7 février 2020
Figure énigmatique s’il en est, le cinéaste d’origine acadienne Rodrigue Jean a développé en 30 ans une œuvre radicale et nécessaire en exposant sans affect les marges de notre société. Celles où évoluent clandestinement prostitués et toxicomanes, êtres écorchés par la vie et par un capitalisme qui les recrache forcément, parce qu’improductifs selon ses lois toutes puissantes. D’une brève recherche sur Internet, nous revenons pratiquement bredouilles; quelques photos à peine de Jean, dont une dans la vingtaine, en noir et blanc, où nous le méprenons un instant pour Jack Kerouac ou pour l’un de ces beatniks parcourant librement les États-Unis. La carrure de Ti-Jean, oui, mais surtout ce regard dur, à travers duquel transparaît une vulnérabilité prenante. Aux cinq ans, l’artiste se matérialise, un nouveau film sous le bras, avant de disparaître on ne sait où. Initiateur du groupe d’action en cinéma Épopée avec le monteur Mathieu Bouchard-Malo, il a signé un des films d’ici les plus importants de la décennie 2000, le documentaire Hommes à louer, qui suivait sur un an plusieurs prostitués mâles, leur donnant un espace de parole et d’écoute. Son dernier film de fiction, L’acrobate, recoupe quelques fétiches du cinéaste et des influences évidentes, entre autres celles de Jean Genet et de Rainer Werner Fassbinder.
La mise en place est d’une simplicité assumée. Christophe (Sébastien Ricard), quarantenaire parvenu, achète sur un coup de tête un appartement pas tout à fait terminé au sommet d’une tour du centre-ville de Montréal. Il y fera la rencontre imprévue de Micha (Yury Paulau), acrobate russe blessé pour des raisons nébuleuses. Cet ange déchu, vagabond sans le sou, va s’immiscer rapidement dans la vie de cet autre à la vie réglée, en déséquilibre depuis la dégénérescence d’une mère (Lise Roy) dont il s’occupe maladroitement. Esseulés, les deux hommes vont développer une relation construite sur des jeux sexuels violents, où tour à tour ils seront dominants et dominés. S’aiment-ils? Si c’est le cas, blesser par amour est le mot d’ordre, chaque blessure étant donnée et reçue comme une décharge électrique. Le seul moyen de ressentir passe par les coups, les étranglements, l’humiliation. N’importe quoi pour s’arracher aux réflexes conditionnés par un monde programmé pour se construire, s’ériger toujours, à l’image de ces tours infinies que Jean filme en de longs plans fixes, à la recherche de traces d’humanité, alors que celles-ci se trouve plus bas, les pieds bien ancrés au sol, marchant dans les rues en groupes serrés et revendicateurs.
Le temps se dilate, la progression psychologique est lente, le jeu tantôt effacé, tantôt d’une intensité presque insoutenable. L’acrobate en confondra plus d’un, notamment lors de ces scènes de sexualité d’une frontalité rarement vue dans notre cinéma. La presse fera peut-être sensation du caractère pornographique de ces scènes, que d’aucuns pourraient qualifier de gratuites, alors qu’elles illustrent un rapport aux corps dénaturé, voire économique. Pourtant, entre ces moments de brutalité, des zones d’accalmie, notamment lorsque Christophe, sous les ordres de Micha, lui rasera les jambes, puis le sexe. Redoutons le moment où un intervieweur zélé demandera à Ricard, encore une fois d’une grande justesse dans sa retenue, si ces scènes ont été simulées, car bien sûr cette question de la simulation importe peu, tant tout ici est factice, dissimule un vide abyssal. Le sexe est purement une monnaie d’échange et se transite selon les besoins les plus impératifs. Et les plus vils.
Le spectateur se laissera donc prendre dans cet étau qui se resserre avec une résolution quasi désintéressée. Bien que le récit s’égare parfois dans des surlignages pesants (la mère de Christophe lui dira : « T’as changé on dirait »; perspicace la mère) une calme assurance dans la mise en scène intrigue, notamment dans ces jeux de verticalité, symbolisés par l’appartement de Christophe et le métier de Micha (de très belles scènes mettant en scène des trapézistes viennent ponctuer le récit). Tout de même, osons critiquer cette vision bouchée de la ville et des rapports intimes dits contemporains. Dans ce projet politique d’étaler la relation (très) particulière de ces deux hommes à une condition générale de l’intimité au XXIe siècle, une naïveté qui aurait sans doute mieux passée il y a 25 ans, à l’époque de Maelström et autres Un crabe dans la tête.
L’acrobate sera exigeant pour le commun des mortels, mais ce film avec en son centre une large fêlure ne s’adresse pas à celui-ci, du moins pas directement. Il s’agit d’un cri de désespoir rendu sourd par le son des villes, d’une complainte âpre contre un monde qui s’isole pour mieux se protéger. C’est la réaction violente d’un animal blessé. C’est un film qui, par amour, ose détester ce que nous sommes devenus.
25 janvier 2020
1998. Dans la file d’attente de l’épicerie Sobeys de Paspébiac, je parcours en diagonale le dernier TV Hebdo, à la recherche de la section cinéma. J’ai 14 ans.
« Ah, je peux pas croire qu’ils ont aimé ça ! Pis maudit que c’est mal écrit ! »
Déjà, gorgé de cette impétuosité propre à l’adolescence, je rêvais d’être critique de cinéma. Des sorties en salle et des nouveautés VHS couvertes par cette publication aujourd’hui à peine utile (se donne-t-on encore la peine de l’imprimer ?), quelques pépites indénichables en terre gaspésienne frustraient mon intempérante cinéphilie. Ces « films d’auteur » (à chuchoter avec révérence), ceux de Lynch et d’Almodóvar, de Wong Kar-wai et de Jarmusch, il m’était pratiquement impossible de les voir. J’ai dû faire mon éducation cinématographique ailleurs, grâce à Super écran, au club vidéo de Paspébiac qu’on appelait tous affectueusement Chez Claude (la plus grande sélection de films de Sylvester Stallone dans l’est du Québec) et au Cinéma Royal de New Carlisle, où j’ai vu Teenage Mutant Ninja Turles III, Hard Target avec Jean-Claude Van Damme et Ace Ventura: When Nature Calls. Comme on dit, on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a.
Je suis reconnaissant de ces racines populaires. Elles me permettent aujourd’hui de considérer à valeurs égales un documentaire de Wang Bing et Kingpin des frères Farrelly. Quoiqu’en disent les irascibles pourfendeurs de la Marvel Cinematic Universe et autres franchises à la Fast and Furious, le cinéma est aux yeux de la majorité qu’un pur divertissement. À nous de leur prouver qu’il peut être ça et bien plus.
Nous voilà 20 plus tard, alors qu’on me confie le poste de rédacteur en chef de la revue Séquences. De l’angoisse initiale, celle de diriger la troisième plus vieille publication francophone de cinéma encore en activité, une excitation s’est mise à poindre en moi, celle de pouvoir satisfaire en toute liberté cette passion des vues et des mots. Celle aussi de toucher à l’imprimé, que je préférerai toujours au contenu en ligne. Aucun absolutisme : l’instantanéité d’Internet possède des avantages que je n’ai pas à énumérer ici. Tout de même, comment ne pas apprécier la savante mise en page du New Yorker, permettant de plier chaque exemplaire en deux, puis en quatre, pour le lire à son aise debout dans un autobus ? Comment bouder ce plaisir de parcourir chaque nouveau numéro de Liberté, confectionné avec un soin esthétique inégalé dans le milieu du magazine au Québec ?
Aux lectrices et lecteurs assidus de Séquences, soyez sans crainte. Cette rigueur à laquelle vous avez été habituée demeurera. Mais quelques changements sont à prévoir dans les mois à venir. D’emblée, nous voulons remettre la lumière sur le cinéma québécois, comme en atteste notre couverture consacrée au sidérant The Twentieth Century de Matthew Rankin et nos critiques de huit films produits récemment ici. Nous tenterons également de rendre cet objet précieux que vous tenez dans vos mains plus attrayant à l’œil. D’ici là, je vous invite à nous redécouvrir et à constater par vous-même l’enthousiasme qui nous anime.
J’en profite pour adresser de chaleureux remerciements à toute l’équipe de rédaction de la revue. Sans leur dévouement, la confection in extremis de ce présent numéro m’aurait causé de nombreux maux de tête et quelques cheveux gris.
En espérant de tout cœur vous donner le goût de nous suivre dans les mois et les années à venir,
JASON BÉLIVEAU
RÉDACTEUR EN CHEF
5 janvier 2020
Mentions : Mad Dog and The Butcher – Les derniers vilains, The Twentieth Century
5. Les barbares de La Malbaie (Vincent Biron)
Un drame sportif atypique déboulonnant le mythe du bro debilitus, d’un humour gris comme les routes enneigées qui mèneront le joueur de hockey déchu Yves Tanguay (surprenant Philippe-Audrey Larue-St-Jacques) de La Malbaie dans Charlevoix à Thunder Bay en Ontario pour un tournoi supposément salvateur. Le réalisateur Vincent Biron et les scénaristes Eric K. Boulianne, Marc-Antoine Rioux et Alexandre Auger se sont autant inspirés d’un Rocky que d’un certain cinéma indépendant américain (Alexander Payne, Andrew Bujalski) pour nous livrer cette œuvre ne reniant pas le grand public, osant même plutôt l’amener courageusement en terrains inconnus.
4. Antigone (Sophie Deraspe)
Un film fou, enragé, avec en son centre la jeune comédienne Nahéma Ricci-Sahabi, livrant une performance digne de Renée Falconneti, prenant sur elle le poids d’un monde insensé, jusqu’au démantèlement complet de son être. Sophie Deraspe confirme son statut de cinéaste imprévisible, de haut vol, mélangeant ici la tragédie grecque et le drame social, jouant dans les zones floues séparant documentaire et fiction avec une aisance confondante.
3. La femme de mon frère (Monia Chokri)
Vif, drôle, intelligent, maniéré (dans le bon sens du terme) : plusieurs qualificatifs conviennent à La femme de mon frère. Les initié-es savaient déjà que Chokri possède un incroyable talent de scénariste et de réalisatrice (son court métrage Quelqu’un d’extraordinaire); les autres ont découvert une signature précise et inimitable, en continuité avec le meilleur d’un cinéma québécois généralement pastiché sans grande saveur. Ici, les hommages (et les répliques) enchantent et laissent entrevoir une longue et fructueuse carrière qui ne fait que commencer.
2. Carnaval (Alexandre Lavigne)
L’anomalie de la liste, un premier film du jeune comédien Alexandre Lavigne (Prank), tourné à peu de frais, toujours à la recherche d’un distributeur, pigeant dans les codes du cinéma lo-fi (voire amateur) des années 90 pour traiter de nostalgie, non pas dans un rapport culturel ou référentiel (ce qui aurait été facile et attendu), mais plutôt pour parler du temps qui passe et de notre capacité à guérir d’une tragédie personnelle. La distribution (Julie Leclerc et Gabriel Szabo en tête) émerveille (vous allez rire et pleurer, promis) et la réalisation parvient à subjuguer avec des bouts de ficelle. À cet effet, une scène où est détournée une pièce d’Alanis Morissette demeure, dans sa simplicité, l’un des moments les plus bouleversants de notre cinéma cette année.
1. Kuessipan (Myriam Verreault)
Un film à la fois de son époque et immémorial, documentaire de fiction, récit d’apprentissage, prise de parole de voix qu’il fait du bien d’entendre. Il aura fallu dix ans à Myriam Verreault pour répondre à son fabuleux À l’ouest de pluton. Ici, le même souci de documentariste d’aller saisir l’expérience humaine dans ses inflexions les plus subtiles, ce qui n’empêche pas de grands mouvements dramatiques, dans cette histoire de deux jeunes Innues de la Côte-Nord aux trajectoires opposées. Sharon Fontaine-Ishpatao et Yamie Grégoire nous ont donné des personnages complexes auxquels il serait difficile de ne pas s’identifier, malgré la distance qui pourrait nous séparer de leur expérience. Le meilleur film québécois d’une année, accordons-le, encore une fois exceptionnelle.
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