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Les siffleurs

2 juillet 2020

Crimes et sifflements

Jérôme Michaud

Siffloter sa chanson préférée avec élégance n’est pas l’apanage de tous, mais il faut dire que l’on a rarement à le faire, les soirées endiablées de karaoké ne demandant pas d’entrer dans ce genre de technicalité, qui redonnerait pourtant un peu de lustre aux classiques souvent maltraités au petit matin. Cela dit, savoir siffler n’est pas du tout essentiel et personne ne perdra la vie s’il ne maîtrise l’art de former de petits bruits stridents émanant de sa bouche, à moins qu’il ne se trouve inexplicablement plongé dans l’univers des Siffleurs, dernier opus du déstabilisant cinéaste Corneliu Porumboiu. Partant de la pratique traditionnelle du langage sifflé silbo gomero pratiqué sur l’île de La Gomera dans l’archipel des Canaries, le cinéaste roumain s’inspire du film noir pour élaborer une intrigue alambiquée, mais finement ficelée dont les quelques apories sont rapidement pardonnées.

Dans une atmosphère où tout le monde est sous écoute, où chacun tente de protéger ses arrières et de dissimuler ses intentions, Cristi, impassible policier de la brigade des stupéfiants de Bucarest, s’est acoquiné avec la pègre, ne cessant d’informer son contact Zsolt de l’enquête menée contre lui, la faramineuse somme de 30 millions d’euros étant en jeu. Suite à l’arrestation de Zsolt, que Cristi a tenté en vain de prévenir, ce dernier se rend à l’île de La Gomera, rejoindre Gilda, femme fatale dont le charme l’a envouté, et le reste de la bande de mafieux afin d’apprendre avec eux à gazouiller le silbo gomero, et ce, dans le but d’utiliser ce moyen de communication secret pour faciliter l’évasion de Zsolt. L’art de siffloter devient ainsi l’élément pivot de la stratégie de libération, le moindre faux pas pouvant, théoriquement, mener à des conséquences tragiques.

On peut d’emblée reprocher à Porumboiu de se servir superficiellement du langage sifflé sur lequel il s’attarde pourtant longuement. Le silbo gomero, qui réduit le langage parlé à deux voyelles et quatre consonnes, aurait pu causer des quiproquos majeurs qui auraient servi de ressorts narratifs à l’intrigue, mais il n’en est rien. Cela dit, l’approche adoptée par le cinéaste produit une idéalisation d’un moyen de communication hautement faillible, mettant alors l’emphase sur la beauté sonore et musicale d’un chant intime qui a le grand avantage de permettre un échange hors du monde sans pour autant avoir à en sortir. Un peu comme si Porumboiu souhaitait pointer l’idée que ce dont on a aujourd’hui besoin est de retrouver une sphère privée, une façon d’être avec l’autre dans la confidentialité.

La grande force des Siffleurs est justement d’exposer la façon dont un individu peut se retrouver littéralement paralysé par une surveillance constante, réelle ou pressentie, technologique policière ou mafieuse. Caméras cachées ou téléphones sous écoute, si ce n’est que la police peut être à vos trousses, Porumboiu dresse le portrait d’un micro contrôle social d’une sournoiserie crasse apte à restreindre l’action au point de faire de quelqu’un le simple spectateur de sa propre vie, parfois même sans en avoir conscience. Si le film s’ouvre avec la mémorable pièce The Passenger d’Iggy Pop, c’est pour souligner que Cristi, protagoniste principal du film, n’aura qu’un rôle de passager, et ce, malgré la participation active qu’il tente d’avoir au sein de la rocambolesque histoire de gangsters dans laquelle il finira coincé entre ses collègues de la police et le groupe de mafieux. Il n’est pas anodin qu’il soit le dernier personnage formellement présenté à l’aide d’un intertitre, alors que les événements du film ont déjà diminué ses forces, formalisant son rôle d’observateur.

Le spectateur est aussi passagé d’un film dont les chamboulements incessants d’alliance deviendraient presque ridicules s’il n’était de la maîtrise de l’enchaînement dont Porumboiu fait preuve. Parsemée d’analepses explicatives, la première partie laisse ensuite place à une alternance entre les péripéties de Gilda et Cristi. À l’aide de ces deux modalités d’allers-retours qu’il maîtrise à merveille, Porumboiu met en place un rythme fluide capable de faire rougir tous les amateurs de karaoké dont le chant développe parfois une cadence erratique lorsque la nuit se prolonge.

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