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Propagande et animation

1er juillet 2010

Petits bonhommes et idéologies

Luc Chaput

Le dessin animé, et plus généralement l’animation, a été pendant longtemps considéré comme une partie négligeable du cinéma, car réservée aux enfants. Les Mickey, Tom et Jerry, Félix, et autres Bugs Bunny étaient regardés de haut. Pourtant, depuis les débuts du cinéma, l’animation avait souvent été employée pour divertir ou éduquer les adultes, et ce, même à des fins de propagande.

En 1918, l’Américain Winsor McKay sort The Sinking of the Lusitania sur le torpillage du paquebot qui fut une des causes de l’entrée en guerre des États-Unis aux cotés des Alliés. Durant onze minutes, le film rappelle cet événement par le biais d’un témoin important, le journaliste américain Augustus Beach. L’ampleur de la catastrophe est soulignée à la fois par le nombre de morts et la célébrité de certaines des victimes. En Union soviétique, durant la NEP (Nouvelle Politique économique), Dziga Vertov critique les travers des nouveaux riches dans Sovietskie igrushki (Jouets soviétiques, 1924), où le parti communiste apparaît comme un rempart contre les dérives. L’animation est donc employée là comme le cinéma en général, comme moyen d’endoctrinement. Les États-Unis sont vus par l’État soviétique comme un des ennemis primordiaux et le voyage de Vladimir Maïakovski à Cuba dans les années 30 est source de nombreux écrits, dont un poème, « Noir et Blanc », qu’il illustre de dessins, sur le racisme blanc contre les Noirs dans les plantations américaines de canne à sucre dans cette île des Caraïbes. Les dessins et le poème sont ensuite transformés par Leonid Amalrik et Ivan Ivanov-Vano en un pamphlet très dur sur cet aspect abject de la culture américaine d’alors.

Le lien entre littérature et animation continuera sur ce sujet avec Mister Tvister, conte de Samuel Marsak, que le cinéaste A. Karanovitch, par le biais de l’animation en papier découpé, transformera en film éponyme en 1963; cette œuvre raconte la visite d’un millionnaire américain qui refuse d’être hébergé à Leningrad dans un hôtel qui accepte comme clients des Noirs.

L’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne en 1933 suscite la volonté de concurrencer les Américains sur le plan cinématographique, et même en cinéma d’animation. Le résultat sera très loin des attentes du ministre de la Propagande Joseph Goebbels. Kaufman nich handler d’Ernst Kochler où les commerçants juifs sont comparés à une nuée d’insectes nuisibles infectant tout sur leur passage est d’une technique assez simple. Der Störenfried (Le Trouble-fête) de Hans Held sur la nécessaire solidarité face à l’envahisseur met en scène des animaux trop statiques et mal dessinés. L’animation sur cellulos demande des moyens financiers que Goebbels ne réussit pas à avoir, la priorité étant donnée à d’autres armes plus directement destructrices.

Le sentiment pacifiste et isolationniste aux États-Unis trouve sa représentation animée la meilleure en 1939 avec Peace on Earth d’Hugh Harman de la MGM. À Noël, sous la neige dans un village détruit par la guerre, un vieil écureuil explique à ses petits-enfants ce que sont les humains et les raisons de leur disparition de la Terre. Les événements suscitent plutôt en décembre 1941 une nouvelle participation américaine à l’effort des Alliés et le cinéma d’animation sera bien entendu mis à la tâche. Deux des concurrents à l’Oscar du dessin animé de court métrage en 1942 en sont des exemples probants. Tout d’abord, le gagnant, Der Fuehrer’s Face de Jack Kinney, produit par Walt Disney et dont le titre de travail était Donald Duck in Nutzi Land. Donald, personnage plus colérique, est bien entendu employé à la place de Mickey dans ces films, car ce dernier est vu comme trop joyeux et manquant de caractère. Donald s’y retrouve pris dans un environnement nazi où il travaille trop, mange très peu et n’a que peu de loisirs dans ce monde où tous se soupçonnent. Bien entendu, ce n’était qu’un cauchemar, mais la charge est assez bien menée et l’on y trouve même un hommage à Modern Times de Chaplin. Ensuite, Blitz Wolf, dans lequel Tex Avery réemploie pour MGM le conte des trois petits cochons. On y voit les deux premiers cochons croire aux balivernes du loup Adolf, le troisième s’est fortifié et armé jusqu’aux dents et pourra donc accueillir ses congénères et repousser l’envahisseur qui est ridiculisé de diverses manières. Une séquence montre même Adolf portant une pancarte où est écrit Go On Hiss – Who Cares (Sifflez-moi – Je m’en fous), ce qui est une manière de favoriser la participation du public. Mais malheureusement pour Avery, cela ne lui amena pas assez de votes de l’Académie des Oscars.

L’attaque de Pearl Harbor a renforcé le sentiment antijaponais aux États-Unis et amène même l’incarcération dans des camps de 110 000 Japonais et nippo-américains. Les dessins animés reflètent ce point de vue, par exemple dans Tokyo Jokio de Norman McCabe, produit par Leon Schlesinger. Les Japonais à la dentition protubérante ont l’air de rongeurs obséquieux dans cette parodie des actualités nippones. Le détournement d’actualités est aussi un moyen où le trucage cinématographique se rapproche du cinéma d’animation. Ainsi, les actualités cinématographiques Universal présentent à l’intérieur d’un de leurs épisodes, vers 1942, un court britannique où les nazis, par des effets de boucle et de répétition, avancent et reculent au pas de l’oie au son de la musique de Lambeth Walk, danse reprenant certaines attitudes cockneys, devenue très populaire juste avant la guerre lors de sa présentation dans la comédie musicale Me and My Girl. Len Lye lui avait rendu un hommage plus abstrait en 1939 avec le dessin animé Swinging the Lambeth Walk.

Les Japonais emploient eux aussi les animaux guerriers dans des dessins animés en hommage à leurs forces combattantes. La Shochiku produit Momotaro, umi no shinpei (Momotaro, le marin divin) de Mitsuuyo Seo où de jeunes animaux vivent dans un village paisible avant de s’entraîner plus vieux à être des parachutistes qui participent à la conquête d’une île qui pourrait être Singapour.

Walt Disney, pour sa part, après avoir lu le livre d’Alexander de Seversky Victory Through Air Power, militant pour une force aérienne de grande importance dotée de bombardiers à longue portée, décide de produire à ses frais un long métrage du même titre. Le réalisateur H.C. Potter y met en scène les interventions du dit Seversky alors que les séquences d’animation réalisées par James Algar, Clyde Geronimi et Jack Kinney refont l’histoire de l’animation des frères Wright jusqu’aux combats récents. Le film n’a pas le succès public escompté, mais est vu par les plus hauts dirigeants américains et a assurément eu un impact sur la grande place donnée à l’aviation lors de la libération des territoires occupés. Disney produira aussi pour le gouvernement américain The Spirit of 43, où Donald est incité à payer ses impôts pour participer à l’effort de guerre. Le studio Warner fabriquera pour l’entraînement des militaires américains la série Private Snafu où un soldat mal embouché apprend souvent à ses dépens les règles du savoir-vivre militaire.

Le cinéaste français Paul Grimault gagne le grand prix ex aequo du film d’animation au festival de Venise 1948 pour Le Petit Soldat, d’après le conte d’Andersen, chef-d’œuvre sur la guerre et le retour à la vie d’un sans-grade, déjà et toujours d’actualité.

SOURCES

  • Abra Allison: Doing The Lambeth Walk: Novelty Dances and the British Nation, 2008 http://tcbh.oxfordjournals.org/cgi/reprint/20/3/346
  • Borsten Joan (dir.) : Animated Soviet Propaganda, coffret 4 DVD Films by Jove+Soyuzmultfilm,2006
  • Kermabon Jacques (dir) ; Du praxinoscope au cellulo: un demi-siècle d’animation en France (1892-1948)
  • Roffat, Sébastien: Animation et propagande : les dessins animés pendant la Seconde Guerre mondiale,2005
  • Solomon, Charles : The Disney That Never Was, 1995

(Texte original, incluant d’autres essais, paru dans Séquences, nº 265, pp. 24-25)

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