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Les chaises

14 mai 2018

Critique SCÈNE
| Élie Castiel |

★★★★ ½

L’INSOUTENABLE FRAGILITÉ DE L’ÊTRE

Le théâtre de l’absurde est comme celui de la vie, imaginaire puisque trop illusoire, et composé de protagonistes face à une finitude cruelle et imminente. En effet, Les chaises, pièce écrite en 1952, à peine quelques années après la Seconde Guerre mondiale, avec l’esprit des survivants d’une europanéité encore traumatisée par une apocalypse presque planétaire et qui subsiste malgré tout. Aujourd’hui, 65 ans plus tard, montée au TNM, on ressent encore la puissance d’évocation d’une écriture incomparable où les paroles prononcées expriment le terrible désarroi de l’individu devant une société qui n’a rien compris.

Se promettre des châteaux en Espagne tout en sachant que rien ne se réalisera, donner espoir à des personnes qu’on imagine, tout en sachant qu’en est soi-même perdu, inventer des chaises pour les accueillir dans un lieu de tous les possibles; les deux protagonistes, simples fantômes de l’imaginaire, seuls dans leur royaume. Inventer une salle de conférence ou de théâtre où le Grand dirigeant du pays fera un discours qui ne se fera pas.

La folie, c’est de cela que traite Eugène Ionesco, mais un égarement doux, candide, enfantin, en cadre frontal face à un monde incompréhensible qui se doit d’être apprivoisé, ne serait-ce que pour que l’individu ne périsse dans l’ignorance.

Crédit photo : © Yves Renaud

Frédéric Dubois s’empare de la pièce, la fait sienne tout en respectant l’esprit du dramaturge franco-roumain. En effet, Ionesco, un parmi les grands auteurs du siècle dernier issus de l’immigration et qui ont choisi l’Hexagone comme étape essentielle à la liberté de la pensée. En quelque sorte, comme aux États-Unis. Dubois en est conscient et place cette caractéristique en premier plan. Chez les deux protagonistes, leur âge les place déjà dans une case à part, comme des étrangers dans un lieu terrestre qui ne les reconnaît plus. Les souvenirs deviennent présents incarnés, peuplés de personnages irréels, fictifs, proches de l’humain mais invisibles. Il n’y a plus de nationalités, mais une Humanité consciente de ses échecs, dus aux rêves insensés et inatteignables.

Et soudain, des situations créées qui joignent le théâtre et convoquent autant la mise en scène que les décors. Annick La Bissonnière, également aux accessoires (peu nombreux) favorise l’éclairage où le rouge et les couleurs diaphanes permettent à Caroline Ross d’exceller, appuyant l’atmosphère d’une pièce anti-théâtre par excellence.

Le théâtre, comme le cinéma, autant que tous les
arts de la représentation ne sont en fin de compte que
des créations en forme de palliatifs qui durent toute une
vie. Eugène Ionesco l’a parfaitement assimilé dans ses
écrits et « ses chaises » ne sont que les ultimes étapes d’un
long voyage vers une destination finale… Sublime!

Et deux monuments de la scène québécoise, deux véritables bêtes de scène qui, pendant 75 merveilleuses minutes, réinventent l’art d’interprétation par le biais autant de la maîtrise technique que de l’improvisation articulée. Monique Miller, c’est une Dame influente de la très grande Histoire du théâtre québécois. Dans Les chaises, elle est épouse, sœur, mère, mais aussi face à une finitude à laquelle nous sommes tous confrontés ; et puis Gilles Renaud, impérial, chevauchant allègrement entre auto-détermination et sujet qui se prosterne devant le pouvoir avec une détermination scénique hallucinante.

Mais Les chaises, c’est surtout la parole, l’amertume de ne vouloir rien dire, la richesse du néant oral, exprimé majestueusement par cette figure gigantesque de l’Empereur, comme un fantôme de l’Opéra incapable de placer un mot, syllabes et consonnes faites de chuchotements et de sons incongrus. Entre la vie et la mort, entre le réel et le rêvé, apprivoiser la mort devient un acte inconcevable.

Le théâtre, comme le cinéma, autant que tous les arts de la représentation ne sont en fin de compte que des créations en forme de palliatifs qui durent toute une vie. Eugène Ionesco l’a parfaitement assimilé dans ses écrits et « ses chaises » ne sont que les ultimes étapes d’un long voyage vers une destination finale, sans billet de retour. Sublime!

Texte
Eugène Ionesco
Mise en scène
Frédéric Dubois
Assistance à la mise en scène et régie
Stéphanie Capistran-Lalonde
Décors
Anick La Bissonnière
Costumes
Linda Brunelle
Éclairages
Caroline Ross
Musique originale
Pascal Robitaille
Distribution
Monique Miller, Gilles Renaud, Jasmine Daigneault,
ainsi que Alex-Aimée Martel et Rosalie Payotte (en alternance)
Production
Théâtre du Nouveau Monde / Le Théâtre des Fonds de Tiroirs

Durée
1 h 20 (Sans entracte)
Représentations
Jusqu’au 2 juin 2018
TNM.

MISE AUX POINTS
★★★★★ Exceptionnel  ★★★★ Très Bon. ★★★ Bon. ★★ Moyen. Mauvais.
½ [Entre-deux-cotes]

 

 

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