Entrevues

Abdellatif Kechiche

9 octobre 2013

« J’AI CHOISI LES DEUX ACTRICES EN FONCTION DE LEURS CONDITIONS SOCIALES… »

Propos recueillis par Sami Gnaba

Grand habitué du festival de Venise et des Césars, Abdellatif Kechiche a fait son premier stop cette année à Cannes. Il en est reparti avec l’ultime récompense, la Palme d’or (partagée avec ses superbes actrices, Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos). Rencontré à Montréal quelques mois plus tard, Kechiche (visiblement fatigué et marqué par les récentes déclarations publiques de ses actrices) s’est assis avec nous, se prêtant au jeu des entretiens, avec générosité et une imperturbable disponibilité… Nous vous en présentons un extrait.

À notre dernière rencontre, vous me disiez viser quelque chose de moins sombre pour votre prochain projet. Avez-vous l’impression d’avoir tenu vos promesses ?
Non (rires), je me suis fait piéger. C’était un projet très lourd à porter.

Qu’est-ce qui vous a inspiré dans la bande dessinée de Julie Maroh, Le bleu est une couleur chaude ?
Tout d’abord qu’elle raconte une histoire d’amour entre deux femmes. J’avais toujours voulu raconter une histoire d’amour, une rupture amoureuse plutôt, qui aurait comme personnage principal une professeure de Français, qui elle-même serait inspirée du personnage de L’Esquive. Et de la voir comment elle affronte son devoir malgré les douleurs qu’elle pouvait ressentir. C’était déjà une base donnée à l’actrice pour qu’elle interprète son personnage dans L’Esquive. Et j’avais envie de le développer davantage. Il y a eu comme un mélange, une imbrication de cette idée avec la bande dessinée. Finalement, le film ne raconte pas complétement que cela…Il y avait aussi le thème de la rencontre amoureuse que j’avais déjà un peu abordé par le passé. Est-ce le destin, ou un simple coup du hasard, qui permet la rencontre entre Adèle et Emma ? On ne sait pas trop bien. Le hasard est un thème très fort. Et si le feu n’était pas au rouge, si elle n’avait pas manqué son train, se seraient-elles vues ? On se demande.

Ce qui est frappant dans votre nouveau film, c’est l’absence de pudeur par rapport au sexe. Qu’est ce qui a motivé cette frontalité ?
Tout d’abord parce que j’en avais le désir. Et parce qu’aussi j’aborde le film  toujours avec la même poursuite de vérité. Pour toutes les scènes du film, toutes celles de mes films, je les aborde avec cette recherche, cette aspiration de trouver quelque chose de beau, de vrai… Le plaisir, le désir amoureux, la passion charnelle même, ce sont toutes des choses sur lesquelles j’avais l’envie de m’exprimer. Quant à la façon de les regarder, elle est inhérente à notre époque. Quand Pabst par exemple a fait Le Journal d’une fille perdue – film qui passe dans la scène du cinéma – et qu’y osait évoquer l’idée d’un personnage de lesbienne qui dévoilait un sein. C’était un blasphème. Il fallait l’interdire. Aujourd’hui, cela prête à sourire. Je pense que des scènes dans ce film prêteront aussi à sourire, dans quelques années. Si ce n’est pas déjà le cas.

La relation entre les deux femmes n’est pas seulement amoureuse, elle est aussi artistique : Emma, l’artiste, et Adèle, sa muse, son sujet. Ce rapport entre regardeur/regardée on le trouve au cinéma, entre cinéaste et acteur. Peut-on parler alors d’Emma comme de votre double ?
(Silence) oui, je m’identifie quelque part à ce personnage, mais je crois que je me reconnais davantage en Adèle, de par sa conviction sociale, de par ses origines. C’est le personnage que je comprends mieux.

Tout au long de votre film, Adèle fait son éducation (sentimentale, sexuelle, artistique..). Pour l’incarner, vous avez opté pour une actrice débutante, Adèle Exarchopoulos, que vous avez opposée à une actrice d’expérience, Léa Seydoux. Était-ce une contrainte obligée pour vous, d’avoir une comédienne non professionnelle ?
J’ai choisi Adèle, d’ailleurs les deux actrices, beaucoup en fonction de leurs conditions sociales. Léa et Adèle, chacune d’elles, provient d’un monde qui n’est pas celui de l’autre. J’avais envie de confronter ces deux milieux sociaux : l’élite et le milieu populaire. J’avais besoin de trouver une force, une attraction entre les deux personnages, les deux actrices. C’était essentiel qu’on sente chez elles la possibilité de s’aimer. Et j’ai surtout choisi Adèle pour la fille qu’elle est, pour la générosité, la sensualité qu’elle porte en elle. Et la bienveillance qu’elle démontre envers ceux qu’elle rencontre.

La dernière fois, au sujet des acteurs non-professionnels auxquels vous avez recours, vous m’avez dit chercher des personnes qui correspondent à vos personnages. Or, durant le processus d’un film, ces personnes qui vous ont plu pour ce qu’elles étaient ne se transforment-elles pas ?
Je n’essaie pas de les transformer, non. J’essaie – et j’espère ne pas me tromper – de libérer les qualités, les aspirations de l’être que je vois.

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