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Cauchemar d’une nuit d’été

3 septembre 2016

LABORATOIRE EXPÉRIMENTAL
Texte : Alain Vézina

LE VAMPIRE ET LE MONSTRE DE FRANKENSTEIN

L’année 1816 a marqué les annales météorologiques. Les températures estivales connaissent une chute phénoménale dans l’hémisphère nord, entraînant la ruine des récoltes et de graves famines. Cette anomalie saisonnière est provoquée par une violente série d’éruptions volcaniques du mont Tambora l’année précédente, en Indonésie, qui a rejeté dans l’atmosphère cent millions de tonnes de poussières occultant les rayons solaires.

Outre ses conséquences dramatiques, cet épisode climatique singulier demeure associé à une célèbre genèse littéraire. En Suisse, confinés dans une villa cossue par la météo inclémente, deux poètes rebelles, la jeune compagne de l’un d’entre eux et un médecin aigri prendront la plume pour meubler leur oisiveté. De cette impulsion créatrice naîtront deux des archétypes les plus durablement féconds de la littérature et du cinéma fantastiques : le vampire et le monstre de Frankenstein. Les circonstances entourant la conception de ces personnages ont été librement transposées à travers quelques films dont Gothic (Ken Russel, 1986), Rowing with the Wind (Gonzalo Suarez, 1988), Haunted Summer (Ivan Passer, 1988) ainsi que le prologue de Bride of Frankenstein (James Whale, 1935). Ces œuvres brossent un tableau très romancé des événements, d’où la pertinence de mettre en lumière certains faits avérés qui en sont à l’origine.

John William Polidori

John William Polidori

UN CERCLE DE DISSIDENTS
En ce mois de mai 1816, à Genève, ce ne sont pas tant les désagréments du climat que l’arrivée d’un petit groupe de voyageurs anglais qui alimente les conversations. Parmi eux se trouve l’un des plus illustres poètes de son temps, Lord Byron, adulé pour son œuvre, mais ostracisé par une réputation sulfureuse qui l’a contraint à quitter l’Angleterre. On l’accuse notamment de mener une vie de débauche et une rumeur tenace lui prête même une liaison incestueuse avec sa demi-sœur. Byron, à l’apogée d’une carrière littéraire jalonnée d’œuvres à succès comme The Corsair (Le corsaire), Lara ou encore The Bride of Abydos (La fiancée d’Abydos), est accompagné dans son exil par son secrétaire et médecin personnel, John William Polidori. Dans la villa Diodati, demeure de villégiature nichée sur les rives du majestueux lac Léman, les deux hommes accueillent régulièrement le poète Percy Bysshe Shelley, sa compagne Mary Godwin et la demi-sœur de celle-ci, Claire Clairmont, qui s’est entichée de Byron avant son départ de l’Angleterre. Percy Shelley ne jouit certes pas à cette époque d’une notoriété d’auteur comparable à celle de Byron, mais il partage avec lui une propension certaine à susciter par ses frasques l’indignation de la société londonienne. Shelley a abandonné une épouse et ses deux enfants pour vivre en concubinage avec Mary, désormais elle aussi mère d’un petit Shelley, William, né en janvier 1816. En outre, plusieurs n’ont pas oublié un virulent pamphlet sur l’athéisme dont la rédaction entraîna l’expulsion du poète de l’université d’Oxford en 1811. Mais les fomenteurs de scandales auraient été sans doute fort déçus de voir ce qui se passait vraiment dans le grand salon de Diodati. Afin d’occuper les soirées pluvieuses, ce groupe de libres penseurs lit, se lance dans de vifs débats philosophiques, devise de divers sujets… et s’amuse à se faire peur!

HISTOIRES DE FANTÔMES
Les soubresauts de la météo offrent à ces marginaux un cadre propice à leur penchant pour la littérature de terreur. Les impressionnantes tempêtes de ce printemps 1816 semblent sorties tout droit des pages d’un roman gothique, genre en vogue depuis la parution en 1764 de The Castle of Otranto (Le château d’Otrante) d’Horace Walpole. Durant ces nuits orageuses, à la lumière vacillante des bougies et du grand foyer, on se raconte des récits surnaturels tirés d’un recueil allemand d’histoires de fantômes, traduites en français, intitulé Fantasmagoriana (1812). Dans la soirée du 16 juin, Byron formule une proposition au groupe : chacun va rédiger sa propre histoire de revenants. La suggestion du poète semble d’abord inspirer la plupart de ses hôtes, car Polidori note laconiquement dans son journal en date du 17 juin : « Tous ont commencé leur histoire de fantôme, sauf moi. » On peut comprendre la déconvenue du jeune médecin. S’imaginant doté de véritables talents d’écrivain, Polidori souhaite en convaincre son entourage, mais les sarcasmes incessants de Byron à l’endroit de ses ambitions littéraires écorchent durement son amour-propre. La suggestion de son employeur de rédiger une ghost story représente sans doute pour Polidori une occasion de lui prouver sa valeur.

Le médecin imagine alors une dame avec une tête de mort, ainsi punie pour avoir épié par le trou d’une serrure un spectacle sans doute inconvenant. Il abandonne vite cette idée tandis que Percy Shelley écrit un court poème, Fragment of a Ghost Story, où une grand-mère voit un fantôme fait de cendres. Byron entame quant à lui un récit étrange et qui restera inachevé : Fragment of a Novel (Fragment d’une nouvelle), publié en 1819 en appendice à son poème Mazeppa. Un narrateur y raconte dans une lettre un voyage entrepris avec un certain Darvell qui, au fil des jours, voit ses forces décliner mystérieusement. Arrivé à un cimetière, Darvell demande à son compagnon de ne révéler à personne son décès imminent. Il meurt et son corps se décompose rapidement. Était-il un vampire ? Byron avait-il le dessein de le ressusciter une fois son récit mené à terme ? On peut supposer que la dernière volonté du personnage visait en effet à cacher son état de mort-vivant advenant sa réapparition en société.

Mary Shelley

Mary Shelley

Puisant ses racines folkloriques dans les croyances slaves, le personnage du vampire est présent dans la poésie romantique depuis le milieu du 18e siècle. En 1748, l’Allemand Heinrich August Ossenfelder publie un court poème intitulé Der Vampir. Le vampirisme inspire aussi Goethe qui l’incarne en une séductrice d’outre-tombe dans La fiancée de Corinthe (1797). Byron lui-même a déjà fait du vampire et de sa malédiction les sujets de son poème The Giaour (Le Giaour, 1813). Mais, si l’on excepte un obscur roman allemand aujourd’hui disparu (Der Vampir de Ignaz Ferdinand Arnold, 1801), le vampirisme avait, jusque-là, laissé indifférents les prosateurs… du moins jusqu’au récit de John William Polidori. S’inspirant de l’embryon narratif de Byron et de la personnalité dévoyée du poète, Polidori va rédiger une longue nouvelle mettant en scène Lord Ruthven, un vampire distingué fréquentant la meilleure société et compagnon de voyage d’Aubrey. Ce jeune homme perce la véritable nature de Ruthven, mais un serment l’empêche de la divulguer. Quand il livrera son secret, il sera trop tard : sa propre sœur aura étanché la soif du vampire.

Publié en 1819 dans le New Monthly Magazine, le récit de Polidori, intitulé simplement The Vampyre, remporte un vif succès, sans doute parce que l’éditeur du magazine en a d’abord attribué la paternité à Lord Byron. Le pauvre Polidori, qui se suicida en 1821, semblait condamné à demeurer dans l’ombre du poète. Le récit du médecin, qui inspira mélodrames, parodies et opéras romantiques sur plusieurs scènes européennes, constitue la pierre angulaire d’une figure littéraire et cinématographique appelée à connaître une longue postérité : le vampire aristocrate, séducteur, hautain et jetant son dévolu fatal sur d’innocentes jeunes filles. En outre, aucun doute ne subsiste aujourd’hui sur le fait que le récit de Polidori compte parmi les inspirations de Bram Stoker pour son Dracula, publié en 1897.

QUAND LA SCIENCE EXCITE L’IMAGINATION
Contrairement à ce que prétend Polidori dans son journal, il semblerait que l’inspiration ait tardé à se manifester chez Mary Godwin. Mais il n’en demeure pas moins que tout était en place pour faire surgir dans l’esprit de la jeune femme une vision qui allait l’inciter à écrire le récit le plus célèbre en réponse au défi littéraire lancé par Byron.

Lors des causeries à Diodati, Mary prête une oreille attentive à plusieurs conversations entre Byron, Shelley et Polidori. On s’interroge sur le principe même de la vie et la probabilité que la science en arrive prochainement à percer ses secrets. L’électricité semble d’ailleurs une avenue prometteuse aux yeux de certains scientifiques. En 1791, l’anatomiste italien Luigi Galvani suggère qu’une « électricité animale » existe dans les corps vivants. Il est arrivé à cette conclusion en observant, lors d’une dissection, une cuisse de grenouille se contracter quand une étincelle fut produite à proximité par une machine électrique. Le galvanisme laisse ainsi entrevoir la possibilité de rétablir les fonctions vitales d’un corps mort. Même si Alessandro Volta, l’inventeur de la pile électrique, réfute la théorie de Galvani en soutenant que c’est le contact entre deux métaux qui produit l’électricité et non le batracien dont le muscle n’est qu’un conducteur, le galvanisme nourrit chez quelques individus l’ambition chimérique de vaincre la mort. Que pareille perspective soit un outrage aux prérogatives divines ne les émeut en rien, d’autant plus que l’athéisme est souvent l’un des corollaires de leur vision matérialiste du monde. Pour ces penseurs hétérodoxes, le corps n’est qu’une machine, complexe certes, mais qui, en cas d’arrêt des fonctions vitales, pourrait être redémarrée en la soumettant au formidable pouvoir de l’électricité. Cette vision mécaniste de l’homme incite même certains ingénieurs, comme Jacques de Vaucanson, à fabriquer au 18e siècle des automates reproduisant des actions humaines.

Bride of Frankenstein (1935)

Bride of Frankenstein (1935)

En 1803, au Collège royal des chirurgiens de Londres, le propre neveu de Galvani, le professeur Giovanni Aldini, relie à une pile voltaïque les membres et le visage d’un cadavre. Les décharges secouent le corps d’une série de convulsions allant jusqu’à lui ouvrir la mâchoire et les yeux et à agiter les bras et les jambes. L’assistance est terrifiée. Bien sûr, une fois que les décharges cessent, la dépouille redevient inerte. Mais Aldini refuse d’admettre l’échec de son expérience. Selon lui, si les décharges avaient été appliquées directement sur le cœur, le cadavre aurait probablement été réanimé. Ces folles tentatives de prolonger la vie au-delà de la mort éveillent sans doute chez Mary le souvenir d’un rêve causé par un épisode douloureux de sa vie. Son premier enfant, une petite fille née prématurément en 1815, meurt quelques jours après l’accouchement. La jeune femme terrassée par le chagrin note dans son journal en date du 19 mars : « Je rêve que mon petit bébé est revenu à la vie, qu’il a seulement eu froid et que nous l’avons frictionné devant le feu et qu’il a vécu ». En cette première moitié du 19e siècle, cet espoir de vaincre la mort semble désormais vouloir se réaliser grâce à la science.

Cette perspective évoquée dans le salon de Diodati, la proposition de Byron et le deuil de Mary vont tirer son imagination de sa torpeur. Une scène se dessine dans l’esprit de la jeune femme. Elle voit, comme elle devait le rapporter plus tard, un « homme blême s’adonnant aux arts illicites, agenouillé auprès de la chose qu’il venait d’assembler. Je vis, allongé, le hideux fantasme d’un homme ; je le vis ensuite, sous l’effet de quelque puissant engin, montrer des signes de vie puis se mettre à bouger en un mouvement malaisé et seulement à demi-vivant ». Mary partage sa vision avec Percy et le poète va encourager sa compagne à la développer sous forme de roman. La jeune auteure en devenir (elle est à peine âgée de 19 ans) mentionne pour la première fois dans son journal en date du 24 juillet 1816 qu’elle écrit son histoire. Le 30 décembre de la même année, elle épouse Percy et prend dorénavant le nom de son mari sous lequel elle est aujourd’hui universellement connue.

En janvier 1818, Mary Shelley publie anonymement Frankenstein; or the Modern Prometheus (Frankenstein ou le Prométhée moderne). Son nom apparaîtra sur la deuxième édition en 1823. En 1831, elle propose une version remaniée de son roman et signe une célèbre préface expliquant les origines de son inspiration.

Le reste appartient à l’histoire.

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