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Une femme à Berlin

29 octobre 2016

THÉÂTRE /
CRITIQUE
★★★★
Texte : Élie Castiel

ALLEMAGNE, MÈRE BLAFARDE

Seconde Guerre mondiale, 1945. L’Allemagne capitule grâce aux efforts des Alliés. Entretemps, des soldats vainqueurs, unis aux Russes, violent des femmes allemandes sans que les autorités victorieuses n’en disent un traître mot.

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Louise Laprade, Sophie Desmarais, Evelyne de la Chenelière, Évelyne Rompré (PHOTO: @ Yanick MacDonald)

En 2001, après la mort de la journaliste berlinoise Marta Hillers, on découvre le journal qu’elle a rédigé entre le 20 avril et le 22 juin 1945 : on y trouve ses impressions d’une vie difficile, sacrifiée. Ce qu’elle dépeint est une capitale détruite où seuls survivent des vieux, des femmes et des enfants. Elle a vécu la terreur et le bruit agonisant des bombardements, le choc d’une mort probable, les quelques joutes d’humour entre femmes, pour ne pas creuver, pour survivre ; mais aussi, ce journal est la description de ces corps de femmes pris de force, comme une denrée que les soldats n’avaient pas eu pendant la guerre. En quelques mots : un produit de consommation.

Est-ce un hasard si Une femme à Berlin est présenté alors que les Élections aux États-Unis prennent des allures de scandales sexuels, bien évidemment de la part de Donald Trump. Temps inquiétants qui rappellent le côté impulsivement prédateur de l’Homme.

Le chœur grec est convoqué par moments, magistral, captant
la douleur avec une intense fébrilité, l’expérimental prend
d’assaut l’espace horizontal pour mieux exprimer l’indicible…

Et il y aussi une mise en scène d’une telle maîtrise que le spectateur sort de la représentation totalement transporté par ce courant électrique qui traverse chaque scène. D’une certaine façon, il s’agit ici d’un plan-séquence théâtral d’une brûlante acuité de regard. Elles sont cinq sur scène et c’est ainsi que l’écriture devient un véritable « journal de compagnes », même si au fond elles représentent une seule, « la femme », entière, dans son corps, sa voix, ses pensées, ses hésitations, ses révoltes.

Pensée magnifiquement féministe que nous livre une Brigitte Haentjens plus vive et lucide que jamais, manipulant l’espace théâtral avec une fulgurante poésie des gestes. Le chœur grec est convoqué par moments, magistral, captant la douleur avec une intense fébrilité, l’expérimental prend d’assaut l’espace horizontal pour mieux exprimer l’indicible ; et grâce à une scénographie impeccable, un mur au fond de la scène, blafardé, comme si une blessure lui avait traversé le cœur et percé l’esprit.

…  grâce à une scénographie impeccable, un mur au
fond de la scène, blafardé, comme si une blessure
lui avait traversé le cœur et percé l’esprit.

Pièce hautement conceptuelle, vibrante d’actualité, Une femme à Berlin bénéficie aussi de la présence de comédiennes formidables, des courageuses, des pasionarias de la désobéissance intérieure, toutes convaincues de leurs rôles aussi souverains qu’interventionnistes, en parfaite harmonie complice.

Et dans tout cet capharnaüm de psychologie et d’abandon, d’espoirs et de déroutes, de refus catégorique de la mort, ce qui ressemble à une antithèse du Journal d’Anne Frank gagne le pari de laisser le spectacteur conquis par tant d’intelligence. Chose rare de nos jours.

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Texte : Marta Hillers, Journal (20 avril-22 juin 1945)Traduction : Françoise WuilmartAdaptation : Jean-Marc DalpéMise en scène : Brigitte Haentjens – Musique : Bernard Falaise –  Vidéo : Lionel Arnould – Scénographie : Anick La Bissonnière – Costumes : Julie Charland –   Éclairages  : Étienne Boucher – Distribution  : Evelyne de la Chenelière, Sophie Desmarais, Louise Laprade, Frédéric Lavallée, Évelyne Rompré – Production : Espace Go / Sibyllines / Théâtre français du CNA | Durée : 1 h 45 (sans entracte) – Représentations : Jusqu’au 19 novembre 2016 – Espace Go.

MISE AUX POINTS
★★★★★ (Exceptionnel). ★★★★ (Très Bon). ★★★ (Bon). ★★ (Moyen). (Mauvais). ½ [Entre-deux-cotes]

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