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Maxim Gaudette (PHOTO : © Stéphane Bourgeois)

Adapter sur scène un roman d’anticipation culte est d’autant un exercice risqué qu’il est fort probable de ne pas s’en sortir sans dégats. Pari pourtant réussi dans la version TDP de 1984, d’après l’écrit incontournable du visionnaire George Orwell. Des personnages jusqu’au-boutistes, atteints d’une soif de liberté dans un monde devenu fou, là où Big Brother contrôle tout. Il y a eu le film de Michael Radford, intentionnellement sorti en 1984, avec un John Hurt (Winston Smith) et un Richard Burton (O’Brien) inoubliables.

Le théâtre, c’est autre chose. Pour la circonstance, cette adaptation scénique des auteurs britanniques Robert Icke et Duncan Macmillan, traduite par Guillaume Corbeil et mise en scène par Édith Patenaude propose des variations sur l’utilisation de l’espace dramatique. Un univers métallique, froid, distant, inhumain s’installe alors, un monde où l’individu a perdu le sens du mot « liberté » et le loisir n’est qu’une illusion sans aucun avenir.

Big Brother, c’est un nom à consonance familiale et remplie de tendresse qui ne correspond pas à ce personnage qu’on ne voit jamais, sorte de Divinité. Seuls ses disciples, des commandants d’armée, veillent sur les sujets, tous obéissant et surtout sans se poser des questions.

Les soumis ne sont que de véritables damnés de la terre, vivant à une époque à haute tension faussement sereine où tout est contrôlé ; ce n’est plus d’un gouvernment qu’il s’agit, mais d’une dictature extrême qui prêche par mots rassembleurs et réconciliants du moment où personne ne peut se permettre de prendre la parole.

Quelle coïncidence que cette pièce nous arrive avec le résultat des élections récentes aux États-Unis. Triste hasard qui nous oblige à repenser le monde et ceux qui le contrôlent. C’est d’une autre façon que nous voyons alors cette adaptation du  roman d’Orwell au Denise-Pelletier. Notre regard fixé sur la scène rumine mille et une pensées.

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L’ensemble des comédiens (PHOTO : © Stéphane Bourgeois)

Brûlante d’actualité, irascible quand vient le moment, une vision noire de l’existence, mais dans le même temps, une leçon de civilisation. C’est cela la pièce 1984. Le visage de la distopie (autre mot savant que les Grecs anciens nous ont légué pour penser le monde et tenter de mieux y vivre). Car 1984, autant l’essai-roman que l’adaptation théâtrale de Icke et Macmillan, n’est que la preuve confirmant à quel point la mémoire est courte. La pensée atrophiée est devenue monnaie courante au cours de nos nombreuses civilisations. Triste destin d’une humanité où ce qui reste vrai ne semble être que l’instinct de survie.

Dans la mise en scène de Patenaude, un imaginaire lumineux, dont cet écran géant qui filme le jeu des acteurs. Tout est là devant nous : le champ-contrechamp, la lenteur des mouvements de caméra pour mieux situer et sentir l’instant, l’intimité du plan qui projette l’angoisse des personnages.

C’est cela la pièce 1984. Le visage de la distopie (autre mot
savant que les Grecs anciens nous ont légué pour penser le monde
et tenter de mieux y vivre). Car 1984, autant l’essai-roman que
l’adaptation théâtrale de Icke et Macmillan, n’est que
la preuve confirmant à quel point la mémoire est courte.

Et la scène, lorsque l’écran s’éteint, le temps de quelques pauses, nous indique que nous sommes après tout au théâtre. Ce va-et-vient entre deux formes de représentation, la metteure en scène le maîtrise avec une énergie triomphante, mûre, d’une rare intelligence. Approche qui s’inscrit sans doute dans un nouveau mouvement post-moderne où toutes les disciplines de l’expérience scénique établissent entre elles des rapports harmonieux et conciliants.

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Alexis Martin et Maxim Gaudette (PHOTO :  © Stéphane Bourgeois)

C’est dur, transcendant, énigmatique, ça nous tient en haleine du début à la fin, dès la première image imprécise à l’écran ; et nous sortons de cette expérience hallucinante aussi foudroyés par cette fable cruellement distopique qui, sur certains points, évoque The Lobster (Le homard), le très beau film du Grec Yorgos Lanthimos, autre conte draconien sur la condition humaine.

Les damnés de la terre sont justement ceux qui ne sont pas conscients que cela pourrait arriver un jour. 1984 nous oblige à réfléchir.

Un bémol pourtant : la présentation pédagogique de la pièce par les comédiens avant le vrai début désoriente le spectateur et ne sert absolument à rien. Au contraire, l’effet immédiat des premières secondes, un écran qui n’arrive pas à trouver son image, perd de sa force.

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Texte : George Orwell – Adaptation : Robert Icke, Duncan Macmillan –  Traduction : Guillaume CorbeilMise en scène : Édith Patenaude – Son : Mykalle Bielinsky – Vidéo : Louis-Robert Bouchard – Scénographie : Patrice Charbonneau-Brunelle – Costumes : Karine Mecteau-Bouchard –   Éclairages  : Jean-François Labbé –– Distribution  : Véronique Côté (la mère, Mme Parsons), Jean-Michel Déry (I’hôte, Charrington), Maxim Gaudette (Winston Smith), Éliot Laprise (Martin), Justin Laramée (Syme, l’homme, enfant), Alexis Martin (O’Brien), Claudiane Ruelland (Julia), Réjean Vallée (M. Parsons) – Production : Théâtre Denise Pelletier, Théâtre du Trident | Durée : 1 h 45 (sans entracte) – Représentations : Jusqu’au 7 décembre 2016 – Théâtre Denise Pelletier (Grande salle).

MISE AUX POINTS
★★★★★ (Exceptionnel).  ★★★★ (Très Bon).  ★★★ (Bon).  ★★ (Moyen).  (Mauvais).  ½ [Entre-deux-cotes]

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