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Don Juan revient de la guerre

3 mars 2017

THÉÂTRE /
CRITIQUE
★★★★  ½
Texte : Élie Castiel

CE MONDE INÉLUCTABLEMENT IMPITOYABLE

La pièce d’Ödön von Horváth donne du fil à retordre à ceux qui ont une idée bien précise du personnage mythique de Don Juan, à la fois célèbre et honni pour ses prouesses licencieuses. Écrite en 1935, un an avant le début du conflit mondial, on peut imaginer la réaction des autorités alors que le dramaturge ose s’attaquer à une vision de la masculinité qui atteindra des points culminants dans l’armée allemande, au cours des prochaines années. Cela explique bien l’exil annonciateur du dramaturge. Mais la pièce parle aussi de l’exil, de l’absence et de toutes ces questions existentielles qui ont pour nom péché, désir, transgression, rédemption, jalousie, foi, honneur et déisme. Aujourd’hui, les choses ont-elles vraiment évolué, particulièrement lorsque l’Amérique se dote d’un représentant du pays misogyne, raciste, sans compter ses autres vertus néfastes devant l’Éternel ?

TH_Don Juan revient de guerre

Si la civilisation occidentale, pour ne pas dire le monde dans sa totalité, est dans un déclin inévitable, seul l’art responsable, qu’il s’agisse de n’importe quelle discipline, peut encore le sauver du déluge. Mais les sociétés ont atteint un tel niveau de populisme que ce miracle nous paraît infranchissable. C’est pour cette raison que le théâtre, puisque c’est de cela que nous parlons, doit s’approcher du simple individu, non pas pour le divertir, mais pour lui apporter un soutien qui l’aiderait à mieux se définir dans un monde impitoyable. Si d’une part, von Horváth navigue dans l’inconscient, affirmant, à l’époque, son aura intellectuelle inégalée, il n’a pas nécessairement était populaire dans son pays, éprouvant des difficultés majeures à diffuser ses pièces.

« Toutes ces femmes, devant un Don Juan revenu de la guerre, à la recherche de sa bien-aimée (on ne vous dira pas ce qu’elle est devenue) se donnent à lui, se jalousent, s’emportent, s’amourachent de son corps plutôt que de son esprit. Même celles qui s’aiment entre elles – dans ce nouveau siècle, le 20e, c’est le début dans le milieu de
l’intelligentsia, des relations saphiques, d’où jaillira une littérature, aussi bien populaire qu’intellectuelle… »

Seul l’art peut rassembler les gens. La version La Veillée de Don Juan revient de la guerre présentée au Prospero, lieu dramaturgique idéal des auteurs peu connus et incontournables, bénéficie d’une traduction d’Hélène Mauler et de René Zahnd qui brise notre confort quotidien pour nous conduire dans un monde en transition, les après immédiats de la Première Guerre mondiale. S’il est quelque chose qui manque aux hommes et aux femmes pendant les conflits majeurs, c’est bel et bien le rapprochement des corps. Cela est évident dans la pièce.

Toutes ces femmes, devant un Don Juan revenu de la guerre, à la recherche de sa bien-aimée (on ne vous dira pas ce qu’elle est devenue) se donnent à lui, se jalousent, s’emportent, s’amourachent de son corps plutôt que de son esprit. Même celles qui s’aiment entre elles – dans ce nouveau siècle, le 20e, c’est le début dans le milieu de l’intelligentsia, des relations saphiques, d’où jaillira une littérature, aussi bien populaire qu’intellectuelle. Les hommes, eux, n’auront pas droit à cet honneur, même si dans la mêlée, des comportements interdits entre eux ont quand même eu lieu.

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© David Ricard

Comme c’est le cas dans la plupart des mises en scène dans la salle principale du Prospero, l’espace où se déroule le récit prend des allures d’un écran cinémascope où la caméra imaginaire (voire même virtuelle) du metteur en scène dessine l’horizontalité du propos par des effets vidéos freudiens qui définissent les personnages et précisent le temps. Le travail de Florent Siaud est aussi déterminant que possédé par un démon intérieur : le théâtre de la vie.

Don Juan, c’est Maxim Gaudette, seul homme dans un univers féminin. Elles n’ont pas de prénom, mais Evelyne de la Chenelière, Kim Despatis, en passant par Marie-France Lambert et d’autres comédiennes, se transforment en trente-cinq femmes d’âges et de milieux différents. Elles sont fortes et faibles, disponibles et perverties, soucieuses et rebelles. Quelque part, le féminisme déploie ses premiers discours, timidement, certes, mais tout aussi déchirants. Nous somme séduits par le choix vestimentaire de Romain Fabre et pour sa scénographie qui rappelle les tragédies grecques (rares à Montréal par les temps qui courent alors qu’elles sont toujours d’une actualité urgente) et le drame shakespearien. Nicolas Descoteaux propose un jeu d’éclairage où, paradoxalement, la nostalgie et la mélancolie s’opposent et parfois côtoient passivement la réalité d’une guerre qu’on aurait pu éviter. Il faut souligner le travail au son de Julien Éclancher, pour la circonstance, important pour saisir le moment.

Pendant presque 95 minutes, nous sommes dans un univers qui ressemble au notre, mais qui nous échappe malgré tout, nous poussant quand même à réfléchir. Encore une fois, seul l’art et sa transparence peuvent encore sauver le monde. Essentiel.

Séquences_Web

Auteur : Ödön von Horváth – Traduction : Hélène Mauler, René Zahnd – Mise en scène : Florent Siaud – Scénographie : Romain Fabre – Costumes : Romain Fabres – Éclairages : Nicolas Descoteaux – Conception sonore : Julien Éclancher – Distribution  : Maxim Gaudette (Don Juan), ainsi que Evelyne de la Chenelière, Kim Despatis, Marie-France Lambert, Danielle Proulx, Évelyne Rompré, Mylène Saint-Sauveur  – Production : La Veillée | Durée : 1 h 35 approx. (sans  entracte) – Représentations : Jusqu’au 26 mars 2017 – Prospero.

MISE AUX POINTS
★★★★★  Exceptionnel.  ★★★★  Très Bon.  ★★★  Bon.  ★★  Moyen.   Mauvais.  ½ [Entre-deux-cotes]

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