Recensions

Michael Cimino: Les voix perdues de l’Amérique

4 avril 2015

L’Ouest maudit, l’Ouest convoité

Jean-Philippe Desrochers
RECENSION

Michael Cimino_Les voix perdues de l'AmériqueSpécialiste notamment du cinéma américain des années 1970, Jean-Baptiste Thoret s’attaque, dans Les voix perdues de l’Amérique, au monument qu’est Michael Cimino, cinéaste de grand talent confiné au quasi-silence (seulement quatre longs métrages en plus de 30 ans), après l’accueil désastreux, aussi bien de la part du public que de la critique, de Heaven’s Gate en 1980. Depuis quelques années, l’œuvre de Cimino suscite toutefois à nouveau l’intérêt, surtout en France, où l’on a fini par reconnaître que Heaven’s Gate est un véritable chef-d’œuvre. L’entretien de Thoret se déroule sept ans après la parution de Conversations en miroir, où Cimino, à la demande d’une journaliste italienne, s’était prêté au jeu d’écrire une sorte de conversation avec lui-même où il devait se révéler.

C’est dans la foulée de ce regain d’intérêt pour l’œuvre de Cimino que Thoret publie son livre. L’auteur y réalise en quelque sorte le rêve de tout critique de cinéma : avoir un accès privilégié à un cinéaste – un des plus énigmatiques et discrets du cinéma américain, de surcroît – et échanger avec lui dans un cadre des plus intimes, celui de la voiture. Plutôt que de lui accorder une entrevue conventionnelle, Cimino a convoqué Thoret, en 2010, à un périple de 4000 kilomètres, de la Californie au Colorado, l’Ouest mythique que le cinéaste a filmé et admiré dans les films de John Ford, son maître, vers l’Est qui l’a vu naître (Cimino est d’origine new-yorkaise). Ce faisant, Cimino souhaite que Thoret voie « les paysages de [son] Amérique, les endroits où [il] a tourné » et qu’il « regarde les ciels immenses du Montana et les premières neiges sur les montagnes du Colorado » (p. 14). Pour Cimino, ce parcours était fondamental à la compréhension de son œuvre. Les chapitres du livre sont par ailleurs divisés en fonction de l’État que traversent les deux hommes. Des images en noir et blanc tirées des films de Cimino ainsi que des photographies que Thoret a prises du cinéaste (toujours en plan d’ensemble) ponctuent l’ouvrage.

Au fil des pages, on apprend que Cimino, farouchement solitaire et peu enclin aux entrevues, est loin d’être oisif ou en panne d’inspiration. Il planche en fait depuis de nombreuses années sur d’ambitieux projets, dont un western révisionniste et pro-amérindien, Conquering Horse, et une adaptation de La Condition humaine d’André Malraux. Au cours de son entretien avec Thoret, Cimino évoque entre autres sa proximité avec l’œuvre de Terrence Malick, parle des éléments marxistes de son cinéma (la lutte des classes est un élément central de ses films), et commente son intérêt pour l’architecture, l’espace et le territoire. Il célèbre en outre ces voix perdues de l’Amérique, voix que Cimino, « envers et contre tout, continue d’entendre » (p. 274) et de traquer, à sa façon.

Dans Les Voix perdues de l’Amérique, Cimino parle de son œuvre comme il l’a (trop) rarement fait. Fidèle à lui-même, l’homme s’ouvre toutefois peu sur le plan personnel. Mais cela n’importe guère puisque l’essai de Thoret, à la fois livre d’entretien, chronique de route et analyse filmique (dont la rigueur n’empêche aucunement la fluidité de la lecture), contient assez de profondeurpour passionner quiconque s’intéresse de près au cinéma américain. Les plus belles pages du livre sont d’ailleurs consacrées à une brillante, rigoureuse et érudite analyse de The Deer Hunter (1978) que l’auteur semble connaître intimement. Thoret réussit en outre à bien établir le lien entre les œuvres « majeures » de Cimino et celles plus mineures des années 1980-90, films dont on entend habituellement peu parler : Year of the Dragon (1985), The Sicilian (1987), Desperate Hours (1990) et The Sunchaser (1996). La lumière que jette l’auteur sur ces films leur redonne ainsi la part de crédibilité qui leur était due.

Notons toutefois que l’utilisation d’anglicismes, mis en italique, aura de quoi déranger le lecteur québécois. Idem pour l’emploi systématique des titres des films en français, qui a pour résultat de parfois nous faire douter de quels films Thoret ou Cimino parlent. Ce bémol n’affecte cependant pas la pertinence et la richesse du livre. Les voix perdues de l’Amérique a tout le mérite d’attirer l’attention sur l’œuvre d’un cinéaste hors-normes doté d’une vision et d’une ambition peu communes dans l’histoire du cinéma, un cinéaste à la fois classique et résolument moderne, nostalgique et tourné vers l’avenir, grand amoureux de l’Amérique et critique féroce de ses mythes fondateurs.

Jean-Baptiste Thoret
Michael Cimino : Les voix perdues de l’Amérique
(Coll. « Pop Culture »)
Paris : Flammarion, 2013
293 pages

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