Entrevues

Philippe Falardeau

8 janvier 2012

« Je voudrais que ce film soit perçu comme une ode à
l’enseignement et à son importance… »

Précédé par un buzz qui ne cesse de prendre de l’ampleur depuis sa première mondiale à Locarno, le quatrième film de Philippe Falardeau prend enfin le chemin des salles. Adaptant un texte d’Evelyne de la Chenelière qui de toute évidence fait écho à ses propres préoccupations, Falardeau nous livre aujourd’hui Monsieur Lazhar. Film drôle, touchant, d’une belle sobriété et sans contredit son plus accompli à ce jour… Rencontre.

>> Propos recueillis par Sami Gnaba

Quelles ont été les raisons qui vous ont poussé à changer le titre initial, Bashir Lazhar ?
Ça a beaucoup à voir avec la mise en marché du film, parce que mon expérience des derniers mois m’a fait comprendre que beaucoup de gens avaient de la difficulté à retenir deux noms étrangers. Des fois, si tu ne cèdes pas un peu, ton film risque de ne pas rejoindre son public. Pour aider donc sa mise en marché, on a trouvé Monsieur Lazhar, titre qui fait un peu franchouillard, mais qui permet au spectateur de savoir davantage ce dont le film va parler. Le feedback qu’on a eu jusqu’à présent nous laisse penser que c’était la bonne chose à faire. Aussi, en prenant la décision de changer de titre, on marquait clairement le changement qui s’était fait entre la pièce de théâtre et mon film. Ceux qui ont vu la pièce vont se rendre compte que la différence est énorme. Certes, c’est le même personnage, mais tous les autres personnages autour ont été inventés parce qu’ils n’existaient pas dans la pièce !

Parlons-en. Quelles ont été les modifications majeures entre la pièce et le film ?
La pièce se résume essentiellement à un monologue. Tout le reste n’existait pas, n’avait lieu que dans l’imagination du spectateur; Bashir s’adresse à des professeurs et, du coup, le spectateur imagine ce qu’ils lui répondent. Ou encore toute la trame construite autour de Simon, sa culpabilité et sa relation avec sa maîtresse qui s’est suicidée, tout cela n’existait pas. Ce qu’on savait, c’était simplement le suicide, basta. Rien, en revanche, qui expliquait le geste. On comprenait que Bashir avait une sorte d’obsession vis-à-vis de cette femme qui s’est suicidée, parce qu’elle lui rappelait d’une certaine façon la mort de sa propre femme. Il revenait beaucoup sur l’idée de l’utilité d’une mort, il trouvait que sa femme s’était sacrifiée en restant en Algérie, dans le but de terminer l’année scolaire avec ses élèves. Alors que cette enseignante de Montréal, s’étant suicidée, avait fait preuve selon lui de lâcheté…Donc, tout ça était à construire dans le film, comme les deux enfants d’ailleurs, qui incarnent des quasi-personnages principaux.

C’est la deuxième fois — après C’est pas moi, je le jure! que vous adaptez le texte de quelqu’un d’autre. Adapter le texte d’un autre, est-ce plus contraignant ou, au contraire, plus libérateur ?
C’est clair que tu te poses moins de questions sur l’utilité et la pertinence du sujet, puisqu’il a déjà fait ses preuves dans d’autres médiums. Alors, tu te lances dans l’adaptation avec une certaine confiance qu’il y a à la base du projet quelque chose qui a touché le public. Mais, sur le plan du travail d’écriture scénaristique, la quantité est pareille, sinon supérieure. Ton premier travail en tant que scénariste consiste à t’éloigner du médium original, et comprendre que les qualités de la pièce restent avant tout intrinsèques au médium du théâtre, et qu’il ne faut pas penser qu’elles sont facilement transposables en film. Une fois cette étape accomplie, une fois que tu t’es bien détaché du médium, c’est là que tu peux te diriger dans la direction que tu désires explorer. Au final donc, tu réussis à passer autant de temps, sinon plus, dans le travail concret d’écriture. Aussi, dû à une sorte d’orgueil personnel, en tant qu’auteur je ne veux pas non plus juste reprendre les dialogues de la pièce et les insérer simplement dans le scénario; l’écriture d’Évelyne de la Chenelière étant en plus très lyrique, très poétique… Il faut donc trouver la manière cinématographique adéquate pour traduire ça, et arriver à atteindre une forme de rupture avec la pièce.

Votre intention n’est pas de faire du théâtre filmé non plus…
Non, non… le film reste quand même une sorte de huis clos dans la classe, mais il faut le découper cet espace, mettre en scène la parole, le verbe. C’est un film verbeux, je m’en suis rendu compte à Locarno en lisant les sous-titres… Mais comment on filme la parole ? Quand tu as vingt personnes dans une classe et que la parole saute dans toutes les directions, comment tu promènes ta caméra là-dedans ? Comment tu filmes ces gens, leurs rapports en classe ? Ce sont là des questions forcément cinématographiques.

On vous sent très attaché au personnage d’Alice. Au point de nous montrer une partie, certes minime, de son quotidien, à l’extérieur de l’école, notamment ces moments partagés avec sa mère souvent absente. Pourquoi ?
Il y a deux raisons à cela. De un, je ne voulais pas qu’on entre dans la vie de Simon, car il aurait fallu expliquer son comportement, sa relation avec ses parents. Et là ça aurait été sans fin, comme une boîte de Pandore qu’on ouvre. De deux, Alice, même si elle nous semble plus en contrôle, il n’en demeure pas moins qu’elle est fragile. Et c’est vraiment avec sa mère que cette fragilité se révèle le plus… Aussi, je cherchais une personne qui, dans tout cet univers, viendrait remercier Bashir pour tout ce qu’il a fait. Et je trouvais que la mère d’Alice serait la bonne personne. Et comme la mère est interprétée par Evelyne de la Chenlière, il y a quelque chose de beau à voir une auteure dire merci à son propre personnage.

Consciemment ou non, vous faites débuter vos deux derniers films par presque le même plan.
Oui, par une pendaison… je trouve ça plate, mais ce n’est pas prévu. Dans C’est pas moi, je le jure!, le traitement qu’on en fait est ludique, alors que dans Monsieur Lazhar il ne l’est vraiment pas.

Dans C’est pas moi, il y a une mise à distance qui se fait par la voix off. En revanche, ici, le plan du suicide, quoique bref, est plus frontal, direct et initie une sorte de culpabilité que le film cherchera à désamorcer par la suite…
Oui. Ce n’est pas comme si j’avais des tendances suicidaires ou si j’avais côtoyé personnellement des gens qui se sont suicidés. Je pense que ce qui m’intéresse dans le sujet du suicide, ce ne sont pas les raisons qui poussent la personne à commettre un tel acte. On ne les connaîtra jamais. Ce mal intérieur, innommable, nous reste à tout jamais inaccessible. C’est plutôt les conséquences du suicide sur les autres, qui restent, leurs souffrances, qui m’intéressent. C’est ce dont il est question dans ce film. Le suicide met en branle un paquet de sentiments qui viennent remuer et changer la vie d’un ensemble de personnes forcément. Ça vient changer la vie de Bashir, des enfants, des employés de l’école et ainsi de suite… Plus encore, ces conséquences font plonger Bashir dans une situation et un contexte dramatiques qui peuvent arriver n’importe quand, à n’importe qui. Du coup, il cesse d’être un étranger, « l’autre », pour simplement être un homme, un professeur.

Selon moi, il est souvent mis en position d’étranger, à l’écart, comme quand il essaie de faire se confronter les responsables de l’école à leur propre déni, avec son idée de partager la lettre écrite par une de ses élèves.
Oui, tu as raison. En restant étranger, il permet de motiver le changement à l’école. Par contre, s’il n’était qu’un étranger, Monsieur Lazhar serait devenu un film didactique sur l’immigrant, le processus d’immigration au Québec, et je ne voulais pas tomber là-dedans…

Dans quelle mesure, considérez-vous votre film socialement engagé ?
Il est à deux niveaux. Le sujet de l’immigration domine forcément, se pose en toile de fond, et en avant-plan je dirais qu’il y a le constat — je préfère le mot constat à celui de critique — sur notre système d’éducation. Constat qui porte autant sur le rapport à la langue que sur les interactions enseignants-élèves. L’engagement du film se pose donc dans ces questions, mais je n’ai pas la prétention d’y apporter des réponses. Ce n’est pas ma place. Par contre, comme cinéaste, j’ai le droit d’émettre mon opinion.

Vous êtes conscient qu’on va inévitablement comparer votre film à celui de Laurent Cantet, Entre les murs ?J’en suis tellement conscient que, quand j’ai vu son film, j’ai failli abandonner mon projet, alors que j’étais déjà un an dans mon travail d’adaptation. Je ne savais pas ce que j’allais ajouter au sujet, après un si bon film. Ma peur, c’était qu’il y aurait trop de comparaisons émises et qu’à la fin je perdrais au change. Je me suis mis à douter, puis ensuite, en parlant aux producteurs et en me questionnant sur ce qui m’avait touché dans la pièce, je me suis rendu compte que les deux films étaient différents…On ne se pose pas ces questions pour les films de guerre ou les films d’amour. Combien de sujets on traite inépuisablement au cinéma ! L’éducation est un sujet universel, pourquoi on en traiterait pas plus souvent au cinéma ?

En effet, l’école reste un milieu très peu abordé dans le cinéma québécois..

Tu as raison, vraiment pas beaucoup. Considérant la multitude de films qui ont été faits dans le monde, je te dirais qu’il y en a très peu qui sont campés à l’école… En préparant Bashir, j’ai vu en rafale des films comme Au revoir les enfants (Malle, 87) L’Argent de poche (Truffaut, 76) Half Nelson (Ryan Fleck, 2006) ou encore le film de Cantet. Et plus je fouillais pour des références, plus je me rendais compte de la rareté du genre.

À un certain moment dans le film, un parent dit à Bashir : « On préfère que vous vous contentiez de leur enseigner, pas de les éduquer. ». Est-ce là quelque chose qui a été partagé par des enseignants que vous avez rencontrés ? Ou était-ce déjà dans le texte original ?

Non, ce n’était pas dans le texte. C’est une scène qui nous est venue sur le tard, dans laquelle je cherchais à déséquilibrer l’assurance, la méthode de l’enseignement de Bashir. Car pour lui, enseigner signifie forcément éduquer. Il est impossible de tracer une frontière entre les deux. Prenons, par exemple, la question de la discipline; c’est forcément une forme d’éducation, ça. C’est le professeur qui la fait suivre, pas les enfants. Car on lui donne cette autorité-là. Donc, le personnage du père qui dit cette phrase se trompe… Probablement, certains professeurs vont poser un regard critique sur mon film, ma représentation de leur milieu, mais je suis presque sûr que je peux aller les récupérer avec cette scène. Ils vont s’identifier à Bashir dans cette scène. Avec le recul, je voudrais que ce film soit perçu comme une ode à l’enseignement et à son importance. Ce sont les enseignants qui devraient être millionnaires, non pas les joueurs de hockey. J’exagère, mais pas tant que ça…

2024 © SÉQUENCES - La revue de cinéma - Tous droits réservés.