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Un suspense formel

20 mai 2011

>> Sylvain Lavallée

Je disais la semaine dernière, et l’an dernier aussi, qu’en général la critique peine à décrire des films qui diffèrent des productions plus classiques (ce qui est plutôt ironique considérant tout ce que l’on peut lire de péjoratif sur le cinéma à tendance hollywoodienne), les rédacteurs passant plus de temps à expliquer ce qu’un tel film hors-norme ne fait pas (il n’y a pas de scénario, pas de drame, pas d’emphase, etc.) plutôt que de tenter de cerner ce qu’il fait. Autre mauvaise habitude : l’utilisation abusive (et insignifiante) de l’adjectif lent, que l’on accole indifféremment à tous les films qui ne montrent pas au moins une explosion toutes les minutes, alors que la lenteur des frères Dardennes, par exemple, n’a rien de semblable à la lenteur d’un Hou Hsiao-hsien, encore moins à celle d’un Clint Eastwood.  Je ne sais toujours pas ce qu’est un film lent, tout comme je ne sais pas ce qu’est un film rapide, adjectif que l’on ne voit jamais, mais on peut se demander pourquoi, car s’il y a des films lents, il y a certainement aussi des films rapides – mais qu’est-ce qui est lent au juste?

Les termes « lent » et « rapide » marquent implicitement une comparaison, on ne peut pas être lent en soi, il faut être lent par rapport à quelque chose. Il faut donc croire qu’un film lent est lent par rapport à la norme, ce qui rend ce qualificatif d’autant plus vague que même si l’on suppose que l’on sait c’est quoi la norme (ce qui est loin d’être certain), il reste encore à définir ce qui paraît lent dans le film, car j’imagine qu’on ne parle pas ainsi du film lui-même, à moins que j’ai mal compris et que l’expression « film lent » décrit une projection se déroulant à 16 images/seconde. En général, ce que l’on qualifie de lent au cinéma, c’est une narration en apparence inerte (j’insiste sur le « en apparence »), c’est cette idée du « il ne se passe rien », ou en tout cas si peu. Pourtant, je ne connais aucun film où il ne se passe littéralement rien (à l’exception peut-être de certaines expériences d’Andy Warhol) : les films « lents » n’utilisent peut-être pas uniquement des personnages, des gestes et des développements dramatiques pour faire avancer « l’action », mais il y a toujours autre chose en jeu qui soutient l’attention, il y a toujours, au minimum, une sorte de suspense formel, ce que David Bordwell appelait récemment un « arthouse suspense ». On associe trop facilement le suspense à un ou deux genres narratifs précis, mais en fait toute narration repose plus ou moins ouvertement sur un suspense puisqu’elle ouvre un conflit, qu’il soit dramatique ou thématique, voire formel, et en fait attendre sa résolution. Mais dans le cas de ces films lents, est-ce qu’il y a encore de tels conflits, ou en sont-ils complètement dénués? Ou, pour citer Bordwell : « How much can you purge suspense from a movie? And if you play it down, what do you put in its place to hold our interest? »

Pour répondre à cette question, et décrire ce que peut être un suspense formel, Bordwell utilise l’exemple de Le Quattro Volte, un film de Michelangelo Frammartino sorti sur nos écrans la semaine dernière, parfait exemple de « film lent », comme en témoigne avec éloquence cette critique de La Presse : « Disons-le tout de suite, Le Quattro Volte est spectaculairement lent et caresse l’ennui avec une douceur infinie. Oui, spectaculairement. L’adverbe n’est pas une inflation de vocabulaire: à l’ère du 3D, on voit rarement de ces films qui captent la vie ordinaire, sans y ajouter aucun, mais AUCUN artifice. » Le rédacteur de ce poème absurde, Aleksi K. Lepage, est particulièrement doué pour exacerber les pires défauts des critiques (à un point tel que l’on se demande parfois s’il ne fait pas délibérément dans la caricature), ce que l’on voit bien ici avec ses expressions appuyées, aussi fausses qu’incompréhensibles, comme « spectaculairement lent » et « caresser l’ennui avec une douceur infinie » (je ne sais pas ce que cela peut vouloir dire), ou l’insistance sur le « AUCUN » artifice, ce qui est absolument faux. Enfin, il y a là un exemple spectaculairement évident d’une critique qui ne sait pas comment aborder une œuvre, qui ne parvient qu’à nous prévenir (merci) que le film n’est pas en 3D. Il faudrait demander à Lepage ce qu’il trouve de si spectaculaire dans la lenteur qu’il attribue au film. En fait, je crois qu’il nous le révèle quelques mots plus loin : « Il n’arrivera rien qui soit digne d’être relaté ici. » Autrement dit, il ne se passe rien, il n’y a rien d’intéressant dans ce film. Le lecteur se demande bien, en lisant ceci, pourquoi le film mérite trois étoiles et demie (oui, il mentionne bien « une histoire simple mais riche de sens », mais ce n’est pas comme s’il défendait d’une quelconque manière cette assertion).

On ne le dit pratiquement jamais, mais ces films lents peuvent être aussi divertissant qu’un scénario rondement mené ou aussi prenant que le plus intense mélodrame, mon attention est autant soutenu dans un gros blockbuster bruyant que dans le plus silencieux des films méditatifs (pourvu qu’ils soient tous deux réussis). Évidemment, ces films contemplatifs ne captivent pas de la même façon et c’est cette autre façon que la critique semble trouver si difficile à définir. Mais elle réussit parfois : prenons par exemple la critique du même film par Martin Bilodeau pour le Devoir: « Le Quattro Volte est une oeuvre de paradoxe. Son rythme est lent, en phase avec celui du quotidien d’un village perché de la Calabre, région aux traditions bien enracinées auxquelles le cinéaste rend un bel hommage. En même temps, c’est un film qui, grâce à une caméra active, à un montage invisible mais serré, ne perd pas de temps. Chaque plan est mesuré, chaque mouvement d’appareil (toujours sur son axe) est calibré, de façon à ce que l’oeil et la pensée du spectateur suivent le même flux continu. » Bilodeau utilise lui aussi l’adjectif lent, mais il ne l’applique pas au film lui-même, il précise bien que c’est le rythme qui est lent, ce qu’on ne saurait nier. De plus, et c’est le plus important, il précise aussitôt qu’en fait il ne s’agit pas vraiment de lenteur puisque le film « ne perd pas de temps », il n’est donc pas question ici pour le spectateur d’être « patient » ou de « se laisser porter », des expressions que l’on voit souvent associées à ce type de film; au contraire, nous dit Bilodeau un peu plus loin, il s’agit d’une « méditation active ». Ce qu’écrit Bilodeau est peut-être un peu imprécis, mais vu l’espace accordé on ne saurait trop lui reprocher; au moins, son texte parvient à nous faire comprendre qu’il y a quelque chose dans ce film qui charme et envoûte, et ce n’est pas simplement une « lenteur », ce qui ne voudrait rien dire.

En effet, Le Quattro Volte suscite constamment l’attention du spectateur par sa manière de construire le cadre et d’en révéler les détails, par la logique du montage épousant une narration, minimaliste peut-être, mais extrêmement précise. C’est particulièrement évident dans la première partie, suivant un vieil homme malade et son troupeau de chèvres, les plans se succédant selon une logique de causalité, jusqu’au déjà célèbre plan-séquence dans lequel culmine tout ce qui précède. Le plan en lui-même est remarquable, mais sa conclusion, franchement drôle, ne serait pas ce qu’elle est si elle n’avait pas été aussi habilement préparée. Tout ce que l’on voit dans ce plan nous a déjà été présenté auparavant, dans le même cadre d’ailleurs, qui revient à quelques reprises au début du film : la croix portée par les légionnaires de la parade, la pierre qui tient les roues du camion, lancée dans la rue par le vieil homme, le chien qui aboie devant des inconnus, les chèvres placides et le camion en arrêt qui tient en place dans une route en pente grâce à une pierre placée derrière les roues, il n’y a rien de nouveau dans tout cela. Le plan fonctionne donc en donnant sens à certaines actions vues plus tôt (voilà à quoi servait cette croix) ou en en détournant d’autres (voilà ce qui se produit si on enlève cette pierre), nous tenant en haleine par sa manière de résoudre des motifs et d’en compliquer d’autres. Comme Bordwell l’écrit : « Reminiscent of Tati or Suleiman, this long shot depends on ratcheting up our expectations about how several converging events might develop, onscreen or off, and then fulfilling those expectations in startling ways. We might call the result spatial suspense: How will this composition-in-time finally resolve itself? »

Bien que dénué de dialogue, de musique et de drame proprement dit, comme le reste du film, ce plan-séquence n’est peut-être pas le meilleur exemple de lenteur pour notre propos, il s’y trouve encore des figures humaines en action, il y a là une narration assez classique, tout en geste, un micro-récit reconnaissable. Mais voilà toute l’intelligence de ce Quattro Volte : après cette séquence, survenant à peu près au tiers du film, ces figures humaines se font de plus en rares et secondaires, la mise en scène guide ainsi tranquillement le spectateur vers l’abstraction, habituant peu à peu son regard à l’inertie, alors que le récit passe de l’homme à l’animal, puis au végétal avant de se terminer sur le minéral. J’ose croire qu’il est plus facile pour le spectateur moyen de s’identifier à un vieil homme malade qu’à un tas de charbon, alors plus le film avance, plus le récit semble s’amenuiser, moins il « se passe quelque chose », même si l’on comprend bien le cycle qui lie tous ces éléments, à la mort de l’un succédant la naissance de l’autre. Notre attention, pourtant, ne diminue pas pour autant, un sapin ou du charbon s’avèrent des sujets cinématographiques aussi dignes d’intérêt que l’homme, sans d’ailleurs que Frammartino ait recours à un anthropomorphisme pour nous familiariser à ces règnes animal, végétal et minéral. Ce changement de perspective, de l’homme vers son environnement, se produit dans ce plan-séquence qui se termine justement sur la libération des chèvres de leur enclos, et dont les personnages principaux sont, au fond, le chien, les chèvres et cette pierre tenant en place la voiture (de plus, un élément plus dramatique, la mort du vieil homme, se produit en hors-champ de ce plan-séquence burlesque, un décès mettant fin à la place du règne humain dans le film).

Plusieurs plans prédisaient déjà ce revirement, alors que le vieil homme et ses chèvres étaient perdus dans l’immensité des paysages du Calabre. Le film nous prépare ainsi à ce qui s’en vient, il fonctionne par écho, les plans se renvoyant les uns aux autres (comme noté plus haut pour le plan-séquence qui réunit plusieurs éléments présentés précédemment de façon disparate), une sorte de tension formelle nous entraînant doucement vers la dernière partie plus abstraite. Ainsi, la première scène présente la charbonnière (l’image ornant le début de cet article), d’abord voilée par la poussière en émergeant, se révélant peu à peu; elle disparaîtra à nouveau sous cette poussière lors du plan final (« de la poussière à la poussière… ») Des hommes frappent à la pelle sur cette butte noire et mystérieuse, un bruit sourd que l’on entendra régulièrement en hors-champ tout au long du film, une sorte de battement de cœur qui rythme ce cycle en quatre temps, nous rappelant l’interrelation des quatre règnes (plutôt que leur succession, comme le montage pourrait le suggérer superficiellement). L’utilisation des mêmes cadres, dans lesquels défilent différemment à chaque fois diverses figures, marque aussi cette idée de cycle, par cette répétition offrant de nombreuses variations. C’est exactement cet effet de variation qui maintient ce suspense formel, alors que dans un cadre qui nous semblait familier surgit un élément nouveau (une tête de sapin se dressant subitement au-dessus des toits du village par exemple, le cadre évoquant des plans précédents où la caméra était placée de façon semblable). De même, le cadre ne se dévoile pas toujours dès le premier instant, il peut se développer dans le temps : après que le troupeau de chèvres ait traversé un léger fossé, le plan reste sans vie pendant quelques instants avant que n’apparaisse une brebis, tombée dans cette fosse de laquelle elle n’arrive pas à sortir. Parfois, un plan va jusqu’à renverser notre interprétation du précédent : au début du film, il y a un rare gros plan sur un visage humain, sur le vieux berger dont l’on scrute les moindres traits, le croyant en contemplation ou en harmonie devant le paysage environnant, une sorte de cliché pastoral déconstruit dès le plan suivant alors qu’un cadre plus large nous montre le berger accroupi relevant ses pantalons. Il y a de même une sorte de « drame » commun à au moins trois des quatre règnes, qui semblent tous reliés dans la solitude : le vieil homme est seul avec ses chèvres, la brebis égarée meurt loin de son troupeau et le sapin se fait déporter de la forêt pour être érigé au centre du village.

Il n’y a donc pas de lenteur, il se passe toujours quelque chose, le film nous tient constamment en alerte par ces cadres précis et son montage suivant une logique causale nous amenant à relier étroitement l’homme à son environnement, présentant l’humain, l’animal, le végétal et le minéral dans un mouvement continu qui nous porte à les regarder comme un tout indissociable plutôt que comme des états ou des temps séparés (leur solitude n’est donc qu’apparente), affranchissant peu à peu notre regard de notre anthropocentrisme usuel, nous surprenant toujours en s’enfonçant ainsi dans l’abstraction narrative. Mais il s’agit là d’un seul exemple de « lenteur », un terme qu’il faudrait redéfinir à chaque film. Belle occasion en fin de semaine pour s’y pratiquer : il y a la présentation, ce dimanche 14h, à la Cinémathèque Québécoise, du fameux Satantango de Belà Tarr, film lent s’il en est un, avec ses quelques 150 plans s’étendant sur plus de sept heures, et dans lesquels il n’arrive rien qui soit digne d’être relaté ici.

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Complètement hors sujet, mais le communiqué de presse du Festival de Cannes condamnant le « I am Nazi » de Lars von Trier (idiot, mais franchement inoffensif) est plutôt rigolo. Regardez un peu :

« Le Festival de Cannes offre aux artistes du monde entier une tribune exceptionnelle pour présenter leurs œuvres et défendre la liberté d’expression et de création. Le Conseil d’administration du Festival, qui s’est réuni en séance extraordinaire ce jeudi 19 mai 2011, regrette profondément que cette tribune ait été utilisée par Lars Von Trier pour exprimer des propos inacceptables, intolérables, contraires aux idéaux d’humanité et de générosité qui président à l’existence même du Festival. Le Conseil d’administration condamne très fermement ces propos et déclare Lars Von Trier persona non grata au Festival de Cannes, et ce, à effet immédiat. »

Donc, d’un côté, le festival est « une tribune exceptionnelle » pour « défendre la liberté d’expression », mais ceux qui expriment des « propos inacceptables, intolérables », selon des normes indéfinies, sont déclarés persona non grata. Belle liberté!

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