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Des Femmes

5 mai 2012

DE BRUIT ET DE FUREUR

>> Élie Castiel

Trois tragédies de Sophocle : Les Trachiniennes + Antigone + Électre. Trois héroïnes : dans la première, Déjanire ou comment survivre à la trahison et à la déraison. Dans la seconde, Antigone ou la condition féminine réinventée. Et puis Électre, femme libre, matricide, annonçant par son crime complice et symbolique le début d’un temps nouveau. Trois pièces prophétiques nées de la plume d’un auteur grec assoiffé de mots, de justice et d’humanité.

Émanant de la part de Wajdi Mouawad, il était du domaine de l’impossible de s’attendre à une mise en scène classique. Quelle que soit notre perception de la représentation théâtrale, la trilogie tant attendue se révèle un tour de force, un pari réussi si on tient compte de la nature intentionnellement iconoclaste du metteur en scène.

Qu’il soit question des Trachiniennes, d’Antigone ou d’Électre, le dénominateur commun qui les unit est la femme. Soumise, rebelle, indisciplinée, libre et impériale. Elles règnent sur scène, commandent la foule qui les entoure et le temps de débiter leurs paroles, s’en prennent aux Dieux, les implorent ou les confrontent et finissent par vaincre les rouages du destin.

À partir de cette proposition, Mouawad déconstruit les formes de l’élaboration scénique et en réinvente les codes, s’appuyant en quelque sorte sur une vision méta-postmoderne de l’expérience théâtrale, libérée des lourdeurs traditionnelles, des impératifs qui entravent à la liberté du geste, du mouvement et de la parole. Wajdi Mouawad est un rebelle, créateur d’un théâtre du désordre et de la dérision. Ses origines libanaises forment sans aucun doute les lignes directrices de son imaginaire créatif, une façon comme un autre de reconfigurer l’art et le monde. Né dans un pays de souffrance et de conflit, la logique ne tient plus debout, les concepts traditionnels s’effritent, le chaos règne. Il n’y a plus de place que pour la lutte, le combat. Cela se voit dans sa mise en scène à la fois humaine et torturée. Une mise en contexte qui sied admirablement au décor, un espace scénique consciemment désordonné, désorganisé, en harmonie avec les états d’âme des personnages et le tumulte des situations.

Mis à part la présence de Sylvie Drapeau, majestueuse dans le rôle de Déjanire, Hérakles et Clytemnestre, d’un Créon et d’un Égisthe magnifiquement incarnés par Patrick Le Mauff et d’une des plus atypiques Électre, campée par une Sara Llorca instinctivement charnelle et passionnée, aucune direction d’acteurs. Ils sont, pour la plupart, laissés à leurs instincts, leur imagination. On sent parfois l’improvisation. Les textes, d’une rigueur exemplaire, sont récités, souvent hurlés. Les gestes, maladroits, les visages le plus souvent figés. On sent une étrange sensation de malaise dans chacune des trois pièces. Comme cette hypogée sortie de la terre, venue provoquer les humains afin de les guérir de leurs plaies, ou bien encore ces jets d’eau venus des cieux pour laver les plaies, les blessures et les âmes. Mais ces éléments dans la construction du récit sont ceux qui font la force du théâtre de Mouawad, sorte de laboratoire expérimental bordélique et insensé de la vie.

Et à la place du chœur, des musiciens mâles accompagnés d’un chanteur, Igor Quezada (en remplacement de Bernard Cantat, non retenu pour les raisons que l’on connaît), sublime dans une voix qui semble sortir des ailleurs, ténébreuse, incandescente, incantatoire. Malgré la musique tonitruante, parfois même agaçante, Des femmes est une expérience théâtrale visuellement électrisante, intentionnellement déstabilisante, surréaliste, obligeant constamment le spectateur à remettre en question et de façon brutale sa politique du regard.

Et il y a plus que cela : Des femmes, dans sa version-mouawad, c’est du trash-theatre, dans le sens le plus noble du terme, marginal, sublimement profanateur, vertigineux, turbulent, mais d’un profond humanisme qui cherche constamment à se légitimer malgré les apparences. Et c’est aussi l’adaptation des écrits d’un immense auteur grec, digne observateur de ses contemporains.  Mais surtout la transposition d’un créateur de son temps qui assume avec bruit et fureur l’altruisme féroce et viscéral de sa théâtralité. Des femmes, c’est gigantesque, excessif, sombre comme les récits dont il est question. Et de Sophocle, Wajdi Mouawad retient avec humilité le message politique et la vision sombre, cruelle et salvatrice de la condition humaine.

TRAGÉDIES | Auteur : Sophocle – Traduction : Robert Davreu – Mise en scène : Wajdi Mouawad – Comédiens : Les Trachiennes : Olivier Constant (Lichas), Samuel Côté (Hyllos), Sylvie Drapeau (Déjanine, Hérakles), etc. – Antigone : Charlotte Farcet (Antigone), Patrick Le Mauff (Créon), Oliver Constant (le garde), Hamadoum Kassogué (Tirésias), etc. – Électre : Sara Llorca (Électre), Sylvie Drapeau (Clytemnestre), Patrick Le Mauff (Égisthe), Charlotte Farcet (Chrysothémis) – Musique : Bernard Contat, Bernard Falaise, Pascal Humbert, Alexander MacSween – Scénographie : Emmanuel Clolus – Éclairages : Éric Champoux – Costumes : Isabelle Larivière  –| Durée : 6 h 20 (2 entractes : 30 minutes et 40 minutes) – Représentations : Jusqu’au 6 juin 2012 – TNM.

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