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Jean Beaudin | 1939-2019

21 mai 2019

Il vient de nous quitter. Peut-on parler d’un vide? Il ne tournait plus depuis Sans elle (2006). Et puis la relève, de plus en plus agressive qui ne permet pas aux valeurs d’antan de tourner comme elles auraient voulu alors que l’énergie et l’envie de le faire sont encore au rendez-vous. Budgets obligent, même si Fernand Dansereau et bientôt André Forcier persistent. Plutôt que de rendre hommage à Jean Beaudin comme dans la tradition, nous préférons le faire en publiant une entrevue menée par Luc Chaput lors de la sortie du Collectionneur (Séquences, nº 218, p. 39-40). La voici, intégralement.

JEAN BEAUDIN
Les enfants comme porte-bonheur

À l’occasion de la sortie du Collectionneur, Séquences a rencontré Jean Beaudin. Cette fois, il aborde le film policier avec toute la passion qu’on lui connaît. Il fait le point sur sa démarche.

Propos recueillis et transcrits par LUC CHAPUT

Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce roman pour en faire un film?
Ce genre de thriller sur les tueurs en série où les enfants participent directement à l’enquête n’existe pas […]. J’en ai vu une cinquantaine. Dans certains, comme Citizen X, ils sont victimes, mais ici Maud Graham est en contact avec deux adolescents et le plus jeune sera encore plus impliqué dans l’histoire.

Comment avez-vous procédé?
J’ai tout d’abord rencontré Chrystine Brouillet qui m’a donné carte blanche pour l’adaptation, comme l’avait fait René-Daniel Dubois pour Being at Home with Claude. En compagnie de Chantal Cadieux, nous avons travaillé presque huit mois, de sept à huit heures par jour. Je considère que personne ne peut aller plus loin que son scénario. Nous avons eu de multiples versions. Puis ce fut le temps du casting, de la préproduction : nombreuses journées de tournage en plusieurs lieux à Montréal et à Québec ainsi qu’en studio. Je prépare beaucoup mes tournages afin qu’il y ait place, pendant ceux-ci, à de l’improvisation. C’est comme le jazz, il faut de bonnes balises pour qu’on puisse changer quelque chose, car ainsi on sait où l’on s’en va. Des acteurs peuvent proposer des changements de texte, de relations entre les personnages. Je peux essayer des choses, car j’ai une idée de mon point final. De toute façon, c’est une vision de la réalité qu’on veut donner, on peut donc jouer avec les couleurs.

Le générique dit « adaptation libre ». Qu’avez-vous changé par rapport au roman?
J’ai lu le livre de Stéphane Bourgoin1, spécialiste des tueurs en série, et nous nous en sommes inspirés pour la démarche psychologique de Rochon. J’attends qu’un psychiatre ait vu le film, car je crois avoir parfaitement décrit la démarche psychologique de ce type de tueur. Nous avons donc changé le début, puis, surtout au moment de la deuxième ou troisième version du scénario, nous avons décidé d’éliminer la description des meurtres et de mettre la caméra à côté de Maud Graham. Le film s’intéresse donc plus aux conséquences des actes de Rochon. Toute la dernière partie, dans le repaire du tueur, a été changée : les constructions, poulies, cages, etc.

Comment avez-vous choisi vos acteurs? Premièrement, Maude Guérin?
J’ai cherché une actrice qui pouvait ressembler à la description du personnage, non une beauté fatale ou une « pin-up ». Maude Guérin, que j’avais vue dans Matroni et moi ou La Beauté de Pandore, m’a étonné tout au long du tournage par les nuances de son jeu. Elle est toujours le point central du film et réagit très bien face au jeu de Picard. De toute façon, je n’ai jamais vraiment choisi mes acteurs dans tous mes tournages. Ils se sont imposés d’eux-mêmes.

Et Luc Picard?
Dans une entrevue à la télé, il avait déclaré, il y a deux ou trois ans, qu’il était un peu tanné de toujours jouer des bons gars. Lorsque mon scénario a été terminé, je lui ai téléphoné et lui ai demandé si c’était encore vrai. Il m’a répondu que oui. Je lui ai envoyé le texte et il a sauté dedans à pieds joints. Yves Jacques jouait déjà un sculpteur dans Souvenirs intimes. Oui, je l’avais oublié. Pourquoi se déguise-t-il en Dalida? Il devait interpréter Je venais d’avoir dix-huit ans pour souligner son amour pour Grégoire. Il avait donc préparé cette chanson, mais les droits nous furent refusés quelques jours avant le tournage de la scène. Alors nous avons changé de chanson.

 … j’ai maintenant 60 ans et je considère avoir encore des choses à dire. La structure de financement des films canadiens et québécois fait qu’on dirait qu’il faut attendre son tour, que l’expérience ne compte pas. J’envie des réalisateurs comme Woody Allen qui peuvent tourner deux films par année, qui ne perdent donc pas la main. Je change donc de genre, de contrainte pour essayer des choses.

Et les deux jeunes, Lawrence Arcouette et Charles-André Bourassa?
Nous avons fait des milliers d’auditions pour les trouver, surtout le plus jeune. Ils étaient déjà amis, mais ne savaient pas qu’ils postulaient pour le même film. Je suis très content du résultat final, car ils sont presque des frères dans le film. De toute façon, depuis Mario et Le Matou, les enfants ont été pour moi des sortes de porte-bonheur.

Vous tournez aussi des téléséries comme Shehaweh ou, récemment, Willie.
Oui, j’ai maintenant 60 ans et je considère avoir encore des choses à dire. La structure de financement des films canadiens et québécois fait qu’on dirait qu’il faut attendre son tour, que l’expérience ne compte pas. J’envie des réalisateurs comme Woody Allen qui peuvent tourner deux films par année, qui ne perdent donc pas la main. Je change donc de genre, de contrainte pour essayer des choses.

Comment voyez-vous le jeune cinéma québécois?
J’ai vu la plupart des films de mes confrères. Ils sont mieux tournés que les films des années soixante-dix ou quatre-vingt, car ils ont une meilleure technique, mais je trouve qu’à part Post Mortem par exemple, ils n’ont pas la profondeur des films de Mankiewicz, Le Temps d’une chasse ou Les Bons Débarras. Des images des films de ce temps-là me frappent encore par leur beauté, leur force.

1 Stéphane Bourgoin. Serial Killers : Enquête sur les tueurs en série. Paris : Grasset, 1999.

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