En couverture

Berlinades 2015 (V)

14 février 2015

Fin de parcours pour une Berlinade dont nous reviendrons de façon analytique dans notre numéro de la revue imprimée des mois de mai-juin 2015. En attendant, quelques coups de cœur de notre rédactrice Anne-Christine Loranger. Au menu de sa prochaine couverture : ses Prédictions et les Vrais gagnants

VICTORIA
(Allemagne 2015)
Drame > Sebastien Schipper

2 HEURES 14 MINUTES
Texte : Anne-Christine Loranger
Cote: ★★★ ½

Les deux heures et quatorze minutes de Victoria ont été tournés en une seule prise. Aucune coupe, aucun effet spécial. Le 27 avril 2014, l’équipe commençait le tournage dans un club créé de toute pièce pour le film. Deux heures et quatorze minutes plus tard, après avoir couru, marché, grimpé conduit à travers 22 lieux de tournages contenant plus de 150 extras gérés par six assistants à la réalisation, la jeune actrice espagnole Laia Costa s’éloignait du directeur photo Sturla Brandth Grøvlen, qui mérite une médaille olympique, sinon un Ours, pour son exploit.

Victoria

Victoria

Victoria, jeune madrilène nouvellement installée à Berlin, rencontre dans une discothèque quatre jeunes berlinois qui lui promettent de lui montrer le vrai Berlin. Rares sont les jeunes femmes qui partiraient en cavale à 4 h du matin avec des garçons inconnus et déjà passablement imbibés. Mais Victoria n’a peur de rien. Il faut dire que, dans le groupe, il y a Sonne, avec qui elle a un vrai contact. Mais au fil des minutes qui passent, la chouette aventure se transforme en cauchemar, l’un des Berlinois ayant une dette à repayer à la mafia. Alors que l’aube approche, Victoria et Sonne réalisent qu’ils devront se la jouer quitte ou double.

S’il est un miracle de logistique, Victoria est également un chef d’œuvre de naturel. Les sept acteurs qu’on suit durant l’heure d’avant le vol et celle d’après, sont d’un naturel désarmant, jouant, criant, plaisantant, passant du rire à la peur au flirt à la course à la mort. Les dialogues et l’action s’interpénètrent avec une fluidité telle que le spectateur en fini par croire que la vraie vie est sur l’écran et que c’est la salle de cinéma où il se trouve qui est factice. On pourrait reprocher au film de ne tenir que dans sa longue prise : ce serait oublier le talent des acteurs et celui du directeur photo qui met en valeur tant leurs cavalcades dans les rues de Berlin que les moments de tendresse de leurs échanges. Et tout ce qui arrive entre les deux.

Godart avait, avec les onze plans de coupe sur la nuque de Jean Seberg, fait avancer le cinéma. En faisant exactement l’inverse avec une actrice aussi jeune et fraîche que l’héroïne d’À bout de souffle, Sebastian Schipper réussit lui aussi à dépasser les limites de ce qu’on croyait possible. Et à nous faire expérimenter la tension d’un vol de banque en direct. À bout de souffle, sauce teutonne. Belmondo manque un peu, tout de même…

 QUE HORAS ELA VOLTA ?
À quelle heure revient-elle?
(Brésil 2014)

Comédie dramatique > Anna Muylaert

L’ARCHITECTURE DE LA SOUMISSION
Texte : Anne-Christine Loranger
Cote: ★★★★

Parmi les onze films brésiliens présentés cette année à la Berlinale, celui qui a le plus de chance d’obtenir le Prix du Public est sans conteste Que horas ela volta ? de la réalisatrice Anna Muylaert. À la fois comédie et critique sociale, le film embrasse la tragédie des mères obligées de laisser leur enfant pour partir travailler dans les villes, et le désarroi de ces derniers. Originaire de la lointaine région du Pernambuco, Val est la femme à tout faire idéale de ses riches employeurs de São Paulo. Gouvernante, bonne d’enfant, cuisinière, elle porte son uniforme de bonne tout en servant d’impeccables canapés. Elle est toute dévouée à Fabinho, le fils de la famille qu’elle élève depuis l’enfance et préserve les frontières traditionnelles entre maîtres et valets en vigueur depuis la colonisation du Brésil. Mais quand la fille de Val, jeune femme indépendante qui souhaite faire des études d’architecture, débarque après une séparation de treize ans, elle bouleverse le strict équilibre établi dans la maisonnée. L’aimante et respectueuse Val se verra obligée de choisir son camp.

À quelle heure revient-elle ?

À quelle heure revient-elle ?

Le film d’Anna Muylaert est l’un de ceux dont on se demande pourquoi il n’est pas en Compétition. Finement écrit et merveilleusement interprété, il couvre avec humour une vaste gamme de réalités sociales. Plus qu’un simple microcosme de la société brésilienne moderne, il explore comment l’architecture des demeures modernes des riches brésiliens crée et entretient la soumission. Cette architecture se reflète dans les rapports de force établis au sein des familles où les serviteurs, citoyens de seconde classe dont le destin est de le rester, entretiennent eux-mêmes leur servilité.

Si les acteurs de Que horas ela volta ? sont tous très bons, c’est l’actrice Regina Case qui émerge du lot, telle un vibrant tournesol au milieu des marguerites. Sacrée meilleure actrice à Sundance en 2002, présentée comme l’Anna Magnani brésilienne, Case se donne au rôle de Val avec une générosité et un jaillissement qui emportent le spectateur dans un flot de tendresse pour cette femme humble et aimante. Trois fois bravo !  

EL CLUB
Le Club
(Chili 2015)

Drame > Pablo Larraín

LA SOCIÉTÉ DES PRÊTRES DISPARUS
Texte : Anne-Christine Loranger
Cote: ★★★★

Au bord de l’océan, quatre prêtres vivent dans une maison retirée, située dans une petite ville côtière du Chili. Chacun d’entre eux y a été envoyé en vue de purger des péchés qui l’empêche de pratiquer le sacerdoce. Sous la surveillance de Sœur Monica, ces hommes vivent une vie assez stricte, tempérée par l’entraînement de leur chien de course et des repas bien arrosés qu’ils partagent. Le fragile équilibre de leur quotidien sera bouleversé par l’arrivée d’un cinquième homme, qui apportera avec lui les relents d’un passé auquel ils croyaient avoir échappé. « J’ai connu trois types de prêtres » explique Pablo Larraín, ceux qui étaient de véritables guides spirituels et d’autres qui sont maintenant derrière les barreaux. Mais il existe une troisième catégorie de prêtres, qui ont disparus de la vie publique. Que leur est-il arrivé ? Où sont-ils allés ? J’ai voulu faire un film sur ce club des prêtres disparus.»

El club

El club

« Dieu vit que la lumière était bonne et la sépara des ténèbres…», nous dit la Genèse. Ayant commencé sur cette citation de la Bible, le film de Larraín expose comment la lumière ne peut jamais être séparée des ténèbres, que la vie humaine est un clair-obscur permanent, une interaction constante entre le Bien et le Mal. Cet a priori est sous-tendu par l’usage d’une lumière sombre où les décors forment un camaïeux de couleurs ternes dans lesquels les personnages s’insèrent comme les pièces d’un puzzle. Seule la tête noire et hirsute de Sandokan, un homme misérable jadis abusé sexuellement alors qu’il était à l’orphelinat, se dégage du lot, comme pour rappeler au groupe la noirceur des actes commis sous la barrette de l’Église. Larraín ne nous cache rien des actes commis par les prêtres pédophiles, alors que Sandokan crie sa douleur sous les fenêtres des religieux protégés par l’Église. Les interactions sont complexes entre ces prêtres tourmentés par cet homme à qui on n’a laissé que des miettes d’existence. Le film de Larraín rend compte de l’étendue de la souffrance commune, mais aussi des voies d’évasion possibles. Notre choix pour l’Ours d’or.

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