8 octobre 2020
Comment penser octobre 1970 en 2020 ? La question est complexe, sachant que les valeurs du nationalisme québécois ont significativement changé depuis 50 ans. Récemment, la présentation à l’Université Concordia du film Pierre Vallières (1972), de Joyce Wieland, a fait l’objet d’une controverse, par exemple, où l’énonciation du titre anglais du livre de Vallières, White N***rs of America, a mené à des accusations de racisme anti-noir. Dans ce contexte, que reste-t-il des innovations critiques et politiques que cette période de crise avait amenées ? Une façon inusitée d’aborder la question consisterait, justement, à la revisiter du point de vue des « autres » : les cinéastes du Canada anglais, forcés par la crise à affronter leurs malaises, à remettre en question leurs a priori et à interroger leur perception de la justice.
Sur ce sujet, le film ambigu de Wieland s’avère particulièrement instructif. L’expérience de sa réception devant un groupe de spectateurs mi-anglophones, mi-francophones, il y a quelques années, m’a montré d’ailleurs la continuité du problème que cette période historique soulève. Mais résumons d’abord le film. Œuvre du cinéma structurel, sa proposition est d’une simplicité et d’une étrangeté désarmantes : pendant près d’une demi-heure, Wieland laisse Vallières exposer sa vision du monde anticoloniale, anticapitaliste et pro-féministe, tandis qu’en très gros plan, elle cadre sa bouche énonçant les mots. L’éloquence calme et posée de Vallières contraste ainsi avec le gros plan grotesque de sa bouche, donnant à voir les lèvres, la langue, la moustache, les dents, la salive du felquiste qui s’activent à mesure que sa pensée s’articule.
À la suite de cette projection, le débat était lancé : le film de Wieland épouse-t-il la cause du felquiste ou la critique-t-il de façon plutôt tongue in cheek, comme le disent justement les Anglais ? Doit-on y voir une forme de piété littérale, ou un portrait irrévérencieux ? La majorité anglophone se rangeait derrière cette seconde hypothèse. Ainsi, Vallières serait celui qui se prend au sérieux sans être capable de se voir de l’extérieur. Le plan macroscopique susciterait un malaise viscéral, brisant l’adhésion du spectateur avec sa rhétorique. Les francophones, de leur côté, voyaient d’un tout autre œil le sens de l’œuvre : la parole du militant n’avait jamais été aussi limpide, éloignée des opinions préconçues entourant habituellement la figure du « terroriste ». Wieland exprimerait, par cette dimension charnelle de l’image, la réalité matérielle sous-tendant le discours de Vallières : l’exploitation du travail, du corps et de la culture des classes ouvrières du Québec et la nécessité de retrouver une vie politique incarnée au quotidien.
En somme, chaque groupe voyait bien ce qu’il voulait y voir. Chose certaine, c’est cet éclatement et cette juxtaposition de perspectives contradictoires qui créent l’intérêt du film, et plus généralement du cinéma anglophone abordant le sujet. En effet, le Canada d’alors, comme le dit le narrateur du film Action: The October Crisis of 1970 (1973), de Robin Spry, est traversé par une « perte d’innocence ». Ses cinéastes réalisent qu’il n’est plus le lieu politique d’une coopération entre les différences, mais le terrain du différend, essence du politique mais aussi motif cinématographique puissant.
Ainsi, l’idée d’une effervescence politique née d’un dissensus forme le sujet de la série Les champions (1986) de Donald Brittain. Le film, habile travail de montage documentant la montée parallèle de Trudeau et de Lévesque durant les années 1960-1970, fait le constat d’une apogée du système parlementaire canadien, là où réside la possibilité paradoxale de son schisme. Reaction: A Portrait of a Society in Crisis (1973), de Robin Spry, sonde quant à lui les milieux anglophones montréalais faisant leur examen de conscience au lendemain de la Loi sur les mesures de guerre. Les conversations fascinantes qui composent le film révèlent une population divisée et moins homogène qu’il n’y paraît, traversée par de vifs désaccords.
Si l’on y inclut le film de Wieland, ces trois œuvres représentent trois façons de parler de politique nationale au cinéma. Brittain, tout d’abord, choisit un modèle calqué sur la démocratie représentative. Il réduit la situation à deux « grands hommes » et deux grands partis, s’efforçant de donner une attention équitable aux deux, dans la mesure où ils représentent légitimement le peuple canadien et québécois (le FLQ est décrit comme une poignée de « mad dogs », ne formant pas un réel mouvement populaire). Spry, lui, adopte le modèle de la démocratie directe. Il ne choisit pas « de grands représentants », mais des hommes et des femmes ordinaires, discutant du caractère politique de leur quotidien en fonction de leur identité sociale. Ainsi, les anglophones de la classe ouvrière de Saint-Henri sont beaucoup plus favorables à la cause des felquistes que les bourgeois de Westmount; des étudiants de McGill se montrent désillusionnés face à l’État canadien, contrairement à leurs professeurs, qui se donnent pour mission d’en sauver les principes; des immigrants est-européens débattent, eux qui ont connu et le socialisme et la répression d’État, sur le sens à donner aux événements et sur les alliances qu’ils devraient établir. Sans juger lui-même, Spry invite les spectateurs à se faire leur propre opinion et à poursuivre le débat dans leurs propres milieux.
Wieland, quant à elle, emprunte son modèle à l’anarchisme. Son parti pris individuel est fort, mais il laisse Vallières totalement libre de s’exprimer comme son égal. Il est intéressant d’ailleurs de constater que Brittain a recours lui aussi au gros plan sur la bouche, dramatisant un discours de Lévesque s’en prenant à la classe anglophone pour montrer son côté farouche. Or, chez Wieland, ce stratagème est utilisé de façon neutre. Vallières peut patiemment dévoiler sa pensée, tandis que Wieland y cherche des éléments d’un langage cinématographique « pur ». La cinéaste expérimentale et le révolutionnaire ont tous deux une pratique visant à défier le sens commun et les dispositifs qui le fixent. D’où une interprétation toujours double qui s’en dégage. D’une part, par exemple, elle filme le discours totalisant d’un homme dans une perspective féministe et le réduit à une partie de son anatomie, opérant un renversement subversif. Mais d’autre part, cette ironie prend à la lettre les mots de Vallières, exprimant la nécessité de renverser l’ordre patriarcal qui participe à l’oppression capitaliste dont il parle.
Cette façon irrévérencieuse, presque irrespectueuse de filmer Vallières et d’en appliquer la parole met l’accent sur le caractère qu’on dirait potentiellement « intersectionnel » de sa pensée anti-autoritaire, appelant les foyers de contestation à se multiplier sur une multitude de fronts (Vallières soutient, par exemple, l’indépendance des Premières Nations face au Québec). En somme, le choc de la rencontre entre Pierre Vallières et Joyce Wieland, deux univers que la cinéaste ne cherche pas à réconcilier, permet d’éprouver la dialectique politique inhérente au discours de Vallières. Il ne s’agit pas d’y adhérer, mais d’en entendre le contenu critique. Il faut peut-être revoir notre passé sous cet angle de la défamiliarisation, qui lui redonne un angle nouveau. En somme, retirer sa pensée de la bouche de Vallières et la faire circuler librement, la reprendre et la détourner au profit d’un sens qu’elle gagne dans sa rencontre avec l’autre. La bouche de qui, aujourd’hui, faut-il filmer pour redonner sens à la parole insurgée et socialiste de Vallières ? À quelle identité politique niée doit-on donner un corps ?
23 septembre 2020
Des « pas de colonne », les Québécois ? Des béni-oui-oui, passifs, aliénés et contents de l’être, au point de n’avoir aucune réelle perspective sur leur condition réelle ? Ou plutôt, le Québec serait-il cet eldorado des rêves et légendes, paradis où tout un chacun peut vaquer à ses occupations l’esprit tranquille, confortable dans le giron d’une province où la justice prévaut et où le racisme systémique n’existerait tout simplement pas ? Et lequel de ces deux extrêmes pourrait expliquer ce flagrant manque d’intérêt de notre cinéma envers notre histoire politique et l’engagement citoyen ? En considérant la totalité de notre production cinématographique des 10 dernières années, il n’y aurait aucune raison de s’insurger au Québec. Ni même d’ériger des monuments à la gloire de nos politiciens ou de nos militants les plus notoires.
Les États-Unis l’ont vite compris (ils l’ont l’affaire) : le cinéma est un fabuleux moyen de se constituer en tant qu’utopie fonctionnelle. Pour citer la célèbre phrase à la fin de The Man Who Shot Liberty Valance : « When the legend becomes fact, print the legend ». Quand la légende devient réalité, imprimez (ou filmez) la légende. Mais pour chaque Mr. Smith Goes to Washington savamment mis en scène, pour chaque hagiographie édifiante, Hollywood produit en contrepartie un All The President’s Men, rappelant qu’il faut demeurer alerte et méfiant face au pouvoir, quel qu’il soit. Ainsi, une sorte d’équilibre est atteint. Au Québec, impossible de s’entendre sur quelle figure à immortaliser, alors qu’un politicien déterminant comme René Lévesque continue de diviser. Malgré deux miniséries télévisuelles au succès mitigé (1994 et 2006), comment imaginer, dans le contexte actuel, qu’un biopic à grand déploiement pourrait lui être consacré ?
Les railleries de la satire sont plus dans nos cordes, du sympathique Guibord s’en va-t-en guerre au cynique Votez Bougon, ainsi que les retours à la crise d’Octobre, blessure encore fraîche, de façon détournée dans Les rois mongols ou frontalement avec La maison du pêcheur et Corbo. Mais cela est bien peu en tenant compte du nombre effarant de récits initiatiques (le je avant le nous) qui nous sont présentement proposés. En dehors des controversés Laurentie et Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau, de Mathieu Denis et Simon Lavoie, au sujet de notre marasme identitaire moderne et du legs du Printemps érable, le cinéma politique, engagé ou non (comment ne pourrait-il pas l’être ?), semble autant nous exciter qu’une potentielle suite à French Immersion – C’est la faute à Trudeau. En attendant le jour où un producteur zélé proposera à la SODEC un film sur le règne de Jean Charest, mettant en vedette Paul Doucet, tiens, espérons revoir poindre chez nos cinéastes de fiction une volonté claire de mettre en scène les institutions qui nous constituent et nous régissent. Car il n’y a que les bienheureux, donc les imbéciles, pour ne jamais rien remettre en question.
Le cinquantième anniversaire de la crise d’Octobre est donc une occasion de revenir sur cette question de l’engagement et du politique dans notre cinéma, en prenant comme point de départ la sortie récente du documentaire Les Rose de Félix Rose, vibrant portrait d’une famille marquée par le militantisme, et particulièrement de deux frères qui ont décidé de servir leur cause, l’affranchissement identitaire et économique des Canadiens français, jusqu’à un point de non-retour. De circonstance, on farfouille dans nos archives et on ramène de l’avant un logotype introduit en couverture de notre numéro du mois de février 1971, qui n’a pas pris une ride et qui s’adapte joliment aux éléments graphiques déjà en place. Je profite aussi de l’occasion pour remercier l’artiste-collagiste Jennyfer Bouliane pour cette œuvre originale en couverture, prenant comme matériau de base cette photo devenue emblématique de Paul Rose, poing en l’air.
JASON BÉLIVEAU
RÉDACTEUR EN CHEF
17 septembre 2020
Passé la gloire et les médailles, les commandites lucratives et les voyages à travers le monde, que peut encore accomplir l’ex-athlète ? Dans la fleur de l’âge, bien que dinosaure aux yeux d’une discipline où les champions peuvent avoir à peine 20 ans, peut-il encore opérer un changement draconien de carrière, troquer les haltères et les shakes protéinés pour les livres et les bancs d’école ? Après des années consacrées au même sport, voire au même geste précis répété ad nauseam jusqu’à la parfaite maîtrise, les plus récalcitrants se recycleront en commentateur sportif ou en entraîneur. Les autres tenteront de s’investir ailleurs avec le même brio, et forcément la même compétitivité inculquée, intériorisée. Cette monomanie jadis célébrée, se mesurant au millième de seconde, peut-elle s’accorder au monde « réel », aux platitudes du neuf à cinq et du métro-boulot-dodo, où les plus grands triomphes ne sont plus la montée du podium et l’adulation de tous, mais la petite tape dans le dos de son supérieur immédiat ?
Ces questions tangibles autour de l’abandon d’un univers où l’intensité et la compétitivité sont la norme ne cadrent pas forcément avec le tracé classique du film sportif. Vous savez, ce cliché du challenger (ou de l’équipe) auquel personne ne croit et qui rêve d’être champion, les entraînements intensifs (montage !), les obstacles rencontrés puis surmontés et, finalement, la victoire sous les applaudissements. C’est ce moment, celui où se met à défiler le générique de fin sur une musique inspirante, que Nadia, Butterfly utilise comme point d’amorce.
Les médailles ont été décernées, les hymnes nationaux entonnés, la foule a quitté l’amphithéâtre. Nadia demeure, début vingtaine, imprécise, le regard triste même si elle vient de remporter une médaille de bronze aux Jeux olympiques de Tokyo de 2020. Avant même d’avoir entamé ce dernier relais quatre nages avec ses trois coéquipières, c’était gravé dans le béton : il s’agissait de sa dernière compétition. Ce que personne ne semble réellement comprendre, notamment son entraîneur depuis une dizaine d’années (Pierre-Yves Cardinal). Nadia est talentueuse, mais également caractérielle et boudeuse, et entretient une relation ambiguë avec son sport, au point de considérer tous les nageurs comme des êtres égoïstes qui ne pensent qu’à leur succès. Est-ce pour cette raison qu’elle préfère tout laisser tomber pour aller étudier la médecine ? Nadia a le physique de l’emploi, nul doute, mais pas la volonté ni l’attitude, cette chose intangible que tous les profs d’éducation physique qualifient, à grand renfort de solennité,d’esprit sportif.
Nadia préfère la brasse
Lui-même ancien nageur de compétition, Pascal Plante a dû laisser murir patiemment l’histoire de Nadia, Butterfly, le temps de se bâtir une expérience de metteur en scène et d’assembler un budget conséquent pour rendre crédible cet univers de la nage professionnelle aux codes bien précis. Son premier long métrage, Les faux tatouages, avait doucement préparé le terrain, creusant une veine intime et minimaliste qui persiste, tout en se parant ici d’une abstraction tirant parti d’effets purement cinématographiques, des ralentis sous l’eau aux jeux de lumière impressionnistes, à l’utilisation de la pièce Space Song de Beach House, aux pulsations vaporeuses, évoquant le roulement des vagues, la sensation d’apesanteur et d’abandon sous l’eau. Et il y avait, d’un point de vue purement logistique, ces Jeux olympiques à recréer, l’effervescence et le brouhaha qu’ils présupposent. Rétrospectivement, sachant aujourd’hui qu’ils ont été repoussés d’un an pour cause de COVID-19, leur présence fictionnalisée ajoute à cette sensation de n’être nulle part, sinon dans une sorte d’antichambre existentielle qu’arpente douloureusement Nadia. Couplés à ce tournage nécessaire à Tokyo, les éléments de gestion (les critiques en parlent rarement, mais c’est ici qu’entre en jeu le travail crucial d’une productrice comme Dominique Dussault) démarquent toute l’entreprise de l’usuel drame intimiste à petit budget. Cela dit, malgré une scène de compétition époustouflante en amorce, privilégiant l’emploi de plans séquences et un travail minutieux sur la bande-son (cris de foule, commentaires télévisuels en langues étrangères, etc., le tout signé par Olivier Calvert), malgré l’excitation en crescendo rappelant n’importe quel film hollywoodien, Nadia, Butterfly délaisse rapidement le spectaculaire pour se concentrer sur son personnage éponyme, interprété par la nageuse olympique Katerine Savard (médaille de bronze à Rio en 2016).
Peu verbeux, le film laisse les corps parler, en action bien sûr, mais également dans les moments de repos et d’attente, le physique robuste de Nadia devenant une matière insondable, un bloc réfractaire au regard de la caméra. Car il faut bien l’admettre qu’elle est une jeune femme trouble et complexe, sensible et touchante, soit, mais parfois caractérielle, cherchant noise à ses collègues nageuses, vivant dans une angoisse constante, celle d’abandonner une bonne fois pour toutes ce qui la définit entièrement. Plante laisse alors graduellement son film décanter, se concentrant sur de petits moments significatifs (Nadia qui s’empiffre de bonbons lors de son premier entraînement « postcarrière »). C’est dans sa deuxième moitié que Nadia, Butterfly risque d’égarer son public, refusant la sursignification, illustrant tranquillement une errance dans un Tokyo curieux et impersonnel, lieu propice à l’introspection, à l’image du Lost in Translation de Sofia Coppola. Ce ralentissement conscient et appliqué, bien que contraire aux constructions narratives d’usage, s’accorde parfaitement au processus de deuil en cours, qui mènera lentement Nadia vers l’acceptation et la paix qu’elle recherche.
Va, vis et reviens
La vie ordinaire. En revenir des temps records et des sacrifices. En 2008, le tandem Anna Boden et Ryan Fleck a réalisé le magnifique et délicat Sugar, au sujet d’un lanceur de baseball d’origine portoricaine, Miguel, gravissant les échelons qui mènent à la Ligue majeure de baseball. Aux deux tiers du film, le jeune homme décide de tout abandonner et de se construire autrement, en tant que travailleur manuel immigrant aux États-Unis, anonyme mais fier, prêt à saisir l’avenir.
À divers moments de Nadia, Butterfly, les deux mascottes officielles des Jeux se révèlent à Nadia, fantômes dignes du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, et la saluent silencieusement, de façon bienveillante, l’air de lui dire : « Ça va bien aller, la vie continue ». L’après reste toujours à construire, et à considérer les deux premiers films de Plante, l’ambition et la chaleur qui les animent, la justesse de leur regard, soyons convaincus que le meilleur est encore à venir.
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