Entrevues

Simon Beaulieu

13 mars 2014

« J’AI PU CONSULTER QUELQUE CHOSE COMME 50 000 PLANS »

Propos recueillis par Sami Gnaba

Auteur de deux portraits d’artistes très remarqués (Lemoyne, Godin), Simon Beaulieu s’attaque cette fois au monument de la poésie québécoise, Gaston Miron. À la veille de la sortie de ce nouvel opus (l’expérimental et fascinant Miron : Un homme revenu d’en dehors du monde), nous nous sommes entretenus avec lui.Qu’est-ce qui vous inspire tant chez des personnages comme Gérald Godin et Gaston Miron ? Leur dimension politique, leur œuvre poétique ?
C’est une bonne question. Je te dirais qu’à la base de tout ça, il y a mon envie de mieux connaître l’histoire du Québec. C’est vraiment une quête identitaire. Je m’intéresse à ces personnages qui ont mêlé la littérature, la politique, la poésie, l’engagement, l’indépendance du Québec. Et qui ont réfléchi sur le sens de notre société d’ici.

Ce qui est intéressant chez Miron et Godin, c’est que tous les deux affirment une même pensée selon laquelle leur parole poétique tient du geste politique, d’une « libération nationale ». C’est un élément très important de votre film.
Probablement. Mais il y a très peu de politique dans Miron. On retrouve en revanche beaucoup de poèmes d’amour. Il n’y a pas tellement de discours… Je voulais faire un film sur sa poésie, qui était éminemment politique même quand il ne parlait pas de politique… Miron se voyait plus comme un poète anthropologue. C’est-à-dire pas nécessairement un poète national ni un poète militant, mais plutôt un poète qui essayait de comprendre sa condition à lui, soit celle d’un Canadien français dans la société québécoise, dans toutes ses dimensions humaines.

Entre la poésie de Miron et celle de Godin, laquelle vous touche le plus ?
C’est dur de comparer la poésie. Même si j’aime bien celle de Godin, je trouve que la poésie de Miron est imbattable. Elle incarne quelque chose de tellement spectaculaire et foisonnant… Miron a réussi à parler de tout dans sa poésie ; de destin collectif, du chagrin amoureux, de l’espoir, du pays, de la langue québécoise. C’est difficile à faire.

(…)

En regardant Miron : Un homme revenu d’en dehors du monde, on sent que vous avez choisi avec ce film de prendre le parfait contre-pied de Godin en termes de mise en scène. Le film adopte un montage expérimental, travaille par associations poétiques, à l’opposé de Godin qui était beaucoup plus classique dans sa facture.
Pour être honnête avec toi, quand j’ai fini Godin je sentais que je n’avais pas atteint ce que j’avais initialement prévu. Je voulais faire un film beaucoup plus complexe et expérimental. Moins linéaire et plus déconstruit…Je ne renie pas le film ni son succès, mais d’un point de vue de facture c’est un peu straight par rapport à ce que j’aime au cinéma. Avec Godin, il y avait trop d’objectifs, trop d’éléments à raconter. Le montage a été horrible…Quand je l’ai terminé, je me suis dit « ça aurait été le fun de voir ce qu’on aurait pu faire si on avait décidé de faire le film juste avec des archives ». Donc on s’est essayé à ça avec Miron. Je me suis mis alors  au travail avec mon monteur René Roberge. Et on s’est dit  « il n’y aura pas de tournage, le film ne va être que du montage et on va voir comment on va raconter une histoire qu’avec des archives ».

Comment vous avez fait pour trouver toutes ces archives justement ?
Ça prend beaucoup de temps, et de l’écoute. Comme je te disais plus tôt. Cette idée de me réapproprier mon histoire, de mieux connaître mes traditions, elle passe aussi par mes connaissances du corpus de toute l’école de l’ONF. Dans un premier temps,  j’ai écouté tous les films disponibles sur ONF.ca. J’ai tout regardé, des années 30 jusqu’aux années 80. J’ai trié là-dedans d’abord. Puis après, j’ai fouillé dans les archives des voûtes de l’ONF. Cette part de mes recherches constitue à peu près 60% du film. J’ai pu consulter quelque chose comme 50 000-100 000 plans. De là, je me suis construit une banque d’images. J’ai découpé dans chaque film les plans intéressants, pour qu’on puisse partir de ça. C’était la matière qu’on allait adjoindre à la poésie de Miron. C’est sûr que ça a été un long et gros travail d’épuration.

Dans une séquence tu peux trouver jusqu’à cinq plans différents provenant de cinq films, tournés parfois avec 30-40 ans de distance. Mais mis ensemble, ils finissent par créer une unité…À travers ces  archives, je voulais aussi rendre hommage à tous ces gens qui ont fait ces films. Quand le film se termine, le premier carton qui apparaît c’est celui avec les archives qu’on a utilisées. Pour nous, ça représente un hommage à tous ces gens-là, à tous les cinéastes de l’ONF qui ont filmé le Québec, qui ont laissé des traces de l’histoire. C’est aussi pour ça que le film débute par un poème de Miron dans lequel il écrit « je demande pardon à tous les poètes que j’ai pillés.. ». D’une certaine façon, c’est un peu nous qui disions excusez-nous à ces cinéastes d’avoir pillé dans leurs mémoires pour reconstituer une mémoire collective. Je suis sûr que certains cinéastes l’auraient probablement mal pris de voir leurs films découpés comme ça.

Entrevue complète : Séquences (nº 290 > Mai-Juin 2014).

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