24 février 2020
Si, grâce à son champagne et à son soleil, Cannes est le festival du glamour Berlin, pour cause de schnaps et de grisaille, est celui de la politique. En ce dimanche berlinois, la politique était cependant loin dans les pensées lors de la projection du délicieux Pinocchio de Matteo Garrone (Dogman) dans la section Berlinale Special. Roberto Benigni, fan de l’histoire au point d’avoir voulu y jouer lui-même le rôle-titre dans sa production malheureuse de 2002, y revient ici dans le rôle de Geppetto, le pauvre père de l’aventureuse marionnette de bois. C’est touchant, souvent drôle, et parfois cruel comme tous les bons contes de fées. Les effets spéciaux qui donnent au visage du jeune Frederico Lelapi l’apparence d’une marionnette de bois y sont au service de l’histoire (et non l’inverse) et les somptueux décors offre un bel écrin pour les personnages habilement déguisés. Deux heures de bonheur mêlées de quelques larmes parce que Roberto Benigni en Geppetto c’est… Vraiment c’est… (sniff!)
Un paquet de Kleenex plus tard, nous avons vu Undine de l’Allemand Christian Petzold, certainement le film le plus attendu de la Compétition. Ce nouvel opus du talentueux réalisateur de Barbara (2012) et de Transit (2018) est une exquise histoire d’amour basée sur la légende des sirènes, lesquelles tuaient les hommes qui les délaissaient. Paula Beer, qu’on voit partout depuis Frantz (2016), y interprète Undine, une jeune guide qui effectue la présentation de maquettes historiques sur la ville de Berlin. Suite à une déception amoureuse, elle rencontre Christoph (Franz Rogowski), un plongeur industriel avec lequel elle visite les profondeurs des lacs de barrages. Original et inventif, le scénario de Petzold est soutenu par la subtile caméra de son vieux comparse Hans Fromm, lequel crée de magiques atmosphères subaquatiques. Le couple Beer-Rogowski, déjà rencontrés dans Transit, est d’une chimie palpable à l’écran. Une belle histoire d’amour brillamment menée et pleine de sensibilité, au point de nous faire saluer la pluie qui tombait drue en sortant de la projection, puisqu’elle nous gardait dans l’esprit aquatique du film.
Les traditions ancestrales en conflit avec la religion des colonisateurs composaient les thèmes des deux films suivants, soient Todos os mortos du Brésilien Caetano Gotardo, présenté en Compétition et High Ground de l’Australien Stephen Maxwell Johnson, dans Berlinale Special. Situé dans le Brésil de 1899 où l’esclavage vient tout juste d’être aboli, Todos os mortos présente un brillant portrait des femmes de deux familles en conflit. Les Soareses, producteurs de café et anciens possesseurs d’esclaves sont confrontées à demander les services d’Ina, une ancienne esclave autrefois renvoyée à cause de sa fidélité à la religion de ses ancêtres africains. Sensuelle dans ses textures, l’approche de Caetano juxtapose les époques pour illustrer l’importance de l’héritage ancestral même au sein de la vie moderne. Son film montre de subtils portraits de femmes fortes et complexes, confrontées dans leurs convictions religieuses les plus profondes, mais forcées par la force des choses à l’entraide.
À l’opposé, Stephen Maxwell dans High Ground, fait le récit d’un conflit ouvert et meurtrier entre guerriers Maoris et chasseurs de tête blancs dans l’Australie de 1931. Douze ans après que sa famille ait été massacrée sans raison par des chasseurs de tête, le guerrier Baywara cherche vengeance. À l’écoute de la sagesse la Mère-Terre, son père souhaite, lui, restaurer l’équilibre détruit par la violence et la colère.
L’un et l’autre film met en lumière les équilibres millénaires détruits par l’arrivée des colonisateurs blancs, tant au niveau de l’écologie que du sacré. Là où les deux réalisateurs font fort, c’est de mettre en valeur à quel point ces deux questions sont irrémédiablement liées.
Bonheur du jour : Le party de l’ambassade du Canada est LA soirée à ne pas manquer à la Berlinale. Compte tenu de sa proximité sur Potsdammer Platz et de l’engouement des Allemands pour tout ce qui concerne le Canada, c’est toujours réussi. Surtout depuis que notre ami Jason y amène dans ses valises des huîtres fraîches de Nouvelle-Écosse. Huître par huître, nous nous rapprochons de l’Illumination bouddhique. Cependant, la dissolution de l’ego étant un long processus (surtout pour un journaliste), cela prend beaucoup d’huîtres !
Lendemain de veille : Littéralement, après avoir copieusement arrosé les huîtres de Jason de gin tonic Ungava. Nous allons revoir Jason derrière son bar à huîtres demain pour l’événement de promotion de Devour, le festival canadien consacré au cinéma culinaire. Esprit de Bouddha, me voici !
23 février 2020
Donald Trump, au vu de la victoire de Parasite aux derniers Oscars, a demandé à ravoir un nouveau Gone with the Wind (1939). Notre opinion diffère : ce que Trump veut ravoir, celui qu’il rêve d’incarner, c’est Lewt, le beau cowboy raciste et abusif interprété par Gregory Peck dans Duel in the Sun (1946). Ce classique de King Vidor restauré dans toute sa splendeur par le Museum of Modern Art de New York, laisse Gone with the Wind, dont on a critiqué le racisme et la misogynie, loin derrière sur ces deux éléments. Pour compenser, le même Gregory Peck incarnera plus tard le rôle-culte d’Atticus Finch dans To kill a mocking bird (1962). Présenté dans la section Rétrospective, laquelle célèbre cette année les films de Vidor, Duel in the Sun permet de comprendre la nostalgie d’une certaine Amérique pour son passé. Et son amour des guns !
À l’autre extrémité du Western, First Cow de l’américaine Kelly Reichardt, présenté en Compétition, montre une exquise amitié entre deux colons, un Américain et un Chinois, dans l’Oregon des années 1820. L’industrie laitière étant la source de pollution que l’on sait, il est difficile d’imaginer l’impact au quotidien de la première vache qui fit son apparition dans cet état alors peu développé de la côte ouest. Pas de lait, pas de gâteau, pas de beignet, pas de crêpe, ni aucune des finesses de la pâtisserie. Spécialiste des amitiés entre hommes, Kelly Reichardt nous montre deux artisans unis dans leur désir de réussite dans ce nouveau lieu d’opportunités que représentait alors l’Ouest américain. C’est beau, un peu lent, brillamment filmé et cela parvient à nous captiver pendant deux heures (sans coups de fusil).
De la vache de Kelly Reichardt, nous sommes passé au ver de terre de Philippe Garrel. Tourné en noir et blanc (pour faire style), Le sel des larmes est d’un ennui congénital dès la première seconde, un malheureux ersatz de Godard, un exercice d’école du cinéma par ses moins bons étudiants. Pour résumer : c’est un type, il fait tomber des nanas amoureuses de lui, et il les laisse. Puis, il laisse tomber son père, qu’il aime. Voilà !
Si par contre une véritable histoire vous intéresse Minamata d’Andrew Levitas, étoile montante du cinéma américain, nous a plus autant par sa très belle facture cinématographique que par le jeu de Johnny Depp, qui révèle ici l’acteur qu’il peut être avec le personnage tourmenté de W. Eugene Smith. Photographe alcoolique mais génial, Smith fut envoyé en 1971 par le magazine Life pour documenter le scandale de Chiasso, compagnie de produits chimiques qui pendant 15 ans déversa du mercure dans une baie peuplée de pauvres pêcheurs qui dépendaient du poisson pour leur subsistance.
Bonheur du jour
Se retrouver pour une projection matinale dans la magnifique salle ovale du Zoo Palast, ses boiseries Art Déco, le rouge de ses velours et son splendide rideau de scène jaune beurre. En 2009 l’actrice Tilda Swinton, visiteuse de longue date de la Berlinale, parlait avec nostalgie du Zoo Palast du temps où c’était Berlin-Ouest qui accueillait le festival. On ne peut franchement pas lui en vouloir ! Ces anciennes salles, dans leur splendeur d’antan, célèbrent non seulement le cinéma en tant qu’art mais aussi et surtout en tant qu’expérience collective. Une autre chose que Netflix ne pourra jamais donner, et non des moindres.
Lendemain de veille
Entendre des Allemands discuter nonchalamment d’Alfred Bauer, premier directeur de la Berlinale, comme un Nazi, membre des Waffen-SS. Son nom a maintenant été rayé de l’Ours d’argent qui célébrait l’inventivité cinématographique, par ailleurs remporté 2013 par Denis Côté. Ce n’est pas que ce soit mal de discuter du passé trouble de l’Allemagne (au contraire), mais le ton a changé. L’accablement d’autrefois a laissé place à la résignation. En regard des attentats racistes de mercredi à Hanau, c’est extrêmement troublant.
22 février 2020
Une légère odeur d’autoritarisme flottait ce matin sur Potsdammer Platz alors que, contrairement aux habitudes prises depuis 18 ans, les journalistes ont dû faire la file à trois postes successifs avant de pouvoir enfin pénétrer dans l’immense salle du Berlinale Palast. Habitudes qui devront d’ailleurs changer du tout au tout l’année prochaine puisque les projections de presse se dérouleront dans un autre lieu, le Palast en faillite ayant été vendu… au Cirque du soleil !
Nous avons donc profité de cette belle salle confortable ce matin pour voir En avant le film d’animation que Dan Scalon (L’université des monstres) a tourné pour les studios Pixar. Si l’esthétique de ce road-movie très américain ne nous a plu qu’à moitié, reste que cette histoire de deux frères elfes partis à l’aventure pour retrouver la magie perdue de leur monde est l’occasion de beaux moments d’humour et de personnages féminins forts (et forts en gueule). Le film propose en même temps une fine critique de l’american way of life qui change agréablement des histoires de princesses congelées dans des châteaux de glace.
En Compétition ce matin, El Prófugo (L’intrus), film argentin de Natalia Meta sur une actrice et chanteuse hantée au quotidien par les personnes qui habitent ses mauvais rêves. C’est parfois longuet mais finement filmé, avec une cinématographie intéressante sur un scénario original et habilement structuré. Les acteurs y sont véridiques, surtout Erica Rivas, une actrice d’une grande intelligence dont nous saluons la maîtrise vocale.
De l’Argentine également, nous avons vu le film d’ouverture de la section Panorama, Las Mil y Una de la jeune Clarisa Navas. La réalisatrice a tourné toutes ses images dans sa ville natale, située assez loin de Buenos Aires. Est-ce la trop grande proximité avec son sujet qui a éliminé un regard critique au montage ? Toujours est-il que cette histoire d’une timide jeune fille qui s’interroge sur sa sexualité dans un barrió pauvre et violent où le sexe est l’un des seuls moyens d’expression, est d’un souverain ennui. Une absence de structure narrative donnant lieu à scènes répétitives, plombe l’excellente cinématographie de ce film mal en point. Il y avait pourtant un sujet en or et des acteurs dévoués à leur sujet. Dommage !
Bonheur du jour
Quand le relationniste de My Salinger Year à qui on vient d’offrir une barre de chocolat Suisse interrompt votre entrevue avec Philippe Falardeau pour faire entrer Sigourney Weaver vêtue d’un splendide tailleur-pantalon noir et rose, et que cette légende du cinéma est aussi belle, aussi désinvolte et aussi charmante qu’on puisse le rêver.
Lendemain de veille
Célébrer les 19 films venus du Brésil cette année et y découvrir une industrie cinématographique en pleine expansion, tout en apprenant que cette même industrie est présentement brutalement démantelée et censurée par le régime autoritaire de Jair Bolsonaro.
Rumeurs sur Potsdammer
Des murmures parlent de déplacer le centre de la Berlinale (présentement sur Potsdammer Platz) à l’Aréna Mercedes-Benz, dans le quartier Friedrichhain, ce qui constituerait un choix aventureux. Lieu d’événements sportifs importants, l’aréna contient 17 000 places au lieu des 1754 du Berlinale Palast, déjà l’une des plus grandes salles en Allemagne. Comment on pourrait y reloger le Festival reste mystérieux. Qui vivra verra !
20 février 2020
La 70e Berlinale, sous les auspices de la nouvelle direction formée par le binôme de Carlo Chatrian et de Mariette Rissenbeck, s’est ouverte avec My Salinger Year, le nouvel opus de Philippe Falardeau, mettant en vedette Sigourney Weaver et Margaret Qualley. Le film est une délicate (et délicieuse) adaptation de l’ouvrage autobiographique de Joanna Rakoff sur son travail comme assistante d’édition pour l’agence qui représentait le célèbre auteur américain J.D. Salinger.
Tombé à 49 ans amoureux des œuvres de Salinger, Philippe Falardeau voulait tellement faire ce film qu’il s’est rendu lui-même à Cambridge pour y rencontrer Joanna Rakoff. My Salinger Year est lui-même à l’image du reste de l’œuvre du cinéaste : visuellement inventif tout en restant sobre et offrant une riche, quoique subtile, palette d’émotions.
Tout comme dans Monsieur Lazhar, on y retrouve un personnage dans un no man’s land professionnel : amoureuse de la littérature et souhaitant devenir elle-même écrivain, Joanna se voit confrontée à lire et à répondre au courrier d’un autre auteur, au lieu de travailler sur ce qui la passionne. Pas à pas, et poussée par le célèbre auteur lui-même, elle se découvre elle-même, ses forces et son intelligence littéraire. On ne saurait demander mieux comme film d’ouverture.
La satisfaction engendrée par le film de Falardeau a fait agréablement contraste avec l’irritation générale engendrée par certaine des décisions des nouveaux directeurs. Le retard du jury international présidé par Jeremy Irons pour la toute première conférence de presse a ainsi laissé aux collègues des quatre coins du monde tout le loisir de discuter. De l’avis général, non seulement l’affiche de cette nouvelle édition est particulièrement laide, mais le remplacement de l’application Berlinale par un site web optimisé est un désastre, la première pouvant en effet être téléchargée et consultée hors-ligne alors que le second nécessite une connexion parfois coûteuse pour les visiteurs étrangers. Encounters, une nouvelle section compétitive, remplace deux sections appréciées du public, soient Nativ sur les films des Premières Nations des cinq continents (et où le Canada présentait toujours des films) et Cinéma culinaire, qui réunissait les gourmands. Nouvelle direction signifie un nouveau style, mais était-il si besoin d’en faire autant ?
17 février 2020
De l’énoncé « diamant brut » peuvent bel et bien résonner finesse et richesse : la finesse et la richesse d’une pièce qui se voudrait unique et rare, qui se voudrait profonde et énigmatique. Mais de « diamant brut » peut aussi retentir la dureté de la forme, de cette forme qui, rude et non taillée, frappe par sa vitalité, son impulsivité, sa violence. Multipliant les festivals de renom (Telluride, Toronto, New York, Rotterdam), le dernier long-métrage des cinéastes américains Josh et Benny Safdie, Uncut Gems, arrive, dans le paysage cinématographique actuel, comme cette parfaite pierre précieuse naturellement acérée.
Débutant son récit dans la rudesse d’une mine de diamants éthiopienne, où deux mineurs profitent du brouhaha causé par la blessure d’un de leurs confrères pour aller dérober une opale noire, Uncut Gems entame son parcours incisif en suivant le voyage de cette opale jusqu’en Amérique… ou plus précisément jusqu’à notre arrivée dans la colonoscopie du personnage principal, Howard Ratner (remarquablement joué par Adam Sandler). Du cabinet médical, nous suivons alors, à un rythme effréné, Howard qui nous amène dans son univers : le Diamond District de New York. Juif bien établi du quartier, Howard passe tout son temps à organiser et réorganiser ses affaires, multipliant les prêts sur gages et les emprunts dans le but de faire un grand coup d’argent. Et ce coup ne peut venir que d’une direction, son obsession : parier sur le basketball. Peu importe que son mariage tombe en morceaux, que son amante fasse à sa tête et que son beau-frère, à qui il doit beaucoup d’argent, ait envoyé deux tueurs à ses trousses, Howard ne voit que loin devant lorsque, venu dans son magasin pour acheter des accessoires en diamants, le grand joueur de la NBA Kevin Garnett (jouant son propre rôle) tombe sous le charme de son opale noire. Les dés sont jetés et, bien souvent, rien ne va plus dans l’univers chaotique d’Howard.
À mi-chemin entre les films de Cassavetes (The Killing of a Chinese Bookie, 1976), les films de Scorsese (Taxi Driver, 1976) (à noter que Scorsese fait lui-même partie de la production d’Uncut Gems), et les jeux d’arcade des années 1980, ponctués de leur musique électronique, le film des frères Safdie poursuit la consécration magistrale de ces deux cinéastes new-yorkais du temps présent. Souvent vus comme les moutons noirs de l’Amérique, boudés par les Oscars, ils proposent avec ce projet de longue haleine, leur ayant pris dix ans à réaliser, une suite à leur approche stylistique bien établie (Good Time, 2017) tout comme un questionnement social et humain aiguisé et pertinent.
Avec son style grinçant, où les personnages passent leur temps à s’enterrer mutuellement, lorsque ce n’est pas la musique stridente qui les enterre à son tour, le film des frères Safdie a été comparé, par plusieurs, à une crise cardiaque, une angine de poitrine, une crise d’angoisse ou d’épilepsie. En filiation avec Good Time, qui questionnait directement la notion de « bon temps », Uncut Gems perpétue la réflexion des cinéastes sur le divertissement et le plaisir contemporains. « Are you having a good time? », demande l’un des tueurs à gage à Howard. À fond dans le divertissement, le film est poussé au bord de l’indigeste, transformant le pur plaisir en commentaire, le suspense en film d’auteur. Mais la plus riche réflexion offerte par Uncut Gems, faisant, de ce film, un grand film, réside dans l’image de cette opale noire, moteur du récit entier. C’est cette opale, après tout, qui lie les mondes quelque peu caricaturaux, du moins pris avec légèreté, des juifs new-yorkais, axés vers le gain et le futur, et des afro-américains, amoureux des diamants, de l’éclatant et du temps présent. L’opale porte en elle une grande signification, tel que l’explique Howard à Garnett : elle porte chance et, aussi vieille que les dinosaures, elle porte en elle l’histoire de l’humanité. Dans les mains de Garnett, l’opale lui permet de gagner des matchs comme elle permet, par procuration, à Howard de gagner ses paris. Mais que recèle donc cette opale sinon une bonne histoire? Au-delà du spectre de ses couleurs, Garnett y voit la rareté, la provenance, l’Afrique, la terre, l’origine, la force, la résistance; il y voit une filiation, un héritage. La pierre devient puissante parce qu’elle porte en elle l’histoire que Howard lui a donnée et parce que cette histoire prend sens chez celui qui y croit. Loin de la réalité tragique des mineurs présentée au début du film, la bonne histoire est donc celle à laquelle nous voulons croire. C’est cette histoire qui permet à certains de se dépasser, à d’autres de contrôler leur prochains pour leurs propres gains. Et c’est cette histoire qui permet finalement de capter l’attention d’une foule au-delà de tout excès stylistique et toute tentative d’indigestion.
14 février 2020
Nous étions tous convoqués au Lion d’Or, rue Ontario, pour le dévoilement de la programmation des Rendez-vous Québec Cinéma, qui auront lieu du 26 février au 7 mars 2020. La salle est comble, c’est un succès pour les organisateurs. La nouvelle directrice Myriam D’Arcy va mener le jeu; à noter que Ségolène Roederer demeure à titre de directrice générale. Frédérick Pelletier est le nouveau grand responsable de la programmation, Il va lancer les premiers chiffres : 300 films, dont 200 courts et moyens métrages; il y aura 80 premières, dont comme toujours les films d’ouverture (Les Nôtres de Jeanne Leblanc) et de clôture (Jukebox : un rêve américain fait au Québec d’Éric Ruel et Guylaine Maroist). La programmation comprend comme toujours le retour sur les principaux longs métrages de l’année, mais aussi pour les documentaires et les courts métrages.. Cette année les Rendez-vous se targue de présenter le « premier film Netflix »; faut-il vraiment être fier de cela ? Plusieurs voudront voir une primeur comme le premier long métrage de Jean-Carl Boucher (vedette des films de Ricardo Trogi), Flashwood, ou Mont Foster de Louis Godboout. La porte-parole de l’événement cette année est Monia Chokri. Les Rendez-vous de cette année sont placés sous la mémoire de Yolande Simard-Perrault et d’Andrée Lachapelle.
Il y a également le retour, attendu, du gala PRENDS ÇA COURT, grande fête du court métrage, événement crée par Danny Lennon et qui reprend après une année de pause. Les Rendez-vous se prolongeront au cinéma Capitol de Drummondville du 27 au 29 février) et aussi au Ciné-répertoire de Joliette (17 février).
7 février 2020
Figure énigmatique s’il en est, le cinéaste d’origine acadienne Rodrigue Jean a développé en 30 ans une œuvre radicale et nécessaire en exposant sans affect les marges de notre société. Celles où évoluent clandestinement prostitués et toxicomanes, êtres écorchés par la vie et par un capitalisme qui les recrache forcément, parce qu’improductifs selon ses lois toutes puissantes. D’une brève recherche sur Internet, nous revenons pratiquement bredouilles; quelques photos à peine de Jean, dont une dans la vingtaine, en noir et blanc, où nous le méprenons un instant pour Jack Kerouac ou pour l’un de ces beatniks parcourant librement les États-Unis. La carrure de Ti-Jean, oui, mais surtout ce regard dur, à travers duquel transparaît une vulnérabilité prenante. Aux cinq ans, l’artiste se matérialise, un nouveau film sous le bras, avant de disparaître on ne sait où. Initiateur du groupe d’action en cinéma Épopée avec le monteur Mathieu Bouchard-Malo, il a signé un des films d’ici les plus importants de la décennie 2000, le documentaire Hommes à louer, qui suivait sur un an plusieurs prostitués mâles, leur donnant un espace de parole et d’écoute. Son dernier film de fiction, L’acrobate, recoupe quelques fétiches du cinéaste et des influences évidentes, entre autres celles de Jean Genet et de Rainer Werner Fassbinder.
La mise en place est d’une simplicité assumée. Christophe (Sébastien Ricard), quarantenaire parvenu, achète sur un coup de tête un appartement pas tout à fait terminé au sommet d’une tour du centre-ville de Montréal. Il y fera la rencontre imprévue de Micha (Yury Paulau), acrobate russe blessé pour des raisons nébuleuses. Cet ange déchu, vagabond sans le sou, va s’immiscer rapidement dans la vie de cet autre à la vie réglée, en déséquilibre depuis la dégénérescence d’une mère (Lise Roy) dont il s’occupe maladroitement. Esseulés, les deux hommes vont développer une relation construite sur des jeux sexuels violents, où tour à tour ils seront dominants et dominés. S’aiment-ils? Si c’est le cas, blesser par amour est le mot d’ordre, chaque blessure étant donnée et reçue comme une décharge électrique. Le seul moyen de ressentir passe par les coups, les étranglements, l’humiliation. N’importe quoi pour s’arracher aux réflexes conditionnés par un monde programmé pour se construire, s’ériger toujours, à l’image de ces tours infinies que Jean filme en de longs plans fixes, à la recherche de traces d’humanité, alors que celles-ci se trouve plus bas, les pieds bien ancrés au sol, marchant dans les rues en groupes serrés et revendicateurs.
Le temps se dilate, la progression psychologique est lente, le jeu tantôt effacé, tantôt d’une intensité presque insoutenable. L’acrobate en confondra plus d’un, notamment lors de ces scènes de sexualité d’une frontalité rarement vue dans notre cinéma. La presse fera peut-être sensation du caractère pornographique de ces scènes, que d’aucuns pourraient qualifier de gratuites, alors qu’elles illustrent un rapport aux corps dénaturé, voire économique. Pourtant, entre ces moments de brutalité, des zones d’accalmie, notamment lorsque Christophe, sous les ordres de Micha, lui rasera les jambes, puis le sexe. Redoutons le moment où un intervieweur zélé demandera à Ricard, encore une fois d’une grande justesse dans sa retenue, si ces scènes ont été simulées, car bien sûr cette question de la simulation importe peu, tant tout ici est factice, dissimule un vide abyssal. Le sexe est purement une monnaie d’échange et se transite selon les besoins les plus impératifs. Et les plus vils.
Le spectateur se laissera donc prendre dans cet étau qui se resserre avec une résolution quasi désintéressée. Bien que le récit s’égare parfois dans des surlignages pesants (la mère de Christophe lui dira : « T’as changé on dirait »; perspicace la mère) une calme assurance dans la mise en scène intrigue, notamment dans ces jeux de verticalité, symbolisés par l’appartement de Christophe et le métier de Micha (de très belles scènes mettant en scène des trapézistes viennent ponctuer le récit). Tout de même, osons critiquer cette vision bouchée de la ville et des rapports intimes dits contemporains. Dans ce projet politique d’étaler la relation (très) particulière de ces deux hommes à une condition générale de l’intimité au XXIe siècle, une naïveté qui aurait sans doute mieux passée il y a 25 ans, à l’époque de Maelström et autres Un crabe dans la tête.
L’acrobate sera exigeant pour le commun des mortels, mais ce film avec en son centre une large fêlure ne s’adresse pas à celui-ci, du moins pas directement. Il s’agit d’un cri de désespoir rendu sourd par le son des villes, d’une complainte âpre contre un monde qui s’isole pour mieux se protéger. C’est la réaction violente d’un animal blessé. C’est un film qui, par amour, ose détester ce que nous sommes devenus.
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