En couverture

Nyotaimori

17 janvier 2018

CRITIQUE
[ THÉÂTRE ]

★★★★  

L’AUTONOMIE EST-ELLE
AUSSI UN HUMANISME?

_ Élie Castiel

La rigueur d’écriture du texte de Sarah Berthiaume illumine les personnages de cette pièce axée sur la quadrature d’un 360º rarement vu sur la scène; comme si les spectateurs étaient réunis dans un restaurant japonais avec table centrale où l’on servait du Sushi. Car c’est de cela qu’il s’agit aussi dans Nyotaimori (mot japonais dont vous apprendrez la signification en allant voir ce spectacle surréaliste et pourtant si proche de la réalité).

L’aujourd’hui : le travail, le non-travail, les responsabilités administrative et commerciale, l’égocentrisme… j’oubliais, les relations hommes-femmes. Tous les deux coupables de n’avoir pu consolider leurs forces, prônant plutôt pour une confrontation parfois amère et sans victoire aucune. C’est aussi de cela qu’il est question.

Sarah Berthiaume est une intellectuelle. Mais elle en est consciente avec humilité, car ses mots plongent le spectateur dans un rêve mythique, proche de Dali, grandeur nature, et qui a à voir avec la mise en scène, doublement signée, par Berthiaume, et un complice, Sébastien David. Tous les deux exprimant des démons intérieurs qui ont un seul nom : création.

Avec Nyotaimori, la dramaturge sincèrement existentialiste
et son équipe confirment l’audace innovante de leur parcours!

Le décor, aucun (ou presque, la surprise d’un quatrième personnage inusité vous attend) puisqu’on aborde ici la notion du néant à l’intérieur d’une foule de renseignements, de messages courriels qu’on conserve ou qu’on « ferment » à jamais, du toyotisme (un nom pour signifier la culture chez le géant Toyota), de tout ce qui nous éloigne d’une humanité, avouons-le, disparue.

Oui, Nyotaimori, c’est trippant, fou, coloré, exigeant, allant dans tous les sens et dans aucun. Comment trouve-t-on quelques secondes d’amour (ici, lesbien, rarement vu au théâtre, les hommes s’accaparant ce droit depuis longtemps) pour se donner un semblant de rapport affectif à l’autre, au goût du jour; un jour qui semble sans lendemain et où l’immédiateté est la seule planche de salut. C’est ingrat, mais c’est comme ça!

Christine Beaulieu, serait-elle la nouvelle Anne-Marie Cadieux (Anne-Marie, ta carrière est loin d’être finie, tu seras toujours aussi radieuse et perfectionniste) tant son interprétation naturaliste s’affronte vertigineusement, et pourtant sans coups bas, à celle de la grande Macha Limonchik, d’un perfectionnisme enlevant, soufflant du même coup cette envie d’improviser le geste, avec aplomb, faut-il ajouter.

Macha Limonchik, Christine Beaulieu et Philippe Racine > © Valérie Remise

Et autour d’elle, un corps, une voix, une présence masculine, celle de Philippe Racine, mélange de Québécois (comme on dit « pure » laine; d’ailleurs ce qualificatif qui n’en est pas un devrait disparaître du vocabulaire) et de « venu d’ailleurs » s’emparant de la quadrature scénique pour raconter le récit d’un XXIe siècle essentiellement économique : idées disgracieuses, mais officialisées, la loi des plus forts, déshumanisation, réussite immédiate, travail de forcené. Racine confirme aussi que l’autre a désormais sa place dans la culture nationale et que le talent n’est pas à envier. Racine, tu possèdes un charisme fou!

Et puis, le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, qu’il faut honorer, comme d’autres institutions théâtrales expérimentales qui croient encore au travail du critique, celui qui s’investit dans les mots et dans la pensée intellectuelle pour faire ressortir l’arsenal technique, esthétique et narratif d’une œuvre; qu’il s’agisse du théâtre, du cinéma, de la danse ou d’autres formes de la représentation qui définissent notre comportement. Si quelques-uns nous lisent, c’est déjà assez.

Nous sommes sans doute à l’âge des autonomistes. Sauront-ils réussir leur vie à coup de contrats artificiels, d’idées saugrenues et d’amours furtives? Il est certain que Berthiaume en est consciente; avec Nyotaimori, la dramaturge sincèrement existentialiste et son équipe confirment l’audace innovante de leur parcours!

Texte : Sarah Berthiaume – Mise en scène : Sarah Berthiaume, Sébastien David – Éclairages  : Cédric Delorme-Bouchard – Musique : Navet Confit – Scén. / Cost. / Access. : Karine Galarneau – Autres membres de l’équipe : Amélie Bruneau-Longpré (maquillages), Catherine Comeau (régie), Alex Gauvin (technique), Julie Sauriol (costumière), Camille Picher (patine), Sarah-Jeanne Doré (petites mains), David Dupaul-Chicoine (sonorité) – Int.  : Christine Beaulieu, Macha Limonchik, Philippe Racine – Production : La Bataille, en coproduciton avec le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

Durée
1 h 40 (sans entracte)

Représentations
Jusqu’au 3 février 23018 – CTD’A.

MISE AUX POINTS|
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon. ★★ Moyen. Mauvais. ½ [Entre-deux-cotes]

2024 © SÉQUENCES - La revue de cinéma - Tous droits réservés.