5 mars 2021
Présenté en ouverture du 70e Festival international du film de Berlin (Berlinale), soit il y a près d’un an, My Salinger Year trouve enfin sa place sur les écrans. Si la pandémie fut désastreuse pour sa distribution, certaines critiques peu élogieuses à la Berlinale n’ont guère aidé. Pourtant, My Salinger Year n’est pas un mauvais film, au contraire. Sans être un grand film, cette coproduction Canada-Irlande possède des qualités indéniables.
Après avoir eu un coup de cœur à la lecture du roman éponyme et autobiographique de Joanna Smith Rakoff, publié en 2014, le réalisateur Philippe Falardeau en écrit le scénario. À l’instar du roman, le film nous plonge dans le New York des années 1990, où Joanna (Margaret Qualley) jeune diplômée désirant devenir écrivaine, est embauchée à l’agence littéraire qui représente le grand écrivain J.D. Salinger. Elle sera assignée, par sa patronne (Sigourney Weaver), à répondre aux lettres des admirateurs de Salinger. Certains bémols, notamment en ce qui concerne la caractérisation des personnages, tendent à jouer sur la vraisemblance de la trame narrative; Joanna avoue d’ailleurs n’avoir jamais lu le classique The Catcher in the Rye, qui a fait la notoriété de l’écrivain américain. Publié en 1951, il est rapidement devenu un bestseller et son empreinte dans la culture populaire reste indélébile (pensons à Mark David Chapman, l’assassin de John Lennon, qui s’identifiait au héros du livre). Si cette omission semble déjà étrange pour une diplômée en littérature qui aspire à devenir écrivaine, il semble d’autant plus étrange qu’elle ne soit pas davantage embarrassée lorsque son copain lui en parle, ou qu’elle ne s’empresse pas de lire l’ouvrage à succès de celui dont elle écrit les lettres.
D’ailleurs, cette urgence de lire et d’écrire que semble posséder tout écrivain en devenir (son copain, par exemple) ne semble pas aussi vive chez Joanna. Nous sommes loin ici de l’urgence d’écrire (et de subvenir à ses besoins) de Lee Israël dans Can You Ever Forgive Me ? (2018, Marielle Heller), ou encore de l’urgence de créer (et de résoudre le syndrome de la page blanche) de Charlie Kaufman (mise en abyme du scénariste) dans Adaptation (2002, Spike Jonze). Avec My Salinger Year, on assiste plutôt à l’incursion d’une jeune fille dans le milieu littéraire, son éveil quant à la ville de New York et son inspiration. Il s’agit davantage de possibilité, de recherche et d’exploration, plutôt que de concrétisation et de création. Joanna est aux balbutiements de ce qui lui permettra de trouver sa voix d’écrivaine. Et dans le rôle de cette jeune écrivaine en devenir, la charismatique Margaret Qualley tire son épingle du jeu grâce à une interprétation juste alliant candeur, sensibilité et force tranquille. Pour sa part, Sigourney Weaver, avec son grand talent et sa classe habituelle, semble ici jouer au second plan, malgré son rôle d’autorité. Cela dit, c’est au parcours de deux femmes dans le milieu littéraire qu’on assiste, alors que les hommes demeurent (pour une rare fois) dans l’ombre, à l’instar de Salinger. On suit ainsi le parcours professionnel de Joanna qui aspire à trouver doucement sa voie.
Il n’est guère facile d’adapter un roman pour l’écran, puisqu’il souffrira nécessairement de la comparaison, malgré d’irrévocables différences entre les deux médiums. Philippe Falardeau propose néanmoins une adaptation fidèle, mais également libérée, à la manière de sa protagoniste, notamment en ce qui touche le monologue intérieur, non transposé en narration traditionnelle, qui fait entendre sa voix par le biais de son vécu et de ses actions quotidiennes. En ce sens, quelques adresses à la caméra viennent pimenter la façon de narrer le récit et flouer l’espace-temps, technique habile pour dynamiser le récit. La première apparition de Joanna à l’écran est, en ce sens, exemplaire : « J’ai grandi dans une banlieue tranquille, au nord de New York. Lors d’occasions spéciales, mon père m’emmenait en ville et nous allions manger un dessert au Waldorf ou au Plaza. J’aimais regarder les gens autour de nous ; ils semblaient avoir des vies intéressantes. Je voulais être l’un d’eux. Je voulais écrire des romans et parler cinq langues et voyager. Je ne voulais pas être ordinaire, je voulais être extraordinaire. » À la manière de cette scène, celles présentant un garçon (Théodore Pellerin), admirateur de Salinger lui écrivant ses états d’âme sur papier, insufflent rythme et originalité à la trame narrative. Produit par la société montréalaise micro_scope (Guibord s’en va-t-en guerre, Monsieur Lazhar, C’est pas moi, je le jure ! et Congorama) en coproduction avec la société irlandaise Parallel Films, My Salinger Year a été tourné à Montréal. La direction de la photographie, signée Sara Mishara, doublée de la conception visuelle d’Élise de Blois et de la direction artistique de Claude Tremblay, maquille, à s’y méprendre, Montréal aux couleurs de New York. Il en est de même pour les décors feutrés (et décalés) de l’agence littéraire, où les machines à écrire plutôt que les ordinateurs sont privilégiées, même si l’on est en 1995. Il en découle un « film d’époque » vraisemblable qui nous plonge au cœur d’un passé, certes contemporain. La musique, composée par Martin Léon, qui signe la trame sonore de plusieurs films de Falardeau, appuie le récit sans forcer l’émotion ou sombrer dans l’anecdote. De l’émission de télévision La course destination monde (1988) qui l’a fait connaître à son premier long métrage de fiction, l’original La moitié gauche du frigo (2000), en passant par Monsieur Lahzar (2011), nommé aux Oscars et qui assied sa réputation, le cinéaste québécois signe ici son troisième long métrage en anglais, après le touchant The Good Lie (2014) et une autre histoire inspirée de faits réels, celle du boxeur Chuck Wepner dans The Outsider (2016). Naviguant avec aisance de productions francophones à anglophones, du Québec aux États-Unis, la filmographie de Philippe Falardeau a ce je-ne-sais-quoi qui oscille sur la mince ligne entre film d’auteur et cinéma commercial. Son septième long métrage, My Salinger Year, n’y fait guère exception. Comme le disait lui-même le cinéaste lors de sa classe de maître au Festival du nouveau cinéma, où son film clôturait l’évènement : « Il y a toujours une perception que mes films ont du succès, mais c’est pondéré, car au Québec ça reste relativement modeste. Aucun cinéaste ne fait des films pour ne pas qu’ils soient vus chez eux… Il y a parfois une rupture entre le public ici et mes films et je ne comprends pas pourquoi… C’est vrai qu’il y a une dichotomie entre film d’auteur et succès commercial, bien qu’il y ait des exceptions, comme C.R.A.Z.Y, par exemple, mais c’est difficile à prévoir. D’ailleurs, Monsieur Lazhar est mon plus grand succès commercial alors que ce n’est pas un synopsis qui fait courir les foules le vendredi soir. » À n’en point douter, ce qui frappe dans les choix de projets du cinéaste demeure ce qui l’a propulsé sur la scène internationale ; il choisit des sujets qui le font vibrer, tel un « attrape-cœurs », pour citer le titre francophone de Catcher in the Rye.
4 mars 2021
Un simple voyage dans le temps
Céline Sciamma n’est est pas à ses premières armes à la Berlinale ou sur la scène internationale. Cinéaste de films prisés comme Portrait de la jeune fille en feu (2019) et Tomboy (2011), elle compte également des collaborations en tant que scénariste pour les très beaux Ma vie de Courgette (2016) de Claude Barras et Avoir 17 ans (2016) d’André Téchiné. Avec Petite Maman, elle raconte une histoire d’une immense complexité sous des dehors de simplicité absolue. Nelly, une petite fille de huit ans qui vient de perdre sa grand-mère, se retrouve avec sa mère Marion et son père dans la maison de la défunte. La mère, encore plus triste qu’à son d’habitude, délaisse son mari et s’en va. Nelly, désœuvrée alors que son père vide la maison, s’aventurant dans les bois, rencontre une autre petite fille de huit ans. Elle s’appelle Marion et elle construit une cabane dans la forêt. C’est, tout simplement, la mère de Nelly à huit ans qui se prépare à subir une opération dont Nelly a entendu parler toute sa vie. Les deux petites filles s’amusent avec leur cabane, puis retournent à la maison de Marion. Nelly revoit sa grand-mère de 18 ans plus jeune et expérimente la jeunesse de sa mère, une jeunesse un peu triste que cette nouvelle amitié éclaire comme un éclat de soleil entre les nuages.
Petite Maman constitue une nouvelle approche dans le récit des voyages dans le temps. Un voyage sans machine ou véhicule et où la finalité du voyage n’est ni le présent ou le futur mais le temps partagé. Le film lui-même et son montage constituent le véhicule. Une simple coupe d’image téléporte les personnages et les rassemble. Sciamma filme ses jeunes interprètes de près dans des lumières tamisées, presque glauques, et des extérieurs boisés. Cela donne le ton à la fois doux et triste qui permet de saisir d’où vient la mélancolie de Marion la mère et le désir de Nelly de se rapprocher d’elle, de trouver la source de sa tristesse et de la soutenir. Sous-tendu par un scénario intime et délicat, l’histoire nous porte avec douceur, sans émotion indue malgré le trouble de la situation.
L’art du cinéaste réside dans sa façon de permettre la suspension du doute et d’évoquer des mondes. On peut tenter de le faire avec un immense paquet de fric et une brochette de vedettes, à la Marvel, et se ramasser avec du fast food sur grand écran. On peut aussi choisir d’y aller avec une extrême simplicité, comme on trouve une talle de fraises chauffées au soleil, un beau jour d’été.
Petite Maman n’est peut-être pas le film haut en couleurs qu’on voudrait. C’est peut-être celui dont on a besoin…
ANNE-CHRISTINE LORANGER
Il est tout de même surprenant d’apprendre que le tournage de Petite maman de Céline Sciamma a débuté il y a à peine quatre mois. Cette œuvre succincte (72 minutes) et modeste semble avoir été filmée en retrait du monde, dans un hors temps affranchi des présentes secousses de l’actualité. Œuvre-refuge donc, contre laquelle il fait du bien de se lover.
Petite maman, c’est l’enfance vue de l’âge adulte (Sciamma qui scénarise et met en scène) et l’âge adulte vu de l’enfance, alors que la petite Nelly (Joséphine Sanz), 8 ans, retourne avec sa mère Marion (Nina Meurisse) dans la maison où celle-ci a grandi. La mère de Marion vient de mourir, et cette disparition révèle chez elle une mélancolie profonde, ancrée. Un matin, elle disparaît, laissant Nelly avec son père. Celle-ci a l’âge de vouloir tenir dans la paume de sa main toute la complexité du monde. L’énigme qu’elle tentera de résoudre en explorant ce qui l’entoure : « Pourquoi maman est toujours triste. »
Le film revêtira rapidement les allures d’un conte, la forêt entourant la petite maison délabrée rappelant celles des contes de Perrault, lieux de rencontres magiques, de dangers et de repos, où l’on va se perdre protégé de l’emprise du temps. En mode mineur, Sciamma détaille une sororité inédite dans son œuvre avec la même intelligence et acuité. Il y a quelque chose du film-somme dans Petite maman, qui rappelle à bien des égards Tomboy, Portrait de la jeune fille en feu (un plan de dos « révélateur » au tout début), et même son scénario du film d’animation Ma vie de courgette. Au détour de jeux d’enfants, les monstres imaginaires se dépoilent de leurs symboles et se révèlent sous leur vrai jour. Ils se nomment « la peur du père » ou « l’opération », tout simplement.
Magnifique dans son évocation des liens profonds qui unissent mères et filles, ce retour attendu après le canonisé (et avec raison) Portrait de la jeune fille en feu est un joli aparté, éclairé par la performance subtile et complexe de la jeune Joséphine Sanz. L’assurance tranquille de son scénario et de sa mise en scène culmine en une petite phrase dite à la toute fin, presque chuchotée, synthèse déchirante d’une enquête aux touches merveilleuses. Si votre mère est à un appel de distance, elle est tout près de vous.
JASON BÉLIVEAU
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