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Une investigation cinématographique (5)

9 septembre 2011

>> Sylvain Lavallée

Le jeu

Enfin! Vous me pardonnerez ces excès syntaxiques, mais comment exprimer autrement ma liberté reconquise? J’ai besoin de laisser paraître mon exultation et rien de mieux pour ce que les circonvolutions d’une phrase aussi spacieuse que primesautière, comme si mes débordements émotifs ne pouvaient être traduits que par des extravagances syntaxiques (par exemple, l’abondance de parenthèses (et d’autoréflexivité)), mais vous saurez reconnaître qu’il me faut célébrer d’une quelconque façon la fin de ma captivité (même si j’oserais dire qu’elle fut, jusqu’à un certain point, bénéfique), d’autant plus que ma libération doit tout à mes facultés de persuasion (laissez-moi don’ écrire mon apologie), à ma parole qui a su se montrer péremptoire, donc à un dialogue serré, art que j’ai pu développer au cours de cette investigation que je vais maintenant pouvoir conclure en toute liberté, que je dois poursuivre en fait, puisqu’il s’agit du prix de mon affranchissement, la promesse de continuer à publier sur ce site mes entretiens futurs, mes bourreaux ayant finalement compris que je ne suis pas en mesure de leur donner ce qu’ils cherchent, du moins pas encore, alors ils espèrent que je les mène au trésor (ils ne me croient pas, ou préfèrent m’ignorer, quand je leur dis qu’il n’existe pas) – mais, allez-vous me demander, comment avez-vous fait pour négocier alors que vous n’étiez même pas en mesure de leur adresser la parole? je vous répondrai qu’on s’en balance, qu’il vous suffit de savoir qu’ils m’ont entendu, qu’ils m’ont lu et qu’ils m’ont bien gentiment ouvert la porte afin que je puisse réintégrer ce monde que j’ai quitté trop longuement, et me voilà de retour sur les traces de Cary Grant!

Mais je vais les faire attendre, ces ex-geôliers, je brise dès aujourd’hui mon engagement envers eux (qu’est-ce que je risque de toute façon?), en retardant un peu mon portrait de Grant, que j’avais accepté de publier cette semaine (une des conditions de ma libération). Ils devront bien comprendre qu’il est encore trop tôt pour ce texte et que je dois le repousser un peu afin de rapporter ma dernière conversation, celle précédant leur intervention dans mon enquête. Ne soyons pas trop emmerdeur, comme ils m’ont bien fait comprendre que la notion de patience leur est étrangère, je laisse tombe les préambules cette semaine. De toute façon, la mise en contexte importe peu à ce point, je dirai seulement que ma rencontre avec R.-Hepburn m’avait redonné toute la confiance que j’avais perdue après mes premiers interrogatoires, à un point tel que je me réjouissais même d’avoir été pris en filature, le fait de mériter autant d’attention confirmant l’importance de mon rôle dans ce récit, ce qui forcissait mon orgueil plus que ma méfiance. Mon dialogue avec R.-Hepburn m’avait ébloui moins pour son contenu, lequel je n’avais pas encore réfléchi, mais surtout parce que j’avais réussi à m’exprimer, j’y avais développé des idées que je n’avais jamais articulées explicitement auparavant, que je gardais inconsciemment en moi et que j’ai pu extérioriser uniquement grâce à cette conversation, la première à laquelle je participais vraiment depuis le début de mon investigation. Fier de ce nouvel atout, je choisis rapidement une nouvelle adresse sur ma liste, afin de ne pas oublier ce que je croyais avoir acquis.

Cette fois, il n’y avait ni star défunte (il y en a déjà bien assez dans cette histoire), ni fantôme que je ne pourrais décrire, je me trouvai plutôt devant un pur cliché, ou peut-être un archétype, si on peut considérer les geeks comme des archétypes : jeune adulte bedonnant, lunetté, barbu, chandail de Ghostbusters, prostré devant un ordinateur qu’il ne devait jamais quitter des yeux, peut-être parfois pour consulter un livre sorti de sa bibliothèque chaotique (que de la sci-fi, de la fantasy, des graphic novels, un peu de philo, de logique et de science), ou sinon pour s’ouvrir une nouvelle bière, de la 50 ou de la Laurentienne, ces vieilles affaires commerciales qu’il est chic de déclarer meilleures que leurs rivales modernes, écoutant sur une platine bon marché de l’electroclash, de la pop asiatique ou des trucs obscurs des années 80 (power pop et toutes les variantes de post punk en particulier), les murs tapissés d’affiches de Space Invaders, Pacman et autres jeux rétro, bref le genre de types qu’on s’étonne toujours un peu qu’il puisse tenir une discussion de vive voix, avec des mots complets et des phrases de plus de 140 caractères (parce qu’on oublie trop facilement que les geeks sont souvent des universitaires)… En fait, il faut bien le dire, il s’agissait d’un clone caricatural de moi-même, avec qui je partageai agréablement quelques verres, malgré l’étrange malaise qui me prenait parfois lorsque je me reconnaissais trop franchement dans les allures de ce geek plus assumé que je ne le suis. Il ne réagit pas lorsque je lui présentai ma photo de Grant, évidemment puisqu’il devait connaître mes intentions aussi bien que je pouvais lire les siennes, et aussitôt il se lança dans un long monologue sur ces maudits jeux vidéos qui essaient trop de se prendre pour du cinéma, une diatribe hors sujet que je crus bon interrompre :

–       Bon, ce n’est pas que vous n’êtes pas intéressant, ou que je ne suis pas d’accord, mais je suis venu parler cinéma, lui dis-je.

–       J’en parle du cinéma, j’en parle. Je n’ai pas le choix, il n’est plus possible aujourd’hui de parler des jeux vidéo sans parler de cinéma, et vice-versa, une exigence que les ludophiles risquent de mieux reconnaître que les cinéphiles. Qu’est-ce qu’ils nous disent du cinéma, au juste, ces jeux qui se disent cinématographiques?

–       Je ne sais pas… On peut dire sans doute qu’ils ont une vision très limitée de ce que peut être le cinéma, que leur point de référence, les blockbusters estivaux, n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus cinématographique, qu’ils mettent l’accent sur le récit plutôt que la mise en scène, alors que c’est la mise en scène qui est proprement cinématographique… Bon, on pourrait dire qu’ils ne sont pas du tout cinématographiques et que cet adjectif ne veut rien dire dans le cas des jeux vidéo.

–       À moins que le cinéma lui-même ne soit plus cinématographique.

–       Franchement, c’est un peu n’importe quoi.

–       Je vous l’accorde, mais quand même… Disons ceci : je rejoue présentement à Mass Effect 2, peut-être le jeu le plus typiquement cinématographique, en tout cas l’un de ceux que l’on associe le plus fréquemment à ce qualificatif. Durant ma première expérience du jeu, je comprenais sans peine cette association, j’avais l’impression très forte de jouer et de participer à un space opera grandiose.

–       Cinéma ou pas, c’est bel et bien un space opera grandiose, il y a là tout un univers fort complexe et cohérent, une trame principale épique et assez bien écrite, autour de laquelle tournent des personnages bien dessinés…

–       Voilà, vous ne parlez que de scénario, mais qu’en est-il de la mise en scène, de ce qui devrait être cinématographique? Lors de mon premier essai de ce jeu, je me laissais porter par les dialogues, je ne faisais attention qu’à leur contenu, sans me préoccuper de la manière qu’ils sont mis en scène, mais aujourd’hui, je suis estomaqué devant l’ineptie de ces séquences, d’ailleurs très nombreuses, et que je trouve d’un ennui sans pareil; elles sont d’un statisme! Qu’est-ce qui m’avait tant fasciné la première fois? Le récit, sans doute, la qualité des dialogues et du jeu (de la voix) des acteurs, la richesse de l’univers de la fiction, comme vous dites, traduit dans une magnifique direction artistique (quoiqu’assez générique). Bref, il y a beaucoup de choses à admirer, des éléments que justement on a l’habitude d’admirer sur grand écran, mais tel qu’il se présente sous sa forme vidéoludique, Mass Effect ferait du piètre cinéma, ses qualités cachent (assez bien) l’inexistence de sa mise en scène. Dans ce jeu, comme dans tous les jeux en fait, les personnages ne vivent que par la parole, par les dialogues, un peu par leurs actions, mais pas du tout par leurs corps, par ce qui tient proprement de la mise en scène. Et du cinéma.

–       Mais c’est une limitation technique : s’il était possible d’animer des personnages numériques avec la même fluidité et complexité qui caractérisent le corps humain, ce statisme pourrait être dépassé, et c’est justement ce que visent plusieurs concepteurs de jeux vidéo, une expression plus réaliste et plus profonde des sentiments des personnages à l’écran.

–       À n’en point douter, mais ce n’est pas la question. Si vous reconnaissez qu’il s’agit d’une limitation, et que dans l’état actuel des choses les jeux vidéo ne peuvent pas représenter les émotions humaines avec autant d’expressivité que le cinéma, justement parce que ce qui est expressif au cinéma est inaccessible aux jeux, c’est-à-dire le corps humain, pourquoi continuer de qualifier ces jeux de cinématographiques puisque pour l’instant il s’agit d’un but qu’ils ne peuvent pas atteindre?

–       Ah oui, je vois. Il faudrait alors se demander : est-ce notre perception du cinéma qui est trop pauvre, qui n’embrasse pas les possibilités expressives de ce média, ce qui nous permettrait de voir du cinéma là où il n’y a qu’une copie superficielle de son esthétique, ou est-ce que le cinéma lui-même n’exploite plus ses propres possibilités expressives? Dans le deuxième cas, contrairement à la première, notre perception serait juste, un jeu comme Mass Effect pourrait être mépris aisément pour un blockbuster estival, ce qui reviendrait à dire qu’effectivement le cinéma n’est peut-être plus cinématographique.

–       Exact. Considérant que Mass Effect est pour moi un pire film que, disons, n’importe quelle bourde de Ron Howard ou de Brett Rattner (je ne dis pas une pire expérience, ou une pire œuvre, mais bien un pire film, ce qui n’est pas nécessairement équivalent), je dirais que notre perception est principalement en cause, mais que celle-ci demeure largement déterminée par l’état actuel du cinéma.

–       C’est vrai que les conversations dans Mass Effect sont présentées avec la même platitude que les conversations dans les films hollywoodiens contemporains, elles sont mises en scène dans d’incessants champs contrechamps, souvent en gros plans, et les personnages bougent à peine. On le remarque peut-être plus dans les jeux parce que ces scènes peuvent être assez longues et diablement explicatives.

–       L’essence de la mise en scène, c’est le déplacement de corps dans l’espace et dans le temps. Dans le cinéma hollywoodien contemporain, les corps ne bougent plus, c’est la caméra qui se déplace sans cesse, par des mouvements virtuoses ou un montage accéléré, alors qu’auparavant les acteurs bougeaient beaucoup à l’intérieur d’un cadre relativement fixe. En soi, les deux options sont valables, aucune n’a préséance sur l’autre, mais il faut bien voir ce que l’on perd en rendant vain le corps d’un acteur.

–       Oui, et le fait que le corps de l’acteur au cinéma soit devenu inutile nous permet d’accepter plus facilement que le corps des personnages de jeu vidéo soit si peu expressif. On peut d’ailleurs remarquer que la technologie si vantée de captation faciale du jeu L.A. Noire ne se préoccupait justement pas du corps : comme le dit le nom, c’est une technique qui capte les mouvements du visage seulement. Il y a une drôle de tension dans ce jeu entre ces visages si réalistes et ces corps si mécaniques… mais comme les corps n’expriment de toute façon rien, on n’y pense pas trop.

–       Ce qui devrait faire réfléchir tous ces jeux vidéo qui prétendent proposer des choix « éthiques » au joueur, comme il est bien à la mode ces temps-ci.

–       (Rires) Oui, éthique, il faut mettre des guillemets. On dirait que le jeu vidéo vient de découvrir qu’il s’exprime grâce à l’interactivité, alors il faut brandir à la figure du joueur des choix explicites qui modifieront sensiblement le cours de l’intrigue, mais c’est fait avec si peu de subtilité : le jeu s’arrête carrément, la fiction fige et les options apparaissent à l’écran… You’ve gotta CHOOSE! C’est un peu comme si un film annonçait avec une pancarte chaque coupe de montage pour nous rappeler que le montage est essentiel à la forme cinématographique.

–       C’est pas mal ça, oui, mais je voulais parler surtout de la dimension théoriquement éthique de ces choix. Pour démontrer qu’ils peuvent être sérieux, et aborder de grands sujets, les jeux nous proposent des choix éthiques, souvent d’une binarité ahurissante : vous trouvez des cannibales qui mangent des gamins, que voulez-vous faire? Tuer les cannibales, ou vous joindre à eux pour vous régaler de chair enfantine? Je me demande, quelle est l’option « good » et celle « evil »? Quel dilemme!

–       Vous exagérez à peine, mais quelques jeux le font bien quand même, le problème c’est surtout que le jeu juge presque toujours à notre place. Pour rester avec Mass Effect, certains choix pourraient être assez ambigus, mais il n’y a pas de place pour l’ambiguïté dans ce jeu, tous mes choix sont quantifiés automatiquement en remplissant mon thermomètre « good guy » ou « bad guy ». Même si je voulais être imaginatif, si je voulais insérer dans mes choix une nuance qui n’est pas nécessairement explicite dans la fiction, je ne peux pas, le jeu m’en empêche en disant : tu es bon, tu es mauvais.

–       Un peu de philo alors : Wittgenstein disait dès son Tractatus qu’il y a certaines propositions qui n’ont pas de signification, dont le contenu ne peut pas être dit mais seulement montré. Or, les propositions éthiques ne sont pas dicibles, on peut seulement les montrer. C’est pourquoi chez Wittgenstein, l’éthique et l’esthétique, c’est du pareil au même. Pour faire bref, disons que pour ce philosophe la signification d’un mot découle de son utilisation, il n’y a donc pas de dictionnaire universel fixant pour l’éternité une signification unique pour chaque mot, c’est plutôt le contexte dans lequel on utilise tel ou tel mot qui déterminera sa signification. C’est ce qui rend vaine toute forme de maxime en éthique puisque sa signification ne peut pas être fixée définitivement. On peut comprendre de telles propositions éthiques, ce n’est pas la question, mais elles sont exprimées dans un contexte abstrait, celle du raisonnement philosophique, ou dans un contexte imaginé par le philosophe dans lequel elles paraissent valables, voire irréfutables, mais on pourrait découvrir que dans d’autres contextes leurs significations sont soit modifiées, soit elles ne peuvent pas s’appliquer. En éthique, comme en philosophie d’ailleurs, on ne peut qu’offrir des descriptions, une opération de clarification permettant de mieux cerner une situation donnée, toute abstraction conceptuelle étant sans signification pour Wittgenstein. Donc, de la manière dont je vous parle de cette philosophie présentement est assez fausse puisque je théorise alors que je devrais utiliser un exemple, une description d’un ou de plusieurs cas précis… Bon, passons outre… Pour moi, si le cinéma est un média si puissant, de nature proprement philosophique, c’est justement parce qu’il est une description du monde, la caméra se contente de montrer ce qu’il y a devant elle.

–       Il n’est pas rare d’entendre des propositions éthiques au cinéma, il me semble. La caméra ne peut peut-être pas le dire, mais les dialogues le peuvent.

–       Ah, mais la caméra montre quelqu’un qui dit une proposition éthique, ce qui n’est pas du tout la même chose que d’écrire ou de lire la même proposition dans un texte académique. Bien sûr, dans bien des films ce que montre la caméra peut être réduit à ce qui se dit devant elle, mais dès que la notion de point de vue est le moindrement travaillée dans une œuvre, la caméra va dépasser cette simple dicibilité pour atteindre la monstration, c’est-à-dire que la mise en scène va engager non seulement la parole des acteurs, mais aussi leurs corps. Et c’est par ce corps que nous pouvons comprendre la perspective d’un personnage, deviner ses intentions, ou percevoir les émotions qu’il ressent lorsqu’il est confronté à la situation éthique ou à ses conséquences. Il serait bon de préciser que l’éthique ne se résume pas à des cas extrêmes comme la peine de mort ou l’avortement, mais que toutes nos rencontres quotidiennes avec l’Autre sont en soi des situations éthiques.

–       Je vois où vous voulez en venir : le jeu vidéo, lui, ne peut pas montrer ses situations puisqu’il n’a pas à sa disposition des corps expressifs, il n’a que des automates syncopés. La perspective de l’Autre est tronquée.

–       Pire encore, le jeu nous présente un contexte extrêmement limité obéissant à des règles qui lui sont propres, qui ne peuvent jamais être transposées dans un contexte éthique réel, qui serait une sorte de jeu aussi, mais géré par un ensemble de règles beaucoup plus complexes et malléables que ce que à quoi peut prétendre un jeu vidéo.

–       Pourtant, le cinéma ne peut pas vraiment faire mieux que les jeux, dans la mesure où le contexte dans lequel l’éthique est présentée sera toujours beaucoup plus limité qu’une situation éthique réelle. La fiction suppose énormément de raccourcis, nécessaire à son expression.

–       Plus limité, oui, mais elle ne nous engage pas dans la situation, nous n’y participons pas, nous la regardons de l’extérieur. C’est une description, ou en tout cas une illustration, et une description, même dans un contexte philosophique académique, sera toujours réductrice par rapport à la situation réelle qu’elle dépeint, c’est évident. Ça devient un problème seulement si un point de vue est favorisé par rapport à l’autre, et justement le jeu vidéo, lui, engage le joueur dans une situation éthique, sauf que le jeu ne peut pas dialoguer avec le joueur, il ne lui demande jamais par exemple : « pourquoi as-tu fait ce choix? », et il ne peut aucunement reconnaître les intentions du joueur, il ne peut pas essayer de comprendre sa perspective, il peut seulement juger l’action choisie selon les paramètres qu’on lui a programmés, ce que vous reprochiez plus tôt en disant que vous n’aimez pas que le jeu juge pour vous. Les nuances sont extrêmement difficiles à programmer, on s’en doute, offrir des choix binaires est plus facile. Pour moi, les jeux vidéos tentent de dire des propositions éthiques, ils ne pourront jamais décrire une situation éthique, à moins de le faire par les moyens du cinéma, c’est-à-dire durant une cinématique sur laquelle le joueur ne peut pas intervenir. La description leur est impossible puisqu’ils ne peuvent pas rendre compte de la perspective du joueur, à la limite ils peuvent offrir une description partielle, mais en éthique tous les agents engagés dans une situation doivent être également envisagés, sinon la discussion est impossible, ou sans portée.

–       Où voulez-vous en venir exactement? Vous voulez dire que les jeux ne valent pas tripette? Qu’ils ne sont pas de l’art? Pourtant, malgré que ces choix peuvent m’apparaître effectivement peu subtils, je dois quand même choisir et ainsi je suis immanquablement ramené à réfléchir à mes réactions et à mes émotions face à ce choix. Par exemple, je m’étonne toujours que je n’arrive pas à être méchant dans un jeu, je dois toujours sauver la veuve et l’orphelin, ce qui me pousse à examiner cette réticence,  à tenter de comprendre à quoi elle tient.

–       Les propositions éthiques n’ont pas de signification, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont inutiles ou qu’il ne faut pas les dire. Wittgenstein disait que toute l’histoire de la philosophie essaie d’exprimer des concepts qui sont inaccessibles au langage, que la philosophie est en fait une tentative de faire exploser le langage pour en repousser les limites. C’est la même chose pour les jeux vidéo, par ces choix éthiques ils tentent de faire exploser les limites de ce qu’ils peuvent réfléchir par leur propre langage, ce qui a bien sûr une valeur, tout comme la philosophie avant Wittgenstein. Vous remarquerez quand même cette différence fondamentale entre le cinéma et le jeu vidéo, qui pour moi rend l’adjectif « cinématographique » d’autant plus déplacé lorsqu’appliqué au jeu vidéo : comme vous dites, les jeux vidéo nous renvoient à nous, ils peuvent favoriser l’introspection par leur fiction interactive, mais le cinéma, au contraire, nous permet de sortir de nous et de voir le monde autrement, de nous confronter à un monde qui nous serait inaccessible à partir de notre seule perspective, d’où la valeur éthique si puissante du cinéma, plus fondamentale que pour n’importe quel autre art. Évidemment, mieux se comprendre peut nous aider à mieux comprendre le monde et vice-versa, mais il s’agit de deux mouvements contraires difficilement conciliables esthétiquement.

Cette conversation aurait pu se poursuivre encore longtemps, je sentais qu’il me restait des informations à puiser chez ce geek, mais les nombreuses Laurentienne commençaient à imbiber et surtout à inhiber mon esprit. Je sortis de cet entretien aussi chancelant qu’après ma rencontre avec Lauren Bacall, sauf que cette fois mon vertige avait une cause bien tangible, ou plutôt liquide. Mon ivresse, qui tenait autant à l’alcool qu’à la quantité d’informations absorbée, fut de courte durée : alors que je jouais à l’équilibriste dans les ruelles nocturnes de Montréal, un bon coup sur la tête me fit définitivement chuter, mais je ne sentis jamais le sol, je tombai dans un profond abysse duquel je n’allais ressortir que pour me découvrir dans un nouveau trou, plus réel, une geôle à laquelle je suis bien aise de pouvoir aujourd’hui attribuer le préfixe ex-.

à suivre…

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