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Séquences à la Berlinale 2021 – Jour 2

3 mars 2021

Hygiène sociale (Denis Côté) – Encounters

Le pickpocket des rêves archivés

J’ai un jour mentionné à la romancière bouddhiste québécoise Esther Rochon que ses romans étaient pour moi une expérience de lâcher prise : un événement est annoncé, on l’attend, on l’espère et rien n’arrive. Puis, au moment où on a complètement abandonné l’idée, il se produit! Et là, c’est l’étincelle. Hygiène sociale, le dernier film de Denis Côté, fonctionne un peu de la même façon :  on attend le sens du film, on l’espère, on devient de plus en plus irrité (et fondamentalement ennuyé), on abandonne l’espoir de jamais trouver l’intérêt et, contre toute attente, il se révèle! C’est-à-dire que c’est Denis Côté qui se révèle, dans un sursaut de vulnérabilité aussi poignant que métaphorique.

Plantés dans une belle prairie, quelque part dans les Cantons-de-l’Est, un homme et une femme discutent. Debout, presqu’immobiles, distants. Le ton est celui du théâtre. La mise en scène est si artificielle, si profondément déroutante qu’on regarde juste pour trouver le sens de ce truc. Les mots flottent entre ces deux personnages figés. Il s’agit d’Antonin et de sa sœur Solveig, laquelle reproche à son frère sa vie de pickpocket nomade, si paumé qu’il dort dans la voiture de son meilleur ami. Dans un coin de l’image, un flou s’étend, telle une légère nuée. On ignore ce qu’elle indique mais elle est suffisamment présente pour qu’on s’y attarde. Cela doit vouloir dire quelque chose! Scène suivante, on voit Antonin et sa femme Églantine, vêtue comme pour une scène de Marivaux, qui elle aussi lui adresse des reproches. Même ton, même nuée dans l’image. Il y aura ensuite Cassiopée en robe à paniers, maîtresse d’Antonin, puis Rose la perceptrice d’impôts, tout de rose vêtue. Toutes l’interpellent, quelque part dans un champ ou à l’orée d’un bois. Toutes le voudrait autre que ce qu’il est. Toutes nous ennuient mortellement, en dépit des beaux cadrages de François Messier-Rheault, des chants d’oiseaux et de la nature.

On est sur le point d’abandonner Denis Côté à ses conversations artificielles et à ses nuées, quand on il nous montre la scène exquise d’une jeune femme androgyne en train de faire du breakdance en pleine forêt. C’est Aurore, la plus récente victime des cambriolages d’Antonin. À elle, il révèle qu’il est cinéaste. « Je me cherche. C’est difficile. J’ai une vision très romantique et idéalisée du cinéma. Le cinéma, c’est ce qui fait le pont entre ce qu’est le réel et ce que pourrait être le monde. » C’est alors qu’on réalise que, tout ce temps, Denis Côté n’a fait que nous parler de lui en tant que cinéaste. Que ce film, écrit en 2015 à Sarajevo et déjà baptisé Hygiène sociale à l’époque, nous montre métaphoriquement sous forme de figures féminines des alter ego de l’industrie du cinéma québécois, qui aimeraient bien qu’il soit et fasse autre chose que ce qu’il fait. Et que lui, Denis Côté, créateur nomade au sein d’une industrie sédentaire et figée, est le pickpocket du milieu, ratissant les poches des passants pour créer, rassemblant au sein des décharges de notre imaginaire social des rebus de rêves, des dimensions parallèles, des possibles archivés. On comprend que le flou dans l’image est la porte d’une sublime allégorie, une critique acérée d’un milieu et d’une société qui, comme les femmes de son film, voudraient bien le laisser tomber. On saisit la difficulté de créer un cinéma qui ne ressemblent à rien, parce que ce rien fait œuvre d’hygiène sociale. « À quoi peut bien penser un veau qui regarde des feux d’artifice? » se demande Antonin à la toute fin.

J’ai souvent dit que l’une des grandes fiertés de l’industrie du cinéma québécois est qu’il parvient à se payer un Denis Côté. Que nous ayons les moyens de nous payer des créateurs qui repoussent les limites de l’écriture cinématographique tel qu’il le fait est un signe de santé, d’ouverture et de vision.

Continue à créer, Denis.

ANNE-CHRISTINE LORANGER

Bad Luck Banging or Loony Porn (Radu Jude) – Compétition

Très peu de personnes souhaitent voir circuler une vidéo de leurs ébats sexuels. Même si une relation consentante ne représente rien de mal en soi, la portée de telles images, redues disponibles à tous, peut s’avérer, on le sait, extrêmement destructrice. Emi l’apprend à ses dépens alors qu’on menace de lui retirer son poste d’institutrice après qu’un sextape la montrant au lit avec son mari fut mis en ligne sans son consentement. Comble du ridicule, son école va même jusqu’à organiser une rencontre lors de laquelle les parents des élèves doivent décider si elle sera renvoyée ou pas. À partir de ce scénario des plus contemporains, qui assume d’ailleurs pleinement l’année 2020 dans sa représentation de la pandémie, Bad Luck Banging or Loony Porn de Radu Jude érige une critique sociale acerbe qui n’épargne rien sur son passage.

Alors que sa protagoniste anxieuse déambule dans la cohue d’un Bucarest bruyant et agité, le cinéaste roumain ne la suit que partiellement, prenant également le temps d’insister sur l’espace urbain et les interactions qu’on y retrouve : omniprésence de publicités, parfois choquantes, disparité grandissante entre les classes sociales, irrespect généralisé entre citoyens, effritement culturel et patrimonial de la ville, etc. En somme, il dresse les contours de la décadence sociétale dans laquelle la Roumanie et de nombreux autres pays pataugent. Son acuité à distinguer les enjeux actuels s’exprime aussi à merveille lors de la longue scène durant laquelle Emi confronte les parents. Véritable tribunal populaire, les invectives se multiplient rapidement et on se sent comme au milieu d’une joute argumentaire sur les réseaux sociaux : l’écoute y est optionnelle, les positions y sont bien campées. Chacun des parents incarne, à sa manière, un archétype bien défini qui articule un point de vue tranché. Les personnages ont quelque chose d’un peu caricatural, mais ils cadrent complètement avec le ton du film et permettent à Jude d’apporter un discours sur les institutions.

Bad Luck Banging or Loony Porn est une boîte à surprises qui peut faire sourire, mais dont on se rappellera longtemps le registre acide, particulièrement présent dans le deuxième acte. Dans ce segment, qui peut rappeler les Histoire(s) du cinéma ou Le livre d’image de Godard, Jude définit des mots, y accole des images, parfois avec sarcasme, critiquant abondamment le passé de la Roumanie. Difficile de ne pas voir dans ce long passage une parenté de style avec les aphorismes ironiques d’un de ses compatriotes, le philosophe Emil Cioran. Avec Bad Luck Banging or Loony Porn, Jude confirme une fois de plus qu’il possède, même en tant que cinéaste, un talent singulier notable lorsque vient le temps de formuler des idées et d’amener une réflexion sur le monde.

JÉRÔME MICHAUD

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