En salle

Imaginaire social et sexualité. Le labyrinthe d’Un été comme ça de Denis Côté

19 août 2022

Catherine Bergeron

C’est un été lent et hors du temps que nous propose Denis Côté dans son dernier opus, Un été comme ça. Une saison en suspension, où les jours se suivent et s’accumulent entre les murs lambrissés d’une grande demeure au charme patrimonial laurentien. L’heure est à la tranquillité, mais cette tranquillité n’est toutefois qu’apparence puisque les quelques protagonistes, invités à résider en quasi huis clos dans cette maison, bouillent de l’intérieur.

Présenté en compétition officielle à la dernière Berlinale, Un été comme çaraconte l’histoire de trois jeunes femmes, Léonie (Larissa Corriveau), Eugénie (Laure Giappiconi) et Gaëlle dite Geisha (Aude Mathieu), qui sont conviées des suites de leur thérapie à prendre part à un séjour d’introspection dans une maison de repos. Les trois femmes se retrouvent ainsi rassemblées pour une durée de vingt-six jours, incluant vingt-quatre heures libres, dans un grand chalet des Laurentides avec une thérapeute, un travailleur social, et une cuisinière un peu curieuse.

Bien que ce séjour soit lié à la thérapie respective de chaque femme, aucune d’entre elles n’est là pour soigner quoi que ce soit; personne n’est malade et la participation au programme est entièrement volontaire. Ces femmes ne sont effectivement pas malades, mais elles affirment devoir vivre avec des troubles d’hypersexualité dictant les moindres instants de leur vie. Comportements sexuels intenses, anxiété généralisée causée par des pensées sexuelles intrusives et une imagination spectaculaire, exhibitionnisme, obsession pour le porno dur, désirs sexuels présents se rapportant à un passé d’inceste… chaque femme vit une réalité distincte et vise un cheminement qui lui est propre. Sans grand drame apparent, l’œuvre de Côté, d’une durée de 2 h 18, propose une incursion tendre et sensible dans ce petit moment de la vie de ces quelques personnages en négociation avec eux-mêmes.

Entre le calme banal de l’été champêtre bucolique, renforcé par l’approche narrative du film, et le bouillonnement interne des personnages, Un été comme ça joue l’oxymore, avançant une prémisse explosive pour nécessairement offrir son contraire. Tournée en 16 mm, avec une caméra qui ne tient pas en place, scrutant, en gros plans et plans rapprochés, les corps et les visages excités, l’œuvre se meut entre moments de relaxation estivale, moments de discussions et témoignages, et moments intimes, où le désir sexuel ne peut que se libérer. Si le temps est, dans son ensemble, au prélassement sur le gazon vert fraîchement coupé, à la baignade dans le lac olivâtre au bout du quai attenant, au canot et à l’équitation, les bouches pulpeuses à demi-fermées et les corps moites à demi vêtus réfèrent à bien autre chose.

Bien qu’une bonne partie de l’œuvre s’intéresse aux moments de détente, il est clair que la chaleur de l’été encourage les pulsions, plus qu’elle ne les calme. Les scènes captant la banalité du séjour sont ainsi intercalées de moments intimes, où les trois femmes occupent leur temps personnel à leur guise. Eugénie aime dessiner au fusain, les seins à découvert; Léonie aime regarder du porno dur sur son téléphone pendant les quatre-vingt-dix minutes allouées chaque jour aux outils technologiques; et Geisha aime se sauver des limites du terrain pour aller offrir une fellation à ce qui semble être la totalité d’une équipe de soccer masculine. Sur ces scènes fiévreuses, Côté surprend en apposant le même traitement de tranquillité et d’introspection, créant des scènes de sexualité dédramatisées et distanciées. Ainsi, bien peu sera finalement donné à voir aux spectateurs : quelques scènes de nudité et de masturbation, dont une particulièrement explicite, et une scène de bondage.

Plus que simplement montrée, la sexualité se retrouve surtout racontée à travers une série de témoignages et de discussions entre les membres du domaine. De cette manière, Léonie explique avoir connu dans sa jeunesse les abus de son père et, ensuite, son absence, ce qui participe à ses désirs actuels de gang bang et de pratiques sadomasochistes. Eugénie raconte que son imagination fertile l’empêche de vivre sans anxiété. Quant à Geisha, une travailleuse du sexe disant parfois offrir ses services gratuitement, rapporte se reconnaître dans la figure de la prédatrice plutôt que celle de la victime. Sans jugement, les témoignages sont présentés par Côté comme une prise de parole où le sujet a le droit de ressentir de la fierté ou de la honte, de l’angoisse ou de la puissance, voire même de ressentir tout cela en même temps. Tel un psychologue, le cinéaste regarde les personnages avec attention, bienveillance et sincérité, les laissant s’exprimer dans toute leur complexité.

Si les témoignages sont intéressants d’un point de vue humain, ils sont toutefois particulièrement puissants et pertinents lorsqu’on comprend ce qui intéresse essentiellement Côté dans ce sujet, faisant de ce film une grande œuvre. Pour décrire la genèse de son film, Côté a dit : « Pourquoi de la France a-t-il pu émerger des cinéastes filmant le corps humain de manière directe et assurée et du Québec, rien de tel1 ? ». Au-delà de la pure affirmation historique, ce qui émerge d’une telle proposition est la différence dans le rapport des nations et des cultures à la sexualité. Sous cette perspective, dans le théâtre d’Un été comme ça, nous retrouvons non seulement six personnages, mais aussi des individus, des archétypes, marqués par le passé et l’imaginaire social de leur nation. Plus précisément, nous retrouvons une thérapeute allemande formée en psychanalyse (nous invitant à penser le film sous cet œil), un travailleur social arabe que les trois femmes tenteront de séduire (laquelle réussira ?), une cuisinière québécoise prude, jouée par Josée Deschênes, reconnue pour son rôle de Lison dans La petite vie. Et des trois femmes, nous retrouvons une Française profondément romantique, portant une robe et une chevelure à la Louise des Nuits de la pleine lune et deux archétypes québécois tirés de l’imaginaire social d’ici : l’une marquée par les abus et l’abandon de son patriarche, l’autre portant le devoir des filles du Roy, assise à côté de la statue de Madeleine de Verchères.

Œuvre magistrale et passionnante, Un été comme ças’impose comme un labyrinthe parfaitement organisé où chaque témoignage complexifie le portrait humain, culturel et national proposé par Côté. Avec tendresse, il regarde les personnages habités par ces troubles — des troubles qui, comme il est dit, ne relèvent pas de la maladie et qui peuvent être apprivoisés grâce à l’introspection et l’apprentissage d’une autre manière d’exister.

1 Cité dans Croll, Ben. 2022 (11 février). « Denis Côté Talks About On-Screen Sexuality in His Berlin Film ‘That Kind of Summer’ », Variety [ma traduction], para. 2, l. 3-4, https://variety.com/2022/film/news/denis-cote-berlin-1235178663/

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