Entrevues

Jean-Jacques Annaud

12 septembre 2015

« ON NE PEUT S’APPUYER
QUE SUR LES INSTINCTS. »

Julie Vaillancourt
RENCONTRE

À l’image du cinéma de Jean-Jacques Annaud, Wolf Totem fait appel à l’émotion, l’instinct animal, présent en chaque Homme. Il s’inscrit naturellement dans une continuité filmographique, un cinéma de l’affect aux thématiques anticolonialistes : l’homme qui vit en communion avec la nature (Quest for Fire / La Guerre du feu), l’homme et la spiritualité (Seven Years in Tibet / Sept Ans au Tibet), la relation de l’homme avec l’animal (The Bear / L’Ours), la cruauté envers les animaux (Two Brothers / Deux Frères), « sans oublier Enemy at the Gates (L’Ennemi aux portes / Stalingrad) », ajoute le réalisateur français, « car c’est un film de snipers, or les loups ce sont des snipers». Wolf Totem positionne, au centre du récit, les loups comme protagonistes devenant acteurs de leur propre réalité auprès des nomades de Mongolie. Cette adaptation cinématographique du roman à succès de Jiang Rong a nécessité d’une élaboration sur près de sept ans, de la préparation, au tournage, en passant par l’entraînement des loups avec Andrew Simpson. À n’en point douter, le cinéaste récipiendaire d’un Oscar en 1976, pour La Victoire en chantant, ne craint pas de mener à terme des projets ambitieux. À 71 ans, la retraite n’est pas envisageable, nous a confié le réalisateur, lors de son passage au tout récent Festival des films du monde. Rencontre.

Jean-Jacques Annaud sur le plateau de tournage de Wolf Totem

Il y a corrélation dans votre filmographie. Est-ce que vous choisissez vos films, ou ce sont les films qui vous choisissent?
C’est une excellente question et je vais vous répondre par une anecdote. Lorsque j’ai décidé de me lancer sur Wolf Totem, mon partenaire français ayant fait la recherche a trouvé que le meilleur dresseur de loup au monde [Andrew Simpson] habitait à Calgary. Il l’a donc contacté par téléphone et en entendant son accent français, Andrew a tout de suite dit : «J’ai lu il y a trois ans un livre formidable qui s’intitule Wolf Totem. Je me suis dit que si quelqu’un en faisait un film un jour, ce serait Jean-Jacques Annaud. Alors comme vous êtes français, j’en déduis que vous m’appelez pour Jean-Jacques et qu’il veut faire Wolf Totem

Alors le film vous a choisi ?
Quand j’ai lu le livre, je me suis dit : « Comment ça se fait que la même année que ce garçon [l’auteur Jiang Rong] est allé en Mongolie pour apprendre aux Mongoles la langue chinoise, moi j’étais envoyé au Cameroun pour apprendre le cinéma aux gens du Ministère de l’information? » Lui, Jiang Rong, ne savait même pas où était la Mongolie. Moi, le Cameroun, je m’en fichais complètement! Lui, il est tombé amoureux tout de suite de la Mongolie et moi aussi: lorsque la porte de l’avion s’est ouverte, je me suis dit : « Je découvre un monde formidable ! » C’est une thématique qu’on retrouve beaucoup dans mes films : quelqu’un qui va quelque part et qui d’un seul coup en est transformé à vie, à cause d’une rencontre de type culturel. Il y a aussi évidemment, le rapport avec l’animal, qui est une chose qui s’est développée en moi. Il y a eu ce voyage en Afrique, qui a fait en sorte que j’ai voulu faire mon premier film là-bas. Ici au Canada, Quest for Fire, qui m’a fait apprendre beaucoup de choses qu’on a en commun avec la société animale. Après, j’ai voulu faire The Bear où je donnais le premier rôle à un animal. Chaque fois, ça me rapproche non pas des animaux, mais de moi. De nous. Ensuite, j’ai fait L’Amant, mais je n’aurais pas dirigé ce film de la même façon, si je n’avais pas eu cette expérience très charnelle, car lorsqu’on dirige des animaux, c’est comme diriger un bébé, ou un acteur non professionnel, ce qui était le cas avec la jeune femme de l’amant.

C’est donc plus instinctif ?
On ne peut s’appuyer que sur les instincts. Ce que j’ai appris peu à peu c’est que ce n’était pas les mots qui disaient les choses, mais l’attitude. La passion qui nous habite ou le désintérêt. On peut avoir exactement le même texte, mais le dire de façon très différente : le message essentiel passe par le comportement.

Wolf Totem

Wolf Totem

Justement, Wolf Totem et The Bear sont des adaptations littéraires, mais les images et les silences parlent d’eux-mêmes, évoquent des mots. C’est important pour vous les silences au cinéma?
Oui. Je suis très content que vous parliez de ça, car même dans une conversation c’est le cas. Si on prend l’exemple d’une conversation amoureuse : l’essentiel de ce qui est dit est justement dans les silences et le temps des silences ; lorsque les deux se regardent et où, soudain, les pupilles se dilatent. C’est là où passe l’essentiel, c’est là où on « dit », par le regard et le silence : j’ai envie de toi. Je suis très sensible à la force de l’image, c’est pour ça que j’ai choisi ce métier, où on s’exprime à 90 % par l’image. Alors effectivement, les moments de silence permettent de passer au-delà du langage et très souvent la musique va combler ce silence. Et la musique, elle-même, parle des sentiments, raconte ce que pense le héros de l’histoire, alors je laisse beaucoup de place au son et au visuel.

Est-ce difficile de proposer un cinéma plus méditatif et anticolonialiste, au public contemporain obsédé par la vitesse et la technologie ?
Dans Wolf Totem, il y a les deux. Il y a des scènes d’adrénaline montées très rapidement. Là où ça fait la différence, c’est que de temps en temps, je laisse du temps au temps. Vous savez quand je fais un film, je pense beaucoup aux compositeurs de musique classique qui font toujours un mouvement rapide, puis un mouvement lent, où vous avez le temps de vous émouvoir et puis à nouveau un mouvement allègre où vous avez envie de danser, puis de nouveau un moment méditatif. J’organise mes films avec cette structure, il y a toujours des scènes courtes, ensuite, je me laisse le temps d’être plus lyrique.

C’est orchestré comme une danse d’une certaine façon.
Oui, et il faut dire, c’est le rythme du cœur. Quand vous avez des scènes d’émotions, ce sont des scènes qui battent à 120 ou 130 pulsations/minute et quand vous êtes dans la méditation ou une certaine gravité, vous descendez à 50/minute. Ca les spectateurs y sont très sensibles, sans le savoir. On ne peut pas imaginer que c’est calculé, mais c’est le cas, comme la musique.

Wolf Totem est présenté en IMAX 3D. Quels ont été les défis du format au tournage ?
J’ai été le premier à me frotter à l’IMAX 3D [avec Wings of Courage / Guillaumet, les ailes du courage, 1995] à une époque où il n’y avait pas de salles, donc pas de film. C’était le premier film de fiction en IMAX 3D et c’était très compliqué, les caméras étaient très lourdes. Maintenant, c’est encore compliqué, car le problème technologique de la 3D, c’est qu’il faut savoir ajuster l’interoculaire, la distance entre les deux lentilles et les yeux, et la convergence. C’est très technique et lorsque c’est mal fait, ça peut faire capoter l’histoire. Il faut faire attention à ce que la forme ne vienne pas détruire le propos. En revanche, si on prend ça comme un outil, c’est formidable. Par exemple, pour les scènes d’intimité : on échange beaucoup mieux l’intimité en 3D qu’en 2D! Pendant de nombreuses années, je n’ai pas voulu retoucher au 3D, car j’ai pensé que beaucoup de gens allaient en faire juste pour l’effet spectaculaire, pour nous lancer des choses à la figure. Mais dans la vie, on ne reçoit pas des choses à la figure à toutes les dix minutes!

Quest for Fire (La Guerre du feu)

Quest for Fire (La Guerre du feu)

Aujourd’hui, avec les superproductions hollywoodiennes trouvez-vous qu’il y a abus du 3D ?
Oui, oui. Mais c’est parce que le cinéma américain cible principalement les adolescents, un public peu intéressé par l’histoire et davantage par l’action superficielle, les explosions, les courses de voitures. Du spectacle, qui revient aux origines du cinéma, au cirque, où il fallait épater les gens. Dans ce type de cinéma, les gars sont musclés et les filles sont sexy comme des bimbos, c’est plaisait à regarder, mais à la fin du film, je ne sais même plus de quoi on m’a parlé. Par contre, il m’est arrivé de me réjouir beaucoup, parce que c’est comme à la fête foraine.

En contrepartie, trouvez-vous que le cinéma contemporain français est trop bavard ?
Pour moi, ce n’est pas nécessairement une caractéristique du cinéma français, mais tous les cinémas qui travaillent sur un marché linguistique réduit et qui ne peuvent pas faire du spectacle visuel parce que ça coûte cher. Alors, il faut baratiner le client. Mais vous pouvez écrire un dialogue formidable entre deux personnes dans un bistro et ça ne coûte rien! Vous pouvez faire votre scène de 10 minutes en une demi-journée, et ça peut faire rigoler tout le monde! Économiquement, c’est très valable. Par exemple, mon second film Coup de tête, il y avait un accident d’autocar et mon producteur m’a dit : « C’est beaucoup trop cher, est-ce que ça pourrait être deux personnes dans un café racontant l’accident?» C’est toute la différence entre le cinéma américain, où l’on montre, et le cinéma français, où l’on raconte.

Parlant de raconter, vous avez passé trois semaines en Mongolie avec l’auteur de Wolf Totem, sur les lieux de l’histoire. Est-ce difficile d’adapter une histoire vécue inspirée d’un livre à succès?
C’est leur histoire, ils l’ont vécue, alors ils étaient mes premiers conseillers. C’est la troisième fois que je fais l’adaptation cinématographique d’un roman célèbre. D’abord, Le Nom de la rose d’Umberto Eco, qui en Europe et en Italie est considéré comme « Dieu le père «. Ensuite, L’Amant avec Marguerite Duras qui était un monstre formidable. Je me mets à la place de l’auteur, surtout lorsqu’il s’agit d’un roman autobiographique, et c’est forcement difficile de voir quelqu’un d’autre interpréter ses mots et choisir une réalité qui n’est effectivement pas celle de la mémoire. Heureusement, très vite, Umberto Eco, m’a dit : « Moi, c’est mon livre. Toi, c’est ton film ». Donc j’ai dit la même chose à Marguerite Duras : «Si tu veux faire ton film, pourquoi me le demander à moi? Fait ton film, ne vient pas me chercher…» Pour Wolf Totem, Jiang Rong me disait parfois, «ce n’est pas ce que j’ai vécu, j’avais un manteau bleu et non pas rouge… » Je lui ai expliqué qu’il devait me laisser faire : «Ton livre a déjà été fait. Moi, c’est une réinterprétation, ça va être mon film.» Il a compris que c’était important qu’il y ait une relecture : son roman est magnifique, mais très épais, difficile à adapter. Il fallait faire disparaître des personnages, en remonter d’autres, il y a forcement une sélection, car il y a une logique du cinéma qui n’est pas celle de la littérature. Les gens ne comprennent pas qu’un roman est livré à l’imagination de chaque lecteur : il y a un film dans la tête de chaque lecteur qui est différent de celui de l’auteur. Forcément, toute adaptation est autre chose. Je pense qu’il est important de préserver le sens profond et les grandes thématiques. Ça me semble être la fidélité : elle est dans l’honnêteté de la transcription, de ce qu’on a ressenti quand on l’a lu. Mais attention, le système de la lecture passe par la tête, celui du cinéma par les émotions. Au cinéma, on pense après le film. On est ému ou pas, on est accroché ou non par le personnage, on vit l’aventure de façon instinctive et passionnée. Ce n’est pas le cas dans les romans, ou on est obligé de se fabriquer l’image.

L'Amant

L’Amant

À 71 ans, vous fabriquez des images depuis longtemps. Vous n’envisagez pas la retraite ?
Ben non! Vous savez quand on fait ce métier, on peut jouer, en restant enfant, car on ne grandit pas! C’est varié, drôle, amical, il y a tous les ingrédients de la vie, c’est passionnant! Mais il ne faut pas faire n’importe quoi! Là, j’ai de gros projets en tête qui vont me prendre du temps, mais j’adore ça! Je préfère passer trois ans sur un film qui va me sembler différent des autres, qui va me demander une immersion, plutôt que de faire un truc facile. Vous savez, on me propose un scénario par jour depuis un an environ! Mais pourquoi je prendrais celui-là plutôt qu’un autre? Ils ne sont pas très différents; d’abord parce que les gens n’osent plus écrire des scénarios compliqués, car ils savent que ce n’est plus finançable. Mais Dieu merci, moi je me dis « tant pis, on va essayer ! » C’est plutôt les scénarios que je fabrique moi-même qui vont devenir mes prochains films.
Voilà, ce que je peux dire : j’ai un projet sur lequel j’ai longtemps travaillé, qui va peut-être me ramener au Canada !

 

 

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