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Mala noche

17 juin 2011

Une Amérique gaie en marche

Il aura fallu attendre le nouveau millénaire pour que le premier long métrage de Gus Van Sant, Mala Noche, soit diffusé en dehors des circuits festivaliers. Quinze ans plus tôt, à l’époque des balbutiements de la théorie queer, la sortie de ce film avait pourtant causé un séisme dans l’univers cinématographique gai. Au sein de son long métrage, Gus Van Sant confectionne une imagerie nouvelle qui viendra influencer le cinéma queer des années 90.

>> Julie Demers

Générique d’ouverture : Portland, Oregon, dans les quartiers mal famés. Walt, jeune et costaud, s’accoude sur le comptoir d’une petite épicerie. Il regarde Johnny Alonzo, immigrant mexicain illégal fraîchement débarqué à Portland. Une musique country résonne, et Walt se met à penser : « Il fait battre mon cœur. Tout ce que je veux, c’est le caresser, le prendre dans mes bras ». Un autre homme s’exclame alors sans le moindre mépris : « Walt aime les hommes. »

L’homosexualité chez Gus Van Sant ne représente pas une quête, elle n’est pas un sujet de tragédie ni une particularité quelconque. Walt, à l’antithèse de la figuration conventionnelle, est un citoyen ordinaire. Bien masculin et vêtu de façon modeste, il ne se sent jamais tourmenté par son identité sexuelle. L’objet de son inquiétude réside plutôt dans une proie inatteignable. Comme pour Gustav dans Mort à Venise ou Humbert dans Lolita, le drame repose donc moins sur le fantasme pédophile d’un personnage que sur la mouvance de son objet, qui sans se donner, ne s’arrache pourtant jamais à son regard; il provient moins du genre de l’être cher que de l’incapacité de le posséder réellement.

Au contraire de ces deux œuvres, Mala Noche est campée dans une région hostile aux déviances, à mille lieues de l’opulence des villas et des villes exotiques où l’on situe d’ordinaire l’inverti. Le gai ne vit pas à l’Est, pas plus qu’il ne s’installe dans un ghetto : il évolue dans un monde abondant, foisonnant, peuplé d’individus aux affinités diverses. S’il arrive à Gus Van Sant de faire éprouver à son personnage le besoin de s’évader de Portland, ce n’est pas pour le conduire à se soustraire à un climat inhospitalier, mais pour lui permettre d’exprimer sa passion de la route. Chez Gus Van Sant, en fait, la figure de l’uraniste est toujours en mouvement. Si le gai s’amourache, c’est de celui qui, comme lui, repousse les attaches. Ceux qui ont choisi de s’enraciner sont dépeints comme se refermant sur eux-mêmes : à l’image des clients de My Own Private Idaho ou de la comtesse de Even Cowgirls Get the Blues, ils deviennent des caricatures.

Avec Mala Noche et l’adresse de Gus Van Sant, le cinéma gai quitte la fresque naturaliste et exalte le bonheur de la chair. En s’inspirant d’auteurs du passé, le réalisateur brode une imagerie homoérotique où le gai devient un potentiel créatif, une puissance à libérer. Il étale sans attendre les noirs et blancs expressionnistes de l’avant-garde, ainsi que la fureur provocatrice de Genet. Maniériste, il vole à Anger ses gros plans extrêmes sur les corps nus; à Warhol, sa façon documentaire de cadrer les visages érotisés; à Cocteau, enfin, son symbolisme visuel. Mais là où ces artistes demeuraient dans la biographie et comme confinés à des projections dans des clubs semi-privés, Gus Van Sant universalise l’homosexuel. L’uraniste se transmue en métaphore de l’homme libre, qui expérimente l’amour pour l’amour, vit au rythme de la route, rejette la sédentarité. En ce sens, la figure du gai chez le cinéaste américain — Christopher Kelly n’a pas manqué de le souligner dans Film Comment — constitue le symbole par excellence de l’adolescent sans-gêne. Icône devenue courante, et qui sera reprise par les réalisateurs queer des années 90 : Todd Haynes, Gregg Araki, Isaac Julien.

En universalisant la figure homosexuelle et en la rendant synonyme de celle de bohème, Gus Van Sant parvient aussi, par la captation d’étreintes masculines, à brosser le portrait du milieu underground américain. Ce qui aurait pu déboucher sur un simple drame personnel devient dès lors le documentaire d’une ville, d’une époque et du mode de vie grunge. Portland se métamorphose sous la loupe du réalisateur : la ville se fait le bastion d’une Amérique en marche, qui refuse de s’établir, persiste dans sa quête de soi et renonce à s’identifier.

États-Unis 1985, 78 minutes — Réal. : Gus Van Sant — Scén. : Walt Curtis, Gus Van Sant — Images : John Campbell — Mont. : Gus Van Sant — Mus. : Creighton Lindsay — Son : Pat Baum — Int. : Tim Streeter (Walt), Doug Cooeyate (Johnny), Ray Monge (Roberto) — Prod. : Gus Van Sant – Contact : Janus Films / Criterion (États-Unis)

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