En couverture

La meute

21 janvier 2018

CRITIQUE
[SCÈNE]

★★★★ ½

BRISER LE CONFORT
ET L’INDIFFÉRENCE

_ Élie Castiel

Sans aucun doute, La Licorne débute la saison hivernale avec, déjà, une des pièces maîtresses de la dramaturgie québécoise moderne; tant par son actualité irréversible, son argumentation lucide, inquiétante, que par sa puissance d’évocation rarement vue dans notre contexte national.

C’est cru, mais pas gratuitement, innovateur dans sa liberté de paroles et de mouvements, et plus que tout, par l’effet dévastateur qu’elle jette sur les spectateurs, totalement décontenancés, surtout à mesure que le récit progresse, jusqu’à la finale, impitoyable. Une fois sortis de la salle, nous sommes impuissants à placer un seul mot.

Bien entendu, il n’est pas nécessaire de rappeler que La meute est en lien direct avec les récentes dénonciations d’abus sexuels, hétérosexuels aussi bien qu’homosexuels. Inutile aussi de souligner que le texte de Catherine Anne Toupin se détache totalement de la controverse Catherine Deneuve & consortium, visant, au contraire, et directement, là où ça blesse et remet les pendules à l’heure en ce qui a trait à la condition masculine : le sexe.

Lise Roy, Guillaume Cy et Catherine-Anne Toupin [ © Suzane O’Neill ]

Car c’est de cela qu’il s’agit dans tous ces faits divers actuels, remettant en cause une certaine aliénation masculine en matière de rapports avec les femmes. Car ce dont on entend parler quotidiennement ces derniers temps a à voir avec une idée de la masculinité rétrograde, venant d’un monde disparu, d’une civilisation en plein déclin. À moins que…

Mais La meute, c’est aussi une brillante mise en scène, mise en situations, en perspective, devrions-nous plutôt dire, situant les personnages dans des artères dramatiques constamment sous haute tension. Même dans les moments calmes et sereins, question que le spectateur reprenne son souffle, on se met à penser que la bête n’est pas si distante et se cache derrière une sexualité adolescente jamais débarrassée de ses attributs juvéniles; et quand l’âge adulte intervient, cela peut prendre des proportions totalement inadmissibles. C’est cela La meute, les réseaux sociaux et leurs effets pervers.

Et il y a, pour donner vie à ces trois personnages, deux puissantes comédiennes, Catherine-Anne Poupin (Sophie) et Lise Roy (Lise), deux idées de la sexualité qui finissent pas s’harmoniser. Ou est-ce le cas? car vers la toute fin, le personnage de Lise dira une phrase banale en soi, qui veut tout dire… Il y a aussi, l’Homme, Martin, celui par qui les langues se délient et vont passer toute la colère du monde. Impayable, offrant son corps en pâture, dévoilant une partie de lui-même rarement vu sur scène. Cyr est justement une bête de scène qui se donne entièrement, sans aucun signe de vedettariat; au contraire, entier, intègre, interprétant ici les forces d’un mal qu’on ne réalise pas. Et pourtant montrant un visage qui émeut et réconforte. Paradoxe du comédien, mais aussi paradoxe d’un monde qui ne sait plus où il s’en va.

C’est cru, mais pas gratuitement, innovateur dans sa
liberté de paroles et de mouvements, et plus que tout,
par l’effet dévastateur qu’elle jette sur les spectateurs,
totalement décontenancés, surtout à mesure que le récit
progresse, jusqu’à la finale, impitoyable. Une fois sortis de
la salle, nous sommes impuissants à placer un seul mot.

Et le critique est désormais désamorcé devant une telle force dramatique; impossible, comme c’est notre habitude d’écrire un mot, le jour même; devant notre écran d’ordinateur, nous nous mettons à penser si le nouveau conflit mondial n’est pas justement celui des rapports hommes-femmes, tout aussi destructeur que celui politique et territorial.

Sauf que cette guerre sociale est également politique à bien y penser, car elle rompt avec des traditions millénaires paternalistes. Toupin provoque par nécessité, change les verbes pour de meilleurs, adaptés à la réalité, insurge la pensée contre la domination et en fin de compte, oblige le spectateur québécois à se départir finalement de son confort et de son indifférence.

Texte : Catherine-Anne Toupin – mise en scène : Marc Beaupré, assisté de Marie-Hélène Dufort – musique : Alexander MacSween – vidéo : Antonin Gougeon (HUB Studio) – décors, costumes, accessoires : Odile Gamache – éclairages : Julie Basse, Étienne Boucher – distribution : Guillaume Cyr (Martin), Lise Roy (Lise), Catherine-Anne Toupin (Sophie) – production : La Manufacture, La Licorne.

Durée
1 h 30 (sans entracte)

Représentations
Jusqu’au 17 février 2018 [COMPLET]
Supplémentaires
Dimanches 28 janvier et 4 février – 15 h

La Licorne (Grande salle)

MISE AUX POINTS
★★★★★ Exceptionnel. ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon. ★★ Moyen. Mauvais. ½ [Entre-deux-cotes]

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