Entrevues

Jean A. Gili

2 juillet 2009

Je suis cinéphile depuis quasiment l’enfance. Le cinéma a toujours tenu une très grande place dans ma vie. Je dois avouer que j’ai vu bien plus de films que lu de livres. Mon parcours cinéphilique, dans la France des années 50, m’a amené tout naturellement à m’intéresser au cinéma, et tout particulièrement à celui américain. Le premier livre que j’ai écrit, dans la collection Seghers, porte justement sur Howard Hawkes, une des sommités de la grande période du western. À cette époque, je ne pensais pas du tout au cinéma italien. Le déclic s’est amorcé quand j’ai commencé à apprendre la langue et que je familiarisais avec ses diverses intonations. En fait, il fallait que je me réapproprie mes origines italiennes. Au cours des années 50 et 60, nous sommes à une époque où la richesse et la variété du cinéma italien sont considérables. Les effets merveilleux du néoréalisme sont encore présents et cela devient un formidable moyen pour moi de récupérer la dimension italienne de ma personne.

Un choix s’impose

Il s’agit d’un choix personnel qui, d’une certaine manière, s’est imposé de lui-même lorsque j’ai commencé à travailler dans les revues de cinéma. J’ai réalisé des entretiens et j’ai découvert avec ravissement que la possibilité de les faire en italien, même si à l’époque ma connaissance de cette langue était encore rudimentaire, me rapprochait encore plus des cinéastes qui, dans leur langue, pouvaient se permettre d’être plus précis. À partir de là, la voie était tracée. Bien entendu, je continuais à m’intéresser aux autres cinématographies nationales, mais le cinéma italien était devenu un terrain d’étude : publications, articles, entretiens. C’est le résultat en fait d’une cinéphilie active qui rencontre un domaine culturel. Car le cinéma italien, il faut l’entendre, est indisociable de la littérature italienne. Le cinéma, dans son ensemble, n’est pas un phénomème culturel isolé; c’est un phénomène qui s’inscrit à l’intérieur d’une créativité plus large.

Rupture

À partir de la fin des années 70, le cinéma italien rompt avec son public. J’ai vécu cette époque avec amertume. Dans les années 50 et une partie des années 60, il se vendait plus 800 milions de billets de cinéma par an en Italie. Aujourd’hui, c’est tombé à 100 millions.  En 1976, cette année a été pour moi une date symbolique : la cour constitutionnelle italienne déclarait que le monopole de la télévision d’état n’était pas constitutionnel; autrement dit, cet événement a fait exploser le verrou qui protégeait la télévision d’état et ouvert la porte aux chaînes de Berlusconi. Cela veut dire qu’à partir de 1976, se développpe une offre télévisuelle considérable sans aucun respect pour les règles juridiques de diffusion des œuvres, du nombre de films ou même encore des ayant-droits dans un régime de totales inégalités. Cela s’ajoute à une période où l’Italie est secouée par le terrorisme, par les attentats dans les rues, par un climat d’insécurité (un peu gonflé d’ailleurs par les pouvoirs publics qui essayaient d’agiter tout cela pour conduire le pays vers la droite). Les gens vont donc moins au cinéma et on voit la fréquentation baisser brutalement. Si on ajoute également à cela que vers la fin des années 70, le cinéma italien entre incontestablement en crise – car vous savez, les phénomènes créatifs dans l’Histoire de l’art sont remplis de périodes d’âge d’or et d’années de déclin – et que des vieux cinéastes meurent, la crise de créativité devient alors inévitable. Le cinéma italien devient donc plus frileux alors que sa grande constante a été sa capacité à affronter des problèmes de société, soit de manière dramatique ou comique.

Les Années 80… et 90

On voit, dans les années 80, que les jeunes cinéastes sont de plus en plus nombrilistes et tournent des films qui renvoient à leurs préoccupations personnelles. De ce lot, Nanni Moretti se démarque. C’est le meilleur exemple de celui qui a réussi à surmonter cette limite grâce à son génie. Malheureusement, les épigones de Moretti n’ont pas eu cette capacité et ont fait des films à petit budget, souvent avec l’aide de l’état qui, sans discernement, à travers un mécanisme en accord avec l’Article 28, aider financièrement tous les projets qui arrivaient. Avec comme résultat, un certain nombre de films tournés sans être distribués. Ces films, on les voit dans plusieurs festivals. Comme le cinéma est une activité coûteuse, il faut qu’il y ait un minimum de préoccupation en ce qui a trait à la rentabilité. Dans les années 80-90, le cinéma italien s’est enlisé dans une traversée du désert avec, de temps en temps, quelques oasis de fraîcheur, comme par exemple, les films tournés par les Giordana, Amelio et Salvatores. Chose bizarre, parmi les anciens, Marco Bellocchio garde encore une vitalité étonnante, faisant vibrer son cinéma d’une modernité inattendue et bienfaisante.

Aujourd’hui…

Mais aujourd’hui, on sent déjà un changement qui s’opère. Curieusement, dans les années 2000, il y a un regain d’intérêt dans le cinéma italien pour les problèmes politiques et de société. Et on voit en particulier apparaître un phénomène qui avait été gommé depuis les années 30 avec le fascisme : il s’agit de la diversité culturelle italienne. Car l’Italie n’est pas consitutée d’une seule culture, mais de plusieurs. Le fascisme s’était donné pour objectif d’homogénéiser le pays : une seule langue, une seule culture, un seul pays. L’Italie perdait alors une de ses richesses. Aujour’dhui, les cinéastes entreprennent une démarche de réappropriation de toutes ces indentités régionales qui se traduit d’une part par l’existence de cinéastes originaires de ces régions, et de l’autre par l’utilisation dans les films de ces langues ancestrales qui n’avaient jadis pas de droit de cité à l’écran. Ces films, comme c’est le cas, par exemple, de Gomorra, sont même présentés avec sous-titres italiens en Italie. En fait, c’est au début des années 90, avec Mort d’un mathématicien napolitain (Morte di un matematico napoletano / 1992) de Mario Martone que le mouvement est entamé en douceur, avec discrétion pour, vingt ans plus tard, exploser. Aujourd’hui, toutes ces cultures régionales peuvent finalement se réaliser.

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