En couverture

Film Pop

19 septembre 2014

NOTES SUR QUELQUES FILMS

Textes : Guillaume Potvin

NAS: TIME IS ILLMATIC
Genre 
: Documentaire musical | Origine : États-Unis – Année : 2014 – Durée : 1 h 14 – Réal. : One9 – Avec : Nas, Mrs. Braconi, Fab 5 Freddy, Alicia Keys, Faith Newman, Q-Tip, Busta Rhymes, Pete Rock, Roxanne Shanté, Swizz Beatz, Wiz – Dist. / Contact : [ Tribeca Film ]

20 années se sont déjà écoulées depuis la parution du premier album de Nasir Jones, celui qu’on connaît mieux sous le nom de Nas. Célébré comme un classique instantané, Illmatic fut le premier album à recevoir une critique affichant la note parfaite de cinq micros sur cinq dans la revue The Source (la référence hip-hop par excellence), une proclamation qui annonça une tournure radicale dans le monde du rap.

Le paysage de ce genre musical a énormément changé depuis son âge d’or, la première moitié des années 90 ; le discours contestataire des chansons rap, désormais au top des palmarès, aura été éclipsé par une variante plus bonbon, moins menaçant pour les diffuseurs. Le pouvoir subversif de cette musique underground s’est-elle dissipée ? Où comprenons-nous trop mal les enjeux auxquels font face les communautés démunies et les façons que ceux-ci se reflètent même dans les chansons paraissant les plus insignifiantes ?

Nas: Time is Illmatic n’offre pas de réponse à ces questions, mais provoque une réflexion fort nécessaire sur le pouvoir évocateur du rap. La poésie vernaculaire de Illmatic requiert un déchiffrement ardu de ses auditeurs et les force par le fait même à penser et à imaginer les lieux, les personnes et les événements qui y sont évoqués : les projects de Queensbridge, les five percenters, l’épidémie du crack ; des lieux, personnages et événements autrement ignorés par la société. Au cours du documentaire, Nas revisite ces lieux formateurs qu’il a décrits 20 ans plus tôt, tandis que le réalisateur One9 récolte des entretiens avec les collaborateurs du rapper (Q-Tip, Pete Rock) et ceux qui ont été influencés par son oeuvre (Alicia Keys, Busta Rhymes). Le documentaire qui en résulte permet de mieux comprendre la genèse de Illmatic et les messages qu’il contient; une couche contextuelle additionnelle qui surprendra même les plus érudits fanatiques de rap.

Illmatic demeure une véritable capsule temporelle, un cri du coeur d’un poète dont le mode d’expression commence à peine aujourd’hui a être apprécié à sa juste valeur et en ce sens, Nas: Time is Illmatic est une merveilleuse introduction à une des œuvres phares du hip-hop.

Cote : ★★★

THE CASE OF THE THREE SIDED DREAM
Genre 
: Documentaire musical | Origine : États-Unis – Année : 2013 – Durée : 1 h 28 – Réal. : Adam Kahan – Avec : Rahsaan Roland Kirk – Dist. / Contact : [ Rooftop Films ]

On termine le visionnement de ce documentaire sur Rahsaan Roland Kirk en se demandant pourquoi un documentaire sur ce jazzman si fascinant n’a pas vu le jour plus tôt. The Case of the Three-Sided Dream, réalisé par Adam Kahan, compile images d’archives, performances télévisuelles, séquences d’animation et entrevues poignantes pour se remémorer la vie de ce prodigieux homme-orchestre.

Aveuglé par une erreur médicale à sa naissance en 1935, Rahsan Roland Kirk fut dès un très jeune âge fasciné par le potentiel expressif du son, une fascination qui façonnera sa conception fort singulière de la musique.  Obsédé par les textures sonores, il n’a jamais laissé les conventions musicales le restreindre et osa expérimenter avec une variété époustouflante d’instruments dont certains qu’il aura fabriqués lui-même.

Si l’exploration sonore a été l’ambition de sa vie, c’est le monde des rêves qui l’aura guidé. Personnage très spirituel, Rahsaan Roland Kirk aura toujours poursuivi les visions qui lui venaient en rêves, aussi improbables soient-elles. C’est ainsi qu’il fut convaincu par un rêve particulièrement vivide de s’entraîner à jouer trois saxophones simultanément, un talent qui devint sa marque de commerce et la principale critique de ses détracteurs.

Rahsaan Roland Kirk était tout aussi reconnu pour sa capacité à manier une demi-douzaine d’instruments à la fois que pour sa verve politique. Il ponctuait fréquemment ses concerts de discours sur le sort de la communauté afro-américaine. Fervent militant pour les droits civiques, il fit du jazz (qu’il qualifiait de black classical music) son cheval de bataille et défendait que ce style devait être considéré par les médias au même titre que la musique classique.

Retraçant les innombrables embuches qu’il a surmonté, qu’elles soient physiques ou sociales, The Case of the Three-Sided Dream se veut un documentaire unique, jonglant à merveille les dimensions musicales, politiques et spirituelles de la vie d’un musicien trop mal connu. La puissance des performances autrement difficile à voir devrait à elle seule satisfaire tout mélomane.

Cote : ★★★

LISTEN UP PHILIP
Genre 
: Drame| Origine : États-Unis – Année : 2014 – Durée : 1 h 48 – Réal. : Alex Ross Perry – Int. : Jason Schwartzman, Krysten Ritter, Melanie Zimmerman, Elisabeth Moss, Jess Weixler, Jonathan Pryce – Dist. / Contact : [ Tribeca Film ]

Rarement aura-t-on vu au cinéma un protagoniste aussi détestable que le personnage éponyme qu’incarne Jason Shwartzman dans ce nouveau film du réalisateur d’Impolex (2009) et de The Color Wheel (2011). Trentenaire new-yorkais à la veille de la parution de son deuxième roman, Philip fait preuve d’un nombrilisme sans bornes, aliénant systématiquement tout les gens qui forment son entourage. Sa copine Ashley (Elisabeth Moss), première victime de ses caprices, tente de s’adapter tant bien que mal à ses élans d’insolence qui s’empirent de jour en jour. Ultime affront envers elle, Philip quittera leur appartement pour séjourner indéfiniment chez son idole Ike Zimmerman (Jonathan Pryce), un écrivain tout aussi narcissique que lui, dont la gloire aura plafonné dans les années 70. Nul besoin de dire qu’en tant que spectateur, notre réserve d’empathie pour ces égocentriques de la pire espèce ne s’épuise que trop vite.

Heureusement, il n’est pas nécessaire de se reconnaitre en Philip pour que celui-ci captive l’imagination. Peu de cinéastes seraient parvenus à rendre cet antihéros aussi sapide que l’aura fait Alex Ross Perry. Si Wes Anderson favorise ce type de personnages aigris depuis toujours (Rushmore, The Royal Tenenbaums, The Life Aquatic with Steve Zissou), ses récits leur offrent une chance de s’ennoblir à tous coups. Chez Ross Perry toutefois, la rédemption est introuvable. Les défauts de Philip ne sont pas des obstacles à surmonter mais bien le carburant de sa lente descente aux enfers.

Totalement littéraire dans son fond, mais surtout par sa forme, l’ombre de l’auteur Philip Roth plane sur l’ensemble de Listen Up Philip. À part quelques bribes d’intrigues et traits de personnages empruntés à l’auteur que seuls certains spectateurs remarqueront, c’est surtout la voix d’Eric Bogossian, narrateur omniscient et anonyme qui encourage cette comparaison littéraire. Car la narration s’avère ici être très souvent notre seule façon de percer moindrement la surface de ces personnages autrement opaques. Tactique efficace étant donné que la compassion ressenti pour eux est presque nulle, la narration module notre réception du récit en nous plaçant dans un rôle de purs observateurs. Cette distance permet donc de les appréhender intellectuellement plutôt qu’affectivement, un exercice qu’on pratique bien plus souvent en lecture, mais qui s’avère ici étonnamment plaisant.

En somme, Listen Up Philip se présente comme un exercice de style audacieux à mi-chemin entre cinéma et littérature. Une hybridation qui perpétue la mythification de l’écrivain comme génie incompris et de l’écriture romanesque comme tentative de créer des personnages si exhaustifs, si complexes qu’ils rivaliseront avec l’insaisissabilité de l’homme.

Cote : ★★★

MISE AUX POINTS
★★★★★ (Exceptionnel) ★★★★ (Très Bon) ★★★ (Bon) ★★ (Moyen) (Mauvais) 1/2 (Entre-deux-cotes) – LES COTES REFLÈTENT UNIQUEMENT L’AVIS DES SIGNATAIRES.

 

2024 © SÉQUENCES - La revue de cinéma - Tous droits réservés.