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Penser le cinéma, faire le cinéma

16 avril 2021

Yves Laberge

Du format d’un livre souple, la Revue Cités offre des numéros thématiques, selon la grande tradition des revues d’idées en France; pensons à la Revue des Deux mondes ou à Esprit, ou encore Le Débat. Une fois n’est pas coutume, le dossier de son N° 77 est consacré au cinéma, et ses neuf articles situeront le 7e art selon des perspectives philosophiques, pratiques ou proches des sciences sociales. L’image de couverture montre l’équipe de François Truffaut lors du tournage de son adaptation de Fahrenheit 451 (1966).

L’article d’ouverture d’Avishag Zafrani se base sur le diagnostic du philosophe et théoricien Théodor Adorno (à propos de la production industrielle des biens culturels) pour montrer le caractère pernicieux du film lorsque celui-ci devient uniquement l’instrument d’une culture de masse axée sur une idéologie conformiste, la rentabilité, le nivellement par le bas : « Nouvel opium, il produit une morale compensatoire qui annihilerait toute résistance potentielle » (p. 11). Cette interrogation empruntée à la théorie critique reviendra dans certains textes subséquents.

Dans un entretien centré sur les « Nouveaux enjeux économiques du cinéma », le producteur Éric Altmayer explique les tendances actuelles quant au financement des œuvres, souvent à la merci des bailleurs de fonds qui reproduisent une conception étroite de ce que devrait être « un bon film ». Altmayer le déplore et souligne un paradoxe apparent : « On se targue en France d’avoir beaucoup de producteurs indépendants, mais la plupart de ces producteurs indépendants sont en réalité très dépendants, ils dépendent justement du bon vouloir des chaînes de télévision, ou de subventions et ils sont en permanence en cavalerie, espérant que le prochain film pourra financer les frais de structure du précédent investissement » (p. 21). Dans un autre entretien, le cinéaste et théoricien Jean-Louis Comolli expose sa conception du documentaire, car « le cinéma apprend à regarder le monde » (p. 40); et « la pratique documentaire est une pratique éducative » (p. 40).

Ce dossier éclaté comprenant des textes plus hermétiques et totalisant près de cent pages se conclut sur sa contribution la plus inspirante, à partir des remarques éclairées de Mathieu Rasoli (« Éduquer par/avec le cinéma? ») qui base d’abord sa réflexion sur Émile Durkheim (p. 83) pour ensuite revaloriser des approches un peu oubliées comme l’éducation aux médias, l’éducation artistique et — ultimement — l’éducation au cinéma (p. 93). Cet impératif d’initier les élèves à la portée de l’image animée et pouvant être largement diffusée devient d’autant plus nécessaire que la nouvelle génération peut — potentiellement — devenir, le plus facilement du monde, un cinéaste ou un « fabriquant d’images » (pour reprendre l’expression judicieuse de Mathieu Rasoli) en mettant en ligne un film personnel ou un autoportrait filmé, grâce à des supports comme YouTube et autres réseaux sociaux (p. 94). En ce sens, une éducation à l’acte même de filmer — et à ses implications, ses conséquences potentielles — devient désormais indispensable, surtout pour les jeunes élèves. Sur ces questions inépuisables et actuelles, Mathieu Rasoli parvient à produire un article invitant, clair, instructif, inspirant et bien documenté.

Globalement, ce dossier de la Revue Cités permettra au lecteur québécois de situer — fragmentairement — quelques-uns des horizons de référence dans la réflexion savante sur le cinéma dans la France actuelle. Les approches sont variées : si les praticiens (Éric Altmayer ; Jean-Louis Comolli) rappellent la prépondérance de l’économique supplantant désormais la dimension créatrice ou artistique — et en cela, beaucoup de pays en sont réduits à imiter le modèle ultra-commercial hollywoodien —, les théoriciens et les cinéastes de la marge (comme Raoul Peck, ici interviewé dans l’avant-dernier article) tentent pour leur part de reconcevoir ou de critiquer le monde tel qu’il nous apparaît dans le mainstream, en prônant à travers des circuits alternatifs « un cinéma autrement », pour emprunter la belle formule de Dominique Noguez. En tant que tel, ce dossier N° 77 ne comprend pas d’illustrations; mais certains des articles hors-dossier contiennent des photographies anciennes. Comme dans toute revue de ce calibre, les dernières pages proposent des notes de lectures et des recensions de livres, entre autres autour de la biographie récente consacrée au philosophe Jürgen Habermas (pp. 185-196). Au Québec, la Revue Cités ne se trouve pas chez les marchands de journaux, mais plutôt en librairie, sur commande spéciale ou par abonnement. C’est le type de revue que l’on conserve, même après l’avoir lue en entier.


(Collectif)
Penser le cinéma, faire le cinémaRevue Cités, N° 77
Presses universitaires de France, Paris
2019, 199 p.

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