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À la beauté du remake

18 mars 2011

>> Sylvain Lavallée

J’écrivais il y a trois semaines qu’on ne peut pas argumenter qu’il y a un déclin présentement à Hollywood en invoquant uniquement le nombre élevé d’adaptations voyant le jour ces temps-ci. En se plaignant du nombre de remakes, on se plaint en fait d’une crise du sujet, d’un manque d’originalité dans le contenu, alors que si déclin il y a, il ne peut être prouvé qu’à partir d’une discussion concernant la forme (ce qui devrait apparaître évident après les textes des deux dernières semaines). Or, le fait qu’un film soit un remake ne nous dit à peu près rien sur sa forme (sinon que celle-ci ne peut pas être la même que celle de l’œuvre originale), il n’y a donc aucun moyen d’argumenter qu’une adaptation est de moindre qualité en soi – même de façon empirique d’ailleurs : on peut toujours stipuler que les adaptations jusqu’à maintenant ont presque toujours été de qualité inférieure, cela ne nous garantit pas que cette habitude se maintiendra, Hume ayant depuis longtemps prouvé que rien dans l’expérience ne peut nous assurer qu’elle sera constante dans le futur. Pourquoi alors avilir autant les remakes, dès qu’il en est question?

Il y a l’aspect commercial, important sans doute, remettre au goût du jour une œuvre du passé apparaissant toujours comme une entreprise essentiellement mercantile, alors qu’au contraire, peu importe si ces intentions pécuniaires sont avérées ou non (elles le sont probablement dans la majorité des cas), il y a dans le remake un geste d’appropriation et de relecture extrêmement pertinent (qui peut malheureusement, il est vrai, cacher l’œuvre originale plus que la révéler). Il est probable aussi qu’ayant l’habitude de considérer dans la vie courante une copie comme de moindre valeur qu’un document original, on transpose fallacieusement cette idée en art, un domaine où il n’y a pourtant pas de copie, que des originaux. L’analogie est approximative, le problème décrié dans les remakes n’est pas qu’ils sont une copie, mais qu’ils manquent d’originalité, donc d’excentricité ou de nouveauté par rapport aux autres œuvres, ce qui n’est pas la même chose, mais le fait de considérer l’effet de nouveauté comme une qualité importante, souvent primordiale, découle sans doute de notre habitude d’accorder une plus grande part de vérité à l’original (ce qui est vrai des œuvres d’art uniques aussi, une peinture originale vaut toujours plus que son faux, mais un remake n’est pas un faux). Enfin, je comprends d’autant moins cette attitude a priori négative envers l’adaptation qu’elle est le plus souvent exprimée à propos d’un art, le cinéma, qui convient pourtant si bien à celle-ci (remarquons déjà que le cinéma, si on se fie à Walter Benjamin, devrait avoir éliminé ces préoccupations sur le problème de la copie, puisque l’existence même du cinéma doit tout à l’idée de reproduction).

Il y a un remake qui pose cette question de manière remarquable, qui devrait suffire à clore toutes les discussions sur le sujet alors qu’au contraire il les a ravivées, démontrant bien à quel point elles sont creuses; il s’agit bien sûr du Psycho de Gus Van Sant. Décrié encore aujourd’hui comme une vile entreprise de pillage du passé à des fins bassement commerciales, le film de Van Sant est pour beaucoup une tache dans sa filmographie autrement remarquable, le moment où il a cédé complètement à l’emprise des méchants studios hollywoodiens avec qui il travaillait depuis déjà deux films (To Die For et Good Will Hunting), perdant complètement sa signature d’auteur qu’il avait pourtant réussi à conserver jusque-là. Rien de plus faux, Psycho (1998) est un film de Gus Van Sant tout autant qu’Elephant ou My Own Private Idaho, et c’est un film aussi original, unique et inventif que le Psycho d’Alfred Hitchcock, auquel il ne ressemble que très superficiellement.

Il y a d’abord une erreur fondamentale qui a été reproduite systématiquement dans toutes les discussions sur ce film : il ne s’agit pas d’un remake plan pour plan du film d’Hitchcock. Je ne dis pas cela simplement parce que le film de Van Sant est en couleurs et qu’il intercale des plans de nuages durant la scène de la douche, ces différences sont fondamentales, certes, mais même si Van Sant avait utilisé le noir et blanc et s’était contenté de reproduire exactement le découpage technique d’Hitchcock, il n’aurait pas réalisé un remake plan pour plan, ce qui est une impossibilité physique. Le cinéma est un art du réel et la réalité présente devant la caméra de Van Sant n’était pas celle présente devant la caméra d’Hitchcock. Je préfère encore utiliser l’ontologie de Stanley Cavell (définie dans La Projection du Monde), plus juste : le monde projeté par la pellicule d’Hitchcock n’est pas le même que celui projeté par la pellicule de Van Sant. Si on a pu dire que le Psycho de 1998 est un remake plan pour plan du film de 1960, c’est qu’en général on conçoit encore le cadre au cinéma de la même manière qu’on le conçoit en peinture. Pourtant, Bazin déjà nous avait montré qu’il n’en est rien : le cadre en peinture choisit, il sélectionne, alors que le cadre au cinéma (et en photographie) voile, cache.

En effet, par l’image photographique nous sommes en présence d’une partie du monde, et le reste du monde, non représenté, est toujours implicite dans le cadre, alors que la peinture se contient en elle-même, on n’imagine pas ce qu’il pourrait y avoir autour de la représentation, et d’ailleurs les peintures elles-mêmes nous invitent rarement à le faire : le hors-cadre demeure peu utilisé en peinture, en général la composition ne porte pas le regard du spectateur vers l’extérieur, elle le promène à l’intérieur de la représentation. La technique du champ contrechamp au cinéma fonctionne très exactement sur cette idée d’un monde voilé puisque le contrechamp est toujours implicite dans le champ et vice-versa : quand on voit un personnage regarder hors-champ on ne se l’imagine pas observer l’équipe technique, on se l’imagine en train de voir cette portion du monde qui nous est voilée et qui peut ou non nous être révélée. Car il importe peu que l’on voie effectivement le contrechamp : il n’y a pas de contrechamp en photographie et elle aussi voile le monde, c’est le procédé même de reproduction mécanique de la réalité qui nous assure que le cadreur nous cache beaucoup plus qu’il nous montre (on ne saurait prendre une image du monde, il s’agit toujours d’une fraction). D’ailleurs, ce qui déçoit autant dans les films où tout se déroule à la surface, où tout est donné dans le champ, c’est justement cette impression que le film nie le monde, qu’il n’y a rien au-delà de ce que l’on voit, ce qui s’oppose radicalement à notre manière de percevoir l’image photographique. Ces films ne sont pas simplement unidimensionnels, ils vont jusqu’à refuser ce qui constitue la particularité de leur moyen d’expression (il y a bien sûr des façons d’utiliser de façon expressive cette négation du hors-champ, mais le film de fiction commun le sous-entend dans sa narration, les personnages évoluent dans un monde qui ne peut pas être uniquement celui du champ de la caméra).

Ainsi, si on se libère de la tyrannie du cadre défini comme sélection, il apparaît évident que le monde caché par Van Sant n’est pas le monde caché par Hitchcock – ce qui ne veut pas dire simplement que le monde de 1998 n’est pas celui de 1960, qu’il est impossible de filmer un monde qui n’est plus. Le monde qui nous est voilé, c’est celui qui est implicite dans le film, celui qui est sous-entendu par la représentation; il ne s’agit donc pas du monde réel de la production et du tournage, celui-là importe peu. Mais c’est plus complexe : en fait, ce monde réel importe puisque c’est lui qui sera présent sur l’image, c’est lui qui imprègne la pellicule. Ce n’est pas le réel lui-même qui ensuite est projeté, on ne méprend pas l’image pour la réalité, mais c’est l’existence antérieure de ce réel qui permet la projection. Et l’image projetée n’est pas qu’un compte-rendu documentaire du tournage, sinon dans un champ on imaginerait le personnage regarder la caméra et non le contrechamp. C’est donc le monde de la fiction qui est projeté, mais il est redevable au monde réel. On pourrait dire que de penser le cadre comme en peinture nous permet quand même de noter ces différences, puisque finalement c’est grâce au champ que l’on peut apercevoir celles-ci, mais elles apparaissent ainsi beaucoup plus superficielles que si on les intègre à tout ce monde que le champ suppose.

De ce fait, que la réalité de 1960 n’est pas celle de 1998 est une donnée, loin d’être banale, avec laquelle Van Sant doit nécessairement composer. La principale différence est bien sûr les acteurs, le Norman Bates d’Anthony Perkins n’est pas le Norman Bates de Vince Vaughn, ce qui serait vrai même si Vaughn avait parfaitement imité Perkins. Mais il y a plus : le récit de Psycho se déroule en 1960, une époque contemporaine à Hitchcock, que Van Sant, lui, doit recréer. Hitchcock n’a pas à se poser des questions de reconstitution historique, il filme son temps, tout simplement, alors que Van Sant doit reconstruire une époque. Conséquemment, son Psycho fait un commentaire sur les années 60, il dit voilà comment en 1998 on se représente 1960, et ce, même si sa reconstitution est basée sur le film d’Hitchcock (on pourrait dire plutôt : voilà comment en 1998 on se représente un film de 1960). Pensons au fameux Pierre Ménard qui réécrit Don Quichotte dans la nouvelle de Borges : Ménard reprend mot pour mot le texte de Cervantès, au point qu’il n’y a aucune différence perceptible entre les deux textes. L’œuvre de Ménard s’apparente pourtant très peu à celle de Cervantès, pour des raisons similaires à celles discutées ici. Borges écrit : « Le style archaïsant de Ménard – tout compte fait étranger – pèche par quelque affectation. Il n’en est pas de même pour son précurseur, qui manie avec aisance l’espagnol courant de son époque. » On pourrait affirmer la même chose de Van Sant et d’Hitchcock. Mais que nous dit ainsi Borges, à qui Van Sant fait certainement référence?

Entre autres, que le contexte d’une œuvre modifie son interprétation, qu’on ne peut pas interpréter un texte de Pierre Ménard de la même manière que l’on interprète un texte de Cervantès, même s’ils utilisent exactement les mêmes mots, dans le même ordre. Dans le cas du texte de Ménard, on doit considérer qu’il a été écrit dans un monde où le texte de Cervantès existe, mais la réciproque n’est pas vraie. La copie est donc, au minimum, différente de l’originale en ce qu’elle est une copie et non un original, ce qui distingue radicalement les deux œuvres (bien sûr, une copie d’une œuvre d’art n’est pas nécessairement une œuvre d’art, généralement elle ne l’est pas, mais elle peut l’être, comme c’est le cas dans la nouvelle de Borges, ou pour le Psycho de Van Sant). Le contenu des deux textes est le même, mais la forme ne l’est pas, puisque le texte de Ménard emprunte la forme du texte de Cervantès, une relation référentielle inexistante dans l’œuvre originale. Sans passer par l’ontologie du cinéma, comme je l’ai fait plus tôt, la même chose peut être dite du film de Van Sant : son film diffère de celui d’Hitchcock en ce qu’il en est une copie, alors que le film d’Hitchcock n’a pas cette relation contextuelle à une œuvre antérieure (remarquons aussi qu’Hitchcock, lui, ne fait pas référence à Borges). C’est pourquoi il n’y pas de perte d’originalité ou de singularité dans un remake, aussi fidèle soit-il à son prédécesseur, puisque le remake diffère de l’original au moins en ce qu’il est un remake, ce qui suppose une interprétation complètement différente. On notera toutefois que cette parfaite concordance au niveau perceptif entre deux œuvres est impossible au cinéma, comme elle l’est en littérature, et c’est justement ces différences inévitables qui me font croire que le remake est une forme particulièrement intéressante au cinéma, le monde projeté par chaque œuvre étant par essence très distinct.

Il n’y a pas que le contexte qui importe, le fait que Psycho (1998) soit un film de Van Sant et non d’Hitchcock en modifie aussi notre lecture. Par exemple, le dispositif formel de Van Sant est beaucoup plus complexe et moderne que celui d’Hitchcock, et il s’inscrit parfaitement dans l’œuvre de Van Sant, lui qui s’est toujours amusé avec la forme. Dans My Own Private Idaho, de nombreuses scènes sont tirées d’Henry IV, employant des citations exactes conservant l’anglais archaïque de Shakespeare. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une transposition moderne de la pièce, puisque Van Sant intercale Shakespeare dans son propre texte (écrit, lui, dans un anglais contemporain), il n’adapte que certains passages à certains moments. D’autres types de dispositifs formels fondent aussi ses films plus récents, des artifices au service du réel (ce qui, de mémoire, est vrai aussi de To Die For), que ce soit l’abstraction de Gerry, la bande-son bruitiste d’Elephant, l’intégration des images d’archive dans Milk ou les différents formats d’image de Paranoid Park (il est vrai par contre que Psycho est un exercice plus conceptuel que ces exemples). Ce n’est pas la seule marque d’auteur : quand on lui demandait à l’époque pourquoi il voulait réaliser un tel remake, Van Sant répondait souvent qu’il voulait donner la chance aux adolescents de découvrir une œuvre importante du passé. Cette réponse peut sembler banale, c’est celle qui est toujours évoquée pour justifier les remakes, elle pourrait même confirmer l’impression de mercantilisme de l’entreprise. La réponse est pourtant parfaitement honnête, Van Sant sait bien que les films d’horreur attirent en premier lieu les adolescents, et son Psycho n’était qu’un nouveau moyen pour le cinéaste de penser l’adolescence, son thème de prédilection.

Mais l’histoire du cinéma regorge de films d’horreur plus médiocres, plus propices à un remake pourrait-on croire, alors pourquoi Psycho en particulier? On a relevé souvent le travestissement de Norman Bates, qui se déguise en sa mère, une figure de l’homosexualité que l’on peut relier aussi à l’œuvre de Van Sant. La raison est certainement valable, mais j’y vois plus une belle ironie de la part du cinéaste : Hitchcock est réputé pour son entière maîtrise de la caméra, on répète toujours la même anecdote à son sujet, comme quoi ses découpages techniques sont extrêmement précis, prévus à l’avance, il ne dérogerait pas de ce qu’il a prévu, il tournerait même ses plans pratiquement dans l’ordre, effectuant son montage in camera. Or, Van Sant réalise un remake plan par plan, suivant scrupuleusement ce découpage si parfait, ce qui, si l’on se fie à cette manière de décrire le maître, devrait lui assurer d’avoir un chef-d’œuvre entre les mains. Mais ce n’est pas le cas, d’un point de vue dramatique le film de 1998 est nettement inférieur à son prédécesseur, ce qui montre bien à quel point cette image d’Hitchcock comme parfait maître du cadre est réductrice. Et Van Sant le sait bien : le cadre n’est pas tout, il n’y a aucun intérêt à vénérer la précision de la caméra d’Hitchcock ou sa maîtrise du scénario, il y a bien d’autres éléments à considérer dans la réussite d’un film, notamment ce monde qui se trouve devant la caméra. Le Psycho d’Hitchcock est un grand film (je ne crois pas qu’il s’agisse d’un chef-d’œuvre, en tout cas pas au même titre que Vertigo ou Rear Window), et on a tendance à simplifier cette réussite à la construction d’un scénario et à la maîtrise d’un découpage technique sachant habilement manipuler le spectateur, ce qui en réalité est bien peu.

Le Psycho de Gus Van Sant est un métatexte sur l’idée d’adaptation, tandis que le Psycho d’Alfred Hitchcock est un suspens sur un tueur fou. On pourrait bien reprocher au film de Van Sant de ne pas être compétent d’un point de vue dramatique, mais ce serait comme reprocher à Hitchcock de ne pas utiliser une forme autoréférentielle pour réfléchir sur le fait qu’il est une adaptation littéraire. Van Sant n’a pas fait un suspens, il a fait un film sur les remakes : en introduisant des plans de nuages au milieu de la scène de la douche, le cinéaste brise toute possibilité de suspens en attirant l’attention sur cette différence flagrante au sein d’une des séquences les plus célèbres de l’histoire du cinéma. Il y a là un effet de distanciation coupant brusquement (comme un coup de couteau ai-je envie de dire) notre adhésion à la narration. En fait, Van Sant reproduit ainsi le choc que les spectateurs de 1960 ressentaient quand ils voyaient Janet Leigh se faire tuer au tiers du film : le spectateur de 1998 se demandait comment Van Sant pouvait se permettre de pervertir ainsi un tel sommet de tension dramatique, un peu comme le spectateur de 1960 se demandait comment Hitchcock pouvait se permettre de tuer une star (la même question incrédule dans les deux cas : « Il n’a pas osé faire ça?!? ») Il y a là un effet de distanciation évident, qui devrait déjà nous faire douter que Van Sant avait l’intention de réaliser un simple suspens. De même pour la couleur, un kitsch (très beau d’ailleurs) qui ne sied pas du tout à l’horreur (les critiques le notaient beaucoup à l’époque), mais qui par contre évoque l’esthétique du Pop Art (ça, on ne l’a pas dit).

Psycho (1998) nous démontre, de la manière la plus limpide possible, qu’un remake est toujours une œuvre originale, même si elle participe d’un mouvement de récupération commerciale, d’où la référence au Pop Art, un mouvement qui prenait des objets de consommation (les remakes sont souvent définis ainsi) pour les introduire dans le monde de l’art. Un remake nous permet de réfléchir à nouveau une œuvre, un dépaysement temporel (de 1960 à aujourd’hui) ou spatial (dans le cas des adaptations d’œuvres étrangères) qui nous ouvre sur une nouvelle interprétation. Il n’y a pas de mal à ça.

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